Nouvelle écrite à partir du thème "un objet envoyé par une puissance mystérieuse", donné par mon ami Thierry
La pluie s'abattait sans relâche sur le
goudron usé de la vieille route du port de Sébastopol. Les rares lampadaires
qui marchaient encore jetaient une lumière froide sur les briques des entrepôts
abandonnés. Pas une âme en vue, excepté les chiens squelettiques qui
traversaient de temps en temps la route en claudiquant, la tête basse. Là, niché
entre deux immeubles couverts de graffitis, un bar aux fenêtres opaques dont
émanaient les grondements sourds caractéristiques des musiques électroniques du
début de ce siècle. La soirée commençait à peine, et l'endroit débordait déjà
de jeunes éméchés, pour la plupart des rejetons de dockers et de marins dont la
vie n'était faite que de réveils douloureux et de descentes morbides, seules
alternatives à l'ennui qui dominait la ville. Comme chaque soir, les drogues de
synthèse bas de gammes changeaient de main à un rythme soutenu sans qu'on s'en
offusque plus que cela. Il régnait à l'intérieur une agitation inhabituelle,
des cris couvrant même parfois les basses grasses et saturées.
Soudain, les portes en bois s'ouvrirent à la
volée, et un gamin d'à peine vingt ans en sortit tête la première dans un vol
plané qui se termina contre la portière d'une antique Lada garée juste devant.
Il s'écroula sur le pavé trempé, et tenta derechef de se remettre debout,
cherchant d'une main son épais bonnet noir qui se gorgeait d'eau dans le
caniveau, quand un second gosse presque squelettique et coiffée d'une chapka
fushia le suivit dehors, manquant de perdre l'équilibre et protégeant son crâne de ses bras alors qu'un
bock de bière vide lui frôlait la tempe droite.
« -Zigs, on se casse bordel ! »
cria-t-il, le souffle court. En un clin d'oeil, il aida le-dit Zigs à se
relever, et tous deux se mirent tant
bien que mal à courir le long des façades mornes, manquant régulièrement de
glisser dans les flaques huileuses qui parsemaient le trottoir défoncé. Ils
avaient parcouru une dizaine de mètres à peine quand trois hommes aux crânes rasés et portant des vestes
militaires sortirent à leur tour du bar et se lancèrent à leur poursuite. L'un
d'eux, plus trapu et lent que les autres, s'arrêta un instant et vida sa
bouteille de bière d'un trait avant de la lancer d'un geste adroit en direction
des deux fuyards. Le coup fit mouche : le projectile frappa l'arrière de
la chapka fluo, déstabilisant son propriétaire qui alla percuter de plein fouet
l'arrière d'un van en stationnement et s'effondra en gémissant. « Nars ! Merde Nars ! »
hurla Zigs en se retournant sans cesser de courir.
Nars ne l'entendit pas. La joue écrasée contre
le bitume de la route et le corps étrangement tordu, il frissonnait, ses yeux
grands ouverts bougeant sans cesse sans rien voir d'autre que des nuances de
gris. Du sang coulait de son front et de sa lèvre supérieure, fendue en son
milieu. Deux poursuivants passèrent devant lui sans ralentir. Après quelques
instants qui lui parurent une éternité, la réalité décida de lui apparaître à nouveau, et il se rendit compte qu'il ne respirait plus. Il ouvrit la bouche,
découvrant un trou béant à l'endroit où se trouvaient auparavant une incisive,
et essaya d'inspirer mais sa gorge n'émit qu'un bruit rauque. Son plexus
solaire s'était écrasé sur la poignée de la porte arrière du van, vidant ses
poumons et fêlant deux de ses côtes. Il
parvint finalement à aspirer de minces filets d'air, et le monde repris des
couleurs. Le sang autour de sa tête, rendu vermilion par l'éclairage pisseux
d'un lampadaire. L'eau huileuse du caniveau qui se gorgeait de pluie. Sa main
droite, livide et recroquevillée comme une serre, dont le pouce semblait vibrer
par moments. Il remua ses doigts, puis son poignet, avant de ramener son bras
sous lui et de pousser pour se redresser. Un filet de bave rose reliait
toujours son menton à la route lorsqu'il réussit enfin à s'asseoir, le dos calé
contre le pare-choc de la camionnette, ses piètres dreadlocks blondes lui
cachant la moitié du visage. Les effets des deux pilules qu'il avait gobé
quelques minutes plus tôt commençaient tout juste à se faire sentir, et une bouffée
de chaleur et d'énergie pure lui arracha un soupir. Il ferma les yeux.
« -Petite fiotte. »
La voix rocailleuse et saoule était toute
proche. Nars tourna la tête et vit le lanceur de bouteille qui le toisait
depuis le trottoir, bras croisés. Il tanguait légèrement d'un pied sur l'autre,
et ses joues étaient écarlates.
« -Putain de petite fiotte camée. Tu nous
prends pour des cons ? » crachat-il, grimaçant de dégoût comme si
l'existence même de son interlocuteur était une insulte qu'il prenait personnellement.
« -Faut... F-faut qu'j'aille à
l'hôpital... » bégaya Nars en repliant ses jambes pour se relever. Ses
genoux le faisaient souffrir et il tremblait toujours, pitoyable silhouette
malingre fouettée par l'averse qui redoublait.
« -S'il vous plaît », implora-t-il
une fois qu'il eu réussi à se tenir debout, son épaule droite reposant sur
l'arrière du van. « Il faut que j'aille voir un... un docteur, il faut que
j'aille à l'hôpital, j'ai mal... Je crois que je me suis cassé une côte ou...
Je dirai rien, putain, s'il vous plaît... »
L'autre le regardait, un vague rictus sur le
visage. Des pas rapides se firent entendre, et un instant plus tard ses deux
acolytes étaient là, reprenant leur souffle en grimaçant.
« -Ce fils de pute a disparu, il doit
être entré dans un des hangars a métaux. » déclara le plus grand d'entre
eux. Il devait mesurer au moins deux mètres, colosse aux courts cheveux noirs
dont le cou et la joue droite étaient recouverts d'un tatouage représentant un
bûcher au milieu duquel se consumaient des crucifiés.
Il jeta un bref regard sur Nars, et sourit.
« -Mais on t'a eu toi, petit punk de
merde, gitan. De la farine au solvant... Tu nous prends pour des
cons ? » Le troisième homme partit d'un rire bref, et les fines
cicatrices qui couvraient sa face rougeaude blêmirent.
Nars ouvrit la bouche puis la referma, certain
qu'aucune parole ne pourrait améliorer sa situation. Sa poitrine le lançait et
la douleur émanant de son front, où apparaissait maintenant une bosse violacée,
rendait toute concentration impossible. Il se retourna vers la route
désespérément vide. Aucune aide à attendre de côté-là.
« -Je suis désolé pour... »
commença-t-il en faisant de nouveau face au trois lascars. Mais il n'eut pas le
temps de finir sa phrase. Le tatoué lui décocha un chassé dans les côtes, en
brisant une du talon, et Nars fut projeté sur la route où il atterrit sur le
dos. Son crâne rebondit sur le goudron et il resta là, ses yeux s'ouvrant et se
fermant frénétiquement. Une main tira sur ses tresses pour lui faire lever la
tête, un poing aux jointures maintes fois cassées lui fit éclater une arcade
sourcilière puis l'autre, et son propre sang l'aveugla. Il tenta d'appeler à
l'aide quand un troisième coup l'atteint au coin des lèvres, déchirant un peu
plus la plaie qui s'y trouvait déjà. Simultanément, la semelle crantée d'une
botte le frappa à l'aine, puis à l'abdomen. Sa main droite fut piétinée, les
doigts se brisant les uns après les autres dans une succession de petits
craquements secs. Il perdit connaissance lorsque quelque chose de froid éclata
sur sa tempe.
Il était perdu. Autour de lui, des palissades
en bois sombre semblaient former une sorte de labyrinthe. Des trous y étaient
visibles à certains endroits, trop hauts cependant pour qu'il puisse y coller
son œil. Le sol était fait d'un marbre étrange dont les motifs bougeaient
légèrement, reflétant la blancheur uniforme du ciel. Quatre couloirs
débouchaient dans la petite pièce où il se trouvait, et rien ne les
différenciait à première vue. Un grondement se faisait entendre à intervalle
régulier, faisant vibrer le sol comme dans l'appartement de Nils à chaque
passage du tramway. Nils. N'était-il pas censé être ici lui aussi ? Nars
avait la conviction qu'ils étaient ensemble voici encore peu de temps, mais ses
souvenirs se dérobaient chaque fois qu'il tentait de se rappeler ce qui l'avait
amené dans cet endroit. Il fit un tour sur lui-même et scruta l'entrée de
chaque couloir avec attention, à la recherche d'un indice qui pourrait lui
montrer le chemin. En vain : hormis les quelques trous épars, tout était
manifestement identique. Perdant patience et en proie à une confusion qui
allait grandissante, il choisit une direction et s'y dirigea, les yeux fixés
sur l'endroit où le corridor bifurquait quelques mètres devant.
Soudain, il dérapa et manqua de s'étaler de
tout son long, gardant son équilibre de justesse. « Putain », siffla-t-il en se retournant, scrutant le
sol. Une minuscule traînée cramoisie se trouvait à l'endroit où son pied avait
dérapé. Il se pencha pour l'examiner quand une tache ronde de la même couleur
apparut à côté de la première. Puis une troisième. Il tendit la main pour
toucher l'une d'entre elle et une autre tache se matérialisa sur son poignet,
avant de couler jusqu'au sol en laissant un sillage violacé derrière elle. Du
sang. Il porta ses doigts à son nez, et sentit un liquide chaud et lourd
ruisseler sur ses phalanges. C'était le sien. Sans perdre de temps, il se
redressa, et reprit son exploration à grandes enjambées, la tête légèrement
penchée en arrière et la manche gauche de son sweat shirt appliquée fermement
sur ses narines. Au-dessus de lui, le ciel immaculé avait tourné à
l'anthracite, et les grondements s'était accélérés. Arrivé au coude que formait
le couloir, il commença à boiter. D'abord faiblement, puis de plus en plus, au
point qu'il fut très vite forcé de s'appuyer sur les palissades entre chaque
pas. Le prochain tournant se trouvait quelques dizaines de mètres plus loin. Il
n'arrivait plus à respirer que brièvement et par à coup, comme si un étau
invisible comprimait sa cage thoracique. S'arrêtant un instant, il se palpa les
genoux de la main droite, essayant de déterminer l'origine de son boitement.
Tandis qu'il massait et comprimait ses muscles, ses doigts commencèrent à se
tordre, prenant des angles impossibles et crépitant à mesure que les
articulations se disloquaient. Terrifié, il tomba sur son séant et s'apprêtait
à hurler quand il s'étouffa, hoqueta et finit par cracher trois dents
poisseuses qui rebondirent sur les motifs mouvants du marbre. Interdit, il ne
pu détacher son regards de ces gravillons d'ivoire pendant quelques instants,
tandis que son esprit bataillait pour ne pas céder à une panique incontrôlable.
Malgré le boitement, l'hémorragie et les fractures, il ne ressentait aucune
douleur. L'espace d'une seconde, il eut la vision de son corps chétif et trempé
allongé au milieu d'une route, puis il revint à lui et se mit à penser à voix
haute tandis qu'il rebroussait chemin en rampant : « Ok, c'est un
rêve, c'est une saloperie de rêve, il faut que je me réveille tout de suite ».
Au fur et à mesure qu'il progressait vers son point de départ, ses blessures se
faisaient moins prégnantes, il retrouva l'usage de sa main et de ses jambes et
son nez cessa de saigner dès qu'il pénétra à nouveau dans la petite pièce carré
d'où il était venu.
Les grondements s'étaient fait plus distants,
et ce qui tenait lieu de ciel commença à tourner à l'orange mât lorsqu'il
s'engouffra au hasard dans le couloir sur sa droite. Marchant prudemment cette
fois, il serrait nerveusement les poings, attentif au moindre changement de son
état. Il n'avait pas fait dix pas quand ses poils se hérissèrent et qu'une
chaleur revigorante lui parcouru la colonne vertébrale. S'immobilisant, il
attendit quelques instants puis repris sa marche, aux aguets. Une autre vague
puissante l'envahit bientôt et il sourit, les yeux mi-clos, les bras ballants
et traînant les pieds. Il se sentait bien. Quelque chose bougea au-dessus de
lui, mais il ne leva pas les yeux. Ca n'avait pas d'importance, il suffisait de
continuer à marcher, tout droit. Une cigarette s'était matérialisée au coin de
sa bouche, et il tira de longues bouffées avant d'exhaler une fumée jaune et
douce où pétillaient des étincelles. Une voix enjouée retentit devant lui.
« Salut Nars, t'as pris ton temps vieille sacoche ! » C'était
Nils, bien sûr, hilare et avachi au milieu du couloir dans un fauteuil défoncé,
une pipe à eau remplie de liquide noir trônant entre ses cuisses. Nars gloussa
en fronçant les sourcils et continua sa route, enjambant simplement son ami
dans un mouvement qui lui parût durer une bonne heure. « T'es complètement
fait mon gars, tu sais où tu vas ? » entendit-il dans son dos, mais
son attention était déjà attirée par autre chose : à une poignée de pas
devant lui, appuyée contre la palissade, se tenait une splendide jeune femme
rousse l'air d'avoir son âge et seulement vêtue d'un t-shirt informe qui
cachait avec peine sa vaste chute de reins. Ses cheveux bouclés changeaient
constamment d'agencement et de longueur, et ses iris argentés ne quittaient pas
Nars, scrutant son visage alors qu'il s'approchait d'elle en titubant
légèrement. Elle entrouvrit ses fines lèvres bleu nuit et souffla
« Tiens » en lui présentant ses deux
paumes ouvertes aux creux desquelles scintillaient de petites pilules
ainsi qu'un sachet de petit cristaux gris. Nars eut un petit cri de surprise et
son regard alla plusieurs fois de la drogue au visage de l'inconnue, qui
souriait d'un air entendu. Alors qu'il hésitait, elle ouvrit en grand la bouche
sans cesser de le fixer, exposant sur sa langue une gélule rouge. Nars émit un
vague murmure et l'enlaça, collant ses lèvres aux siennes et agrippant ses
fesses tout en renversant le contenu de ses douces mains sur le sol. La gélule
changea de corps et disparue dans son gosier, et la jeune femme se mit à gémir langoureusement
tandis que les mains de Nars exploraient ses hanches et ses cuisses. Reprenant
un instant son souffle, ce dernier recula légèrement afin de pouvoir dévisager
à loisir cette si étrange fée, mais un détail lui fit froncer les sourcils.
Sous l'oeil droit de la nymphe, une goutte blanchâtre s'était formée et coulait
lentement sur sa douce joue presque
enfantine. Soudain, tout le globe oculaire émit un bruit liquide et se déversa
sur le sol, bientôt suivit par une partie de son nez et de son front. Nars
tenta de hurler en se dégageant de son étreinte, mais de sa gorge ne sortit
qu'une vapeur noire et malodorante. Autour de lui, les palissades s'effritaient
en de minuscules copeaux qui tourbillonnaient et se mélangeaient avec ce qui
restait du sol et du ciel, lesquels changeaient de place et d'apparence avec
une rapidité qui donnait la nausée. Lorsque la fille ne fut plus qu'une masse
informe éparpillée sur le sol, il parvint à se retourner, cherchant des yeux
son ami, mais le couloir n'existait plus. A la place, une vague brume d'où
émergeaient parfois des silhouettes de corps entrelacés, des geysers dorés et
des visages déformés par la folie. Sans réfléchir, Nars s'y engouffra en
planant, la partie inférieure de son corps ayant complètement disparue. Il erra
un moment dans un silence absolu, sans couleurs, sentant parfois des larmes
couler sur ses joues à présent invisibles. Puis ce fut la chute, sensation
absurde puisque la notion même de hauteur n'avait pas de sens dans ces limbes
tièdes et figées. L'atterrissage se fit sans douleur, et lorsqu'il eut à
nouveau conscience de sa propre existence il réalisa qu'il se trouvait une fois
de plus dans la petite pièce carré, son point de départ. Sentant le désespoir
lui nouer la gorge, Nars s'administra une claque sonore, grimaçant sous le
choc, puis fonça tête baissée dans l'un des deux couloirs qu'il n'avait pas
encore exploré.
Comme les deux fois précédentes, rien de
particulier ne se produisit durant les premiers mètres de sa progression. Puis
il y eut comme un claquement, et tout lui revint en mémoire. Le bar, l'échange
houleux avec les trois armoires à glaces, la poursuite... Et Nils. Nils qui
avait fui sans se retourner, qui l'avait laissé là, gisant dans son sang. Nils
qui était responsable de sa présence dans ce purgatoire abjecte. Il s'arrêta un
moment, serrant les poings de toutes ses forces, les yeux fixés sur un point
imaginaire. Nils. Lorsqu'il reprit sa marche, les muscles de sa mâchoire se
contractaient furieusement et une moue haineuse avait pris possession de son
visage tout entier. Il revoyait clairement son ami pester contre la mauvaise
qualité de la cocaïne qu'ils venaient de se procurer, avant de décider de la
revendre à qui serait assez stupide pour ne pas s'en apercevoir. Il avait
encore en tête le visage buriné et bovin de l'homme aux tatouages, tout sourire
alors qu'il empochait les sachets de poudres. Puis tout avait dérapé. Quand
Nils avait été jeté dehors, il l'avait aidé à se relever, à fuir, prenant des
risques alors même que les trois lascars ne l'avaient pas directement menacé.
Mais Nils n'avait pas daigné lui rendre la pareille, et il se trouvait à
présent perdu dans ce pandémonium terrifiant et sans fin. Nils. Il allait
payer, d'une manière ou d'une autre. La punition se terminerait quand
l'équilibre aurait été pleinement rétabli, ce qui risquait de prendre du temps.
« Petite fiotte », murmura Nars sans même s'en apercevoir. Son cœur
battait vite à présent, et ses narines dilatées inspiraient et soufflaient
bruyamment à chaque pas. Le couloir était devenu une suite de coudes qui
auraient été impossibles à reproduire sur une carte et le grondement était de
retour, martial et assourdissant. Nars courait presque à présent, tournant
encore et encore tête baissée, les jointures si blanches que la peau semblait
sur le point d'éclater. Des hurlements lointains parvinrent à ses oreilles,
mais il les remarqua à peine. Les palissades autour de lui avaient pris une
allure malsaine, longs morceaux de bois effilés et tranchants dont suintait un
liquide noir. Il se demanda brièvement ce qui différenciait ce chemin des
précédents, et surtout ce que pouvait bien renfermer le quatrième et dernier
couloir, avant de balayer ces pensées de son esprit pour se concentrer sur
Nils. La colère lui brouillait l'esprit et les veines de ses tempes et de son
front pulsaient, démesurément saillantes. Lorsque devant lui se dressa une
porte gluante et en piteux état, il n'hésita pas : son pied droit fit
voler le battant, qui alla s'écraser quelques mètres plus loin dans une
pénombre presque totale. En effet, un plafond trop bas où scintillaient
quelques petits trous couvrait à présent le couloir hideux. S'accroupissant,
Nars s'y engouffra, serrant nerveusement les poings et les mâchoires. Il n'y
voyait plus, mais avançait tout de même, giflant l'air de ses mains devant lui
pour ne pas se cogner aux parois. Une faible lueur finit par attirer son
regard. Elle semblait émaner d'un petit trou dans le sol, quelques mètres plus
loin. Alors qu'il s'en approchait en sondant ses environs de ses poings, Nars
se rendit compte qu'il répétait la même litanie d'insultes en boucle, à toute
vitesse et entre ses dents, depuis un bon moment. Une vague inquiétude
l'envahit un instant. N'était-ce pas là le comportement d'un fou ? Depuis
combien de temps avançait-il dans ce couloir ? Ces pensées furent interrompues
lorsqu'il parvint au-dessus de la minuscule crevasse d'où venait la lumière. Au
fond de celle-ci se trouvait ce qui ressemblait à un éclat de roche, d'un blanc
aveuglant et qui scintillait et vibrait en émettant un léger sifflement.
Lorsque le regard de Nars s'y attarda, les hurlements qui avaient retentit plus
tôt se firent plus présents, les battements de son cœur plus rapides, et sa
haine pour Nils devint presque douloureuse. C'était, pour sûr, la chose la plus
merveilleuse qu'il ait jamais vu. Incapable de réfléchir, il s'empara vivement
du caillou, éprouvant instantanément une brûlure atroce dans tout le bras. Ses
lèvres s'entrouvrirent dans un cri silencieux, alors qu'autour de lui tout
disparaissait et que le sifflement culminait dans un déchirement strident.
La pluie. L'air vicié. Le vent. Tout proche,
les rôts saccadés d'une voiture qui passe doucement. Des voix au loin. En
ouvrant les yeux, Nars reconnaît immédiatement l'arrière du Van blanc,
l'immeuble pitoyablement décrépit et l'odeur âcre du quartier du port. Il est
toujours allongé sur le dos. Se redressant, il tend la main droite pour
attraper la poignée de la porte arrière du Van et tire dessus pour se relever.
Le souvenir des bottes pulvérisant ses doigts a disparu, son nez cassé ne
saigne plus, ses arcades sourcilières sont un peu enflées... Mais c'est tout.
De petites décharges électriques lui parcourent le corps et son cœur bat si
violemment qu'il peut presque l'entendre cogner derrière son plexus, mais à
vrai dire, il se sent en pleine forme. Il ouvre devant lui sa main gauche,
découvrant l'éclat de roche à présent silencieux. Ses lèvres gercées bégayent
doucement « N.. Nils... » Les yeux vitreux, un mince filet de bave
descendant lentement de son menton, il regarde autour de lui. Ils sont là,
appuyés au mur au croisement de la rue, à fumer à la chaîne. Nars serre le
caillou de toutes ses forces, des gouttes de sang perlent entre ses phalanges.
L'un de ses bourreaux l'aperçoit, sa bouche s'entrouvre, son mégot en tombe et
atterri sur son blouson. L'homme ne le remarque pas. Les yeux de Nars
s'écarquillent et un sourire trop grand lui fend le visage. Il murmure :
« Crevez ». Une vapeur noire
filtre entre ses doigts alors que le caillou se consume lentement, et le
sifflement couvre peu à peu les bruits de la rue. Le temps s'arrête.
Un voile écarlate aveugle soudainement le
jeune homme. Puis se dissipe. Nars n'a pas bougé et se tient toujours debout,
face à ce qui reste de ses assaillants. Sur plusieurs mètres devant lui, la rue
est constellée de traces de sang et de morceaux de vêtements auxquels collent
encore des confettis d'os et de chair. Dans sa main gauche, le caillou a
rétrécit imperceptiblement. Une femme hurle. Puis une autre. Nars n'entend pas.
Il se met lentement en route vers la direction des hangars à métaux, un rictus
difforme toujours collé en travers de la face. C'est là qu'il trouvera Nils, il
le sait.
Dans sa tête, le sifflement a repris.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire