vendredi 30 janvier 2015

Charlie vu du Liban

La France, semble-t-il, est en pleine overdose de Charlie. Tout le monde doit prendre parti, s’indigner (c’est à la mode), faire valoir son avis. Vu du Liban, les opinions divergent aussi, et les réactions vont d’un extrême à l’autre, avec ce sens de la démesure qui caractérise parfois ce petit pays aux plaies toujours béantes qui n’en finit plus de collectionner les cicatrices. 




« C’est toujours comme ça. On a prévenu la France, les chrétiens d’orient la supplie de venir à leur aide, d’honorer ses promesses, et elle les ignore » se désole Toni, chauffeur de taxi sexagénaire qui ne cache pas son amour pour l’hexagone. Comme bon nombre de chrétiens, cet orthodoxe considère la France comme un modèle, une grande sœur bienveillante, dont le plus gros défaut est « d’accueillir trop de musulmans ». Son frère Elie, tout juste de retour d’Arabie Saoudite, souscrit comme beaucoup à des théories du complot plus ou moins absurdes : « les services secrets français étaient au courant, ils ont laissé faire pour justifier la prochaine invasion d’un pays arabe » marmonne-t-il, avant d’émettre l’hypothèse d’un coup monté directement par le Mossad. Comme 84% des palestiniens (selon un récent sondage), nombreux sont les libanais et les arabes dans leur ensemble qui voient dans les dernières attaques la marque de l’ennemi sioniste. Le problème de ce type d’argumentation est qu’on brandit la responsabilité d’Israël à chaque explosion, chaque meurtre, chaque accident, chaque élection, au point qu’il devient difficile de croire que Tel Aviv ne contrôle pas carrément le climat, les jeux de télé-réalité et le loto. Cette suspicion constante est justifiée par les nombreux coups fourrés, bombardement intempestifs, assassinats ciblés et autres joyeusetés que Tsahal ne manque pas d’infliger à ses voisins libanais et palestiniens à un rythme soutenu. Pour simplifier, si quelqu’un est la cause de 80% de vos problèmes, il est humain de lui faire porter le chapeau des 20% restant. Mais tous ne tombent pas dans ce genre de facilités.

Salim, génial beat- boxer syrien installé aux Etats Unis depuis près d’un an, m’envoie un message de soutien, me présentant presque des excuses pour les tueries parisiennes. Puis une question surgit. « Presque tous mes amis écrivent « je suis Charlie » sur les réseaux sociaux, tout le monde soutient la France, mais qu’en est-il des villes syriennes réduites en poussière ? Des lieux saints dévastés, des enfants mutilés ? Vous en parlez ? » Il est temps de bien choisir ses mots. Bien entendu, parmi les français installés au Liban, beaucoup parlent de la situation en Syrie et de celle des réfugiés syriens quotidiennement, ou presque. Pourquoi s’installer dans cette région du monde si l’on se contrefout de ses soubresauts, de ses démons, de son évolution. Mais alors que Boko Haram est revenu à la mode médiatiquement, à grand coup de massacres, de destructions et de kidnappings de masse, la Syrie n’intéresse plus grand monde en métropole. « La mort d’un homme est une tragédie, la mort d’un million d’homme est une statistique » disait ce brave tyran de Joseph Staline. En l’occurrence, à force de voir des villes rasées, des têtes coupées et des populations déplacées, l’occident s’est habitué. Et on ne parle de la guerre que lorsque l’Etat Islamique perd ou gagne du terrain, ou bien sûr quand Assad invite Paris Match à discuter le bout de gras. La réaction outrée de la majorité des pays du monde face à la vingtaine de morts de ce début janvier serait-elle donc dû à l’image persistante de championne des droits de l’Homme et de la liberté que la France conserve auprès de ses pairs ? Plausible. Puisque depuis 2007 l’armée française a participé à au moins six conflits (Côte d’Ivoire, Mali, Centre Afrique, Lybie, Syrie / Irak) sans qu’on s’en offusque plus que cela, et qu’on retient plus facilement la défense de la liberté d’expression que le comportement de faucon tendance Bush de François Hollande. 

« Les services secrets français sont nuls. Nuls ! » s’esclaffe Emile, patron d’un magazine culturel francophone à Beyrouth. « On nous a présenté les commando de Charlie comme des professionnels, des gens entrainés qui ne laissent rien au hasard, alors qu’ils ont enchainés les bourdes du début à la fin ! Ici, on aurait attrapé ou descendu les coupables avant qu’ils ne quittent l’immeuble » Il avoue être profondément choqué par l’événement, sur lequel il écrit d’ailleurs sans relâche depuis. Mais soutient que la France n’est pas à la hauteur de ses ambitions, et qu’elle récolte les fruits de ce qu’elle a semé. Comment lui donner tort. Et une fois de plus, qui s’est ému en 2005 de l'assassinat de Samir Kassir, journaliste libanais connu pour ses virulentes prises de positions anti-syriennes (virulence aisément justifiable, la Syrie ayant occupé une bonne partie du Liban de 1976 à… 2005 justement) ? Y a-t-il alors eu un mouvement mondial, ou même régional, pour défendre une liberté d’expression au moins aussi importante que celle de nos regrettés caricaturistes ? 
Il est vain de chercher une voix de la raison unique et inaltérable dans le chaos passionnel qui se fait jour chaque fois que l’occident est blessé en son sein. Et plutôt facile de comprendre que dans un pays comme le Liban, si prompt à se critiquer, s’analyser, se rabaisser, on ne fasse pas grand cas d’une attaque comme il en arrive parfois dix par ans à Beyrouth, dans la Bekaa ou ailleurs. Passé le choc initial, la réaction la plus commune reste celle d’une triste camaraderie, comme un ami qui en accueille un autre dans la dèche et le désordre, en lui tapant sur l’épaule et en marmonnant: « Bienvenue au club ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire