jeudi 8 janvier 2015

Vengeance (2014)

 Nouvelle écrite à partir du thème "un objet envoyé par une puissance mystérieuse", donné par mon ami Thierry


La pluie s'abattait sans relâche sur le goudron usé de la vieille route du port de Sébastopol. Les rares lampadaires qui marchaient encore jetaient une lumière froide sur les briques des entrepôts abandonnés. Pas une âme en vue, excepté les chiens squelettiques qui traversaient de temps en temps la route en claudiquant, la tête basse. Là, niché entre deux immeubles couverts de graffitis, un bar aux fenêtres opaques dont émanaient les grondements sourds caractéristiques des musiques électroniques du début de ce siècle. La soirée commençait à peine, et l'endroit débordait déjà de jeunes éméchés, pour la plupart des rejetons de dockers et de marins dont la vie n'était faite que de réveils douloureux et de descentes morbides, seules alternatives à l'ennui qui dominait la ville. Comme chaque soir, les drogues de synthèse bas de gammes changeaient de main à un rythme soutenu sans qu'on s'en offusque plus que cela. Il régnait à l'intérieur une agitation inhabituelle, des cris couvrant même parfois les basses grasses et saturées.



 Soudain, les portes en bois s'ouvrirent à la volée, et un gamin d'à peine vingt ans en sortit tête la première dans un vol plané qui se termina contre la portière d'une antique Lada garée juste devant. Il s'écroula sur le pavé trempé, et tenta derechef de se remettre debout, cherchant d'une main son épais bonnet noir qui se gorgeait d'eau dans le caniveau, quand un second gosse presque squelettique et coiffée d'une chapka fushia le suivit dehors, manquant de perdre l'équilibre et  protégeant son crâne de ses bras alors qu'un bock de bière vide lui frôlait la tempe droite.
« -Zigs, on se casse bordel ! » cria-t-il, le souffle court. En un clin d'oeil, il aida le-dit Zigs à se relever,  et tous deux se mirent tant bien que mal à courir le long des façades mornes, manquant régulièrement de glisser dans les flaques huileuses qui parsemaient le trottoir défoncé. Ils avaient parcouru une dizaine de mètres à peine quand trois  hommes aux crânes rasés et portant des vestes militaires sortirent à leur tour du bar et se lancèrent à leur poursuite. L'un d'eux, plus trapu et lent que les autres, s'arrêta un instant et vida sa bouteille de bière d'un trait avant de la lancer d'un geste adroit en direction des deux fuyards. Le coup fit mouche : le projectile frappa l'arrière de la chapka fluo, déstabilisant son propriétaire qui alla percuter de plein fouet l'arrière d'un van en stationnement et s'effondra en gémissant.  « Nars ! Merde Nars ! » hurla Zigs en se retournant sans cesser de courir.

Nars ne l'entendit pas. La joue écrasée contre le bitume de la route et le corps étrangement tordu, il frissonnait, ses yeux grands ouverts bougeant sans cesse sans rien voir d'autre que des nuances de gris. Du sang coulait de son front et de sa lèvre supérieure, fendue en son milieu. Deux poursuivants passèrent devant lui sans ralentir. Après quelques instants qui lui parurent une éternité, la réalité décida de lui apparaître à nouveau, et il se rendit compte qu'il ne respirait plus. Il ouvrit la bouche, découvrant un trou béant à l'endroit où se trouvaient auparavant une incisive, et essaya d'inspirer mais sa gorge n'émit qu'un bruit rauque. Son plexus solaire s'était écrasé sur la poignée de la porte arrière du van, vidant ses poumons et  fêlant deux de ses côtes. Il parvint finalement à aspirer de minces filets d'air, et le monde repris des couleurs. Le sang autour de sa tête, rendu vermilion par l'éclairage pisseux d'un lampadaire. L'eau huileuse du caniveau qui se gorgeait de pluie. Sa main droite, livide et recroquevillée comme une serre, dont le pouce semblait vibrer par moments. Il remua ses doigts, puis son poignet, avant de ramener son bras sous lui et de pousser pour se redresser. Un filet de bave rose reliait toujours son menton à la route lorsqu'il réussit enfin à s'asseoir, le dos calé contre le pare-choc de la camionnette, ses piètres dreadlocks blondes lui cachant la moitié du visage. Les effets des deux pilules qu'il avait gobé quelques minutes plus tôt commençaient tout juste à se faire sentir, et une bouffée de chaleur et d'énergie pure lui arracha un soupir. Il ferma les yeux.
« -Petite fiotte. »
La voix rocailleuse et saoule était toute proche. Nars tourna la tête et vit le lanceur de bouteille qui le toisait depuis le trottoir, bras croisés. Il tanguait légèrement d'un pied sur l'autre, et ses joues étaient écarlates.
« -Putain de petite fiotte camée. Tu nous prends pour des cons ? » crachat-il, grimaçant de dégoût comme si l'existence même de son interlocuteur était une insulte qu'il prenait personnellement.
« -Faut... F-faut qu'j'aille à l'hôpital... » bégaya Nars en repliant ses jambes pour se relever. Ses genoux le faisaient souffrir et il tremblait toujours, pitoyable silhouette malingre fouettée par l'averse qui redoublait.
« -S'il vous plaît », implora-t-il une fois qu'il eu réussi à se tenir debout, son épaule droite reposant sur l'arrière du van. « Il faut que j'aille voir un... un docteur, il faut que j'aille à l'hôpital, j'ai mal... Je crois que je me suis cassé une côte ou... Je dirai rien, putain, s'il vous plaît... »
L'autre le regardait, un vague rictus sur le visage. Des pas rapides se firent entendre, et un instant plus tard ses deux acolytes étaient là, reprenant leur souffle en grimaçant.
« -Ce fils de pute a disparu, il doit être entré dans un des hangars a métaux. » déclara le plus grand d'entre eux. Il devait mesurer au moins deux mètres, colosse aux courts cheveux noirs dont le cou et la joue droite étaient recouverts d'un tatouage représentant un bûcher au milieu duquel se consumaient des crucifiés.
Il jeta un bref regard sur Nars, et sourit.
« -Mais on t'a eu toi, petit punk de merde, gitan. De la farine au solvant... Tu nous prends pour des cons ? » Le troisième homme partit d'un rire bref, et les fines cicatrices qui couvraient sa face rougeaude blêmirent.
Nars ouvrit la bouche puis la referma, certain qu'aucune parole ne pourrait améliorer sa situation. Sa poitrine le lançait et la douleur émanant de son front, où apparaissait maintenant une bosse violacée, rendait toute concentration impossible. Il se retourna vers la route désespérément vide. Aucune aide à attendre de côté-là.
« -Je suis désolé pour... » commença-t-il en faisant de nouveau face au trois lascars. Mais il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Le tatoué lui décocha un chassé dans les côtes, en brisant une du talon, et Nars fut projeté sur la route où il atterrit sur le dos. Son crâne rebondit sur le goudron et il resta là, ses yeux s'ouvrant et se fermant frénétiquement. Une main tira sur ses tresses pour lui faire lever la tête, un poing aux jointures maintes fois cassées lui fit éclater une arcade sourcilière puis l'autre, et son propre sang l'aveugla. Il tenta d'appeler à l'aide quand un troisième coup l'atteint au coin des lèvres, déchirant un peu plus la plaie qui s'y trouvait déjà. Simultanément, la semelle crantée d'une botte le frappa à l'aine, puis à l'abdomen. Sa main droite fut piétinée, les doigts se brisant les uns après les autres dans une succession de petits craquements secs. Il perdit connaissance lorsque quelque chose de froid éclata sur sa tempe.

Il était perdu. Autour de lui, des palissades en bois sombre semblaient former une sorte de labyrinthe. Des trous y étaient visibles à certains endroits, trop hauts cependant pour qu'il puisse y coller son œil. Le sol était fait d'un marbre étrange dont les motifs bougeaient légèrement, reflétant la blancheur uniforme du ciel. Quatre couloirs débouchaient dans la petite pièce où il se trouvait, et rien ne les différenciait à première vue. Un grondement se faisait entendre à intervalle régulier, faisant vibrer le sol comme dans l'appartement de Nils à chaque passage du tramway. Nils. N'était-il pas censé être ici lui aussi ? Nars avait la conviction qu'ils étaient ensemble voici encore peu de temps, mais ses souvenirs se dérobaient chaque fois qu'il tentait de se rappeler ce qui l'avait amené dans cet endroit. Il fit un tour sur lui-même et scruta l'entrée de chaque couloir avec attention, à la recherche d'un indice qui pourrait lui montrer le chemin. En vain : hormis les quelques trous épars, tout était manifestement identique. Perdant patience et en proie à une confusion qui allait grandissante, il choisit une direction et s'y dirigea, les yeux fixés sur l'endroit où le corridor bifurquait quelques mètres devant.

Soudain, il dérapa et manqua de s'étaler de tout son long, gardant son équilibre de justesse. « Putain »,  siffla-t-il en se retournant, scrutant le sol. Une minuscule traînée cramoisie se trouvait à l'endroit où son pied avait dérapé. Il se pencha pour l'examiner quand une tache ronde de la même couleur apparut à côté de la première. Puis une troisième. Il tendit la main pour toucher l'une d'entre elle et une autre tache se matérialisa sur son poignet, avant de couler jusqu'au sol en laissant un sillage violacé derrière elle. Du sang. Il porta ses doigts à son nez, et sentit un liquide chaud et lourd ruisseler sur ses phalanges. C'était le sien. Sans perdre de temps, il se redressa, et reprit son exploration à grandes enjambées, la tête légèrement penchée en arrière et la manche gauche de son sweat shirt appliquée fermement sur ses narines. Au-dessus de lui, le ciel immaculé avait tourné à l'anthracite, et les grondements s'était accélérés. Arrivé au coude que formait le couloir, il commença à boiter. D'abord faiblement, puis de plus en plus, au point qu'il fut très vite forcé de s'appuyer sur les palissades entre chaque pas. Le prochain tournant se trouvait quelques dizaines de mètres plus loin. Il n'arrivait plus à respirer que brièvement et par à coup, comme si un étau invisible comprimait sa cage thoracique. S'arrêtant un instant, il se palpa les genoux de la main droite, essayant de déterminer l'origine de son boitement. Tandis qu'il massait et comprimait ses muscles, ses doigts commencèrent à se tordre, prenant des angles impossibles et crépitant à mesure que les articulations se disloquaient. Terrifié, il tomba sur son séant et s'apprêtait à hurler quand il s'étouffa, hoqueta et finit par cracher trois dents poisseuses qui rebondirent sur les motifs mouvants du marbre. Interdit, il ne pu détacher son regards de ces gravillons d'ivoire pendant quelques instants, tandis que son esprit bataillait pour ne pas céder à une panique incontrôlable. Malgré le boitement, l'hémorragie et les fractures, il ne ressentait aucune douleur. L'espace d'une seconde, il eut la vision de son corps chétif et trempé allongé au milieu d'une route, puis il revint à lui et se mit à penser à voix haute tandis qu'il rebroussait chemin en rampant : « Ok, c'est un rêve, c'est une saloperie de rêve, il faut que je me réveille tout de suite ». Au fur et à mesure qu'il progressait vers son point de départ, ses blessures se faisaient moins prégnantes, il retrouva l'usage de sa main et de ses jambes et son nez cessa de saigner dès qu'il pénétra à nouveau dans la petite pièce carré d'où il était venu.

Les grondements s'étaient fait plus distants, et ce qui tenait lieu de ciel commença à tourner à l'orange mât lorsqu'il s'engouffra au hasard dans le couloir sur sa droite. Marchant prudemment cette fois, il serrait nerveusement les poings, attentif au moindre changement de son état. Il n'avait pas fait dix pas quand ses poils se hérissèrent et qu'une chaleur revigorante lui parcouru la colonne vertébrale. S'immobilisant, il attendit quelques instants puis repris sa marche, aux aguets. Une autre vague puissante l'envahit bientôt et il sourit, les yeux mi-clos, les bras ballants et traînant les pieds. Il se sentait bien. Quelque chose bougea au-dessus de lui, mais il ne leva pas les yeux. Ca n'avait pas d'importance, il suffisait de continuer à marcher, tout droit. Une cigarette s'était matérialisée au coin de sa bouche, et il tira de longues bouffées avant d'exhaler une fumée jaune et douce où pétillaient des étincelles. Une voix enjouée retentit devant lui. « Salut Nars, t'as pris ton temps vieille sacoche ! » C'était Nils, bien sûr, hilare et avachi au milieu du couloir dans un fauteuil défoncé, une pipe à eau remplie de liquide noir trônant entre ses cuisses. Nars gloussa en fronçant les sourcils et continua sa route, enjambant simplement son ami dans un mouvement qui lui parût durer une bonne heure. « T'es complètement fait mon gars, tu sais où tu vas ? » entendit-il dans son dos, mais son attention était déjà attirée par autre chose : à une poignée de pas devant lui, appuyée contre la palissade, se tenait une splendide jeune femme rousse l'air d'avoir son âge et seulement vêtue d'un t-shirt informe qui cachait avec peine sa vaste chute de reins. Ses cheveux bouclés changeaient constamment d'agencement et de longueur, et ses iris argentés ne quittaient pas Nars, scrutant son visage alors qu'il s'approchait d'elle en titubant légèrement. Elle entrouvrit ses fines lèvres bleu nuit et souffla « Tiens » en lui présentant ses deux  paumes ouvertes aux creux desquelles scintillaient de petites pilules ainsi qu'un sachet de petit cristaux gris. Nars eut un petit cri de surprise et son regard alla plusieurs fois de la drogue au visage de l'inconnue, qui souriait d'un air entendu. Alors qu'il hésitait, elle ouvrit en grand la bouche sans cesser de le fixer, exposant sur sa langue une gélule rouge. Nars émit un vague murmure et l'enlaça, collant ses lèvres aux siennes et agrippant ses fesses tout en renversant le contenu de ses douces mains sur le sol. La gélule changea de corps et disparue dans son gosier, et la  jeune femme se mit à gémir langoureusement tandis que les mains de Nars exploraient ses hanches et ses cuisses. Reprenant un instant son souffle, ce dernier recula légèrement afin de pouvoir dévisager à loisir cette si étrange fée, mais un détail lui fit froncer les sourcils. Sous l'oeil droit de la nymphe, une goutte blanchâtre s'était formée et coulait lentement sur sa douce joue  presque enfantine. Soudain, tout le globe oculaire émit un bruit liquide et se déversa sur le sol, bientôt suivit par une partie de son nez et de son front. Nars tenta de hurler en se dégageant de son étreinte, mais de sa gorge ne sortit qu'une vapeur noire et malodorante. Autour de lui, les palissades s'effritaient en de minuscules copeaux qui tourbillonnaient et se mélangeaient avec ce qui restait du sol et du ciel, lesquels changeaient de place et d'apparence avec une rapidité qui donnait la nausée. Lorsque la fille ne fut plus qu'une masse informe éparpillée sur le sol, il parvint à se retourner, cherchant des yeux son ami, mais le couloir n'existait plus. A la place, une vague brume d'où émergeaient parfois des silhouettes de corps entrelacés, des geysers dorés et des visages déformés par la folie. Sans réfléchir, Nars s'y engouffra en planant, la partie inférieure de son corps ayant complètement disparue. Il erra un moment dans un silence absolu, sans couleurs, sentant parfois des larmes couler sur ses joues à présent invisibles. Puis ce fut la chute, sensation absurde puisque la notion même de hauteur n'avait pas de sens dans ces limbes tièdes et figées. L'atterrissage se fit sans douleur, et lorsqu'il eut à nouveau conscience de sa propre existence il réalisa qu'il se trouvait une fois de plus dans la petite pièce carré, son point de départ. Sentant le désespoir lui nouer la gorge, Nars s'administra une claque sonore, grimaçant sous le choc, puis fonça tête baissée dans l'un des deux couloirs qu'il n'avait pas encore exploré.

Comme les deux fois précédentes, rien de particulier ne se produisit durant les premiers mètres de sa progression. Puis il y eut comme un claquement, et tout lui revint en mémoire. Le bar, l'échange houleux avec les trois armoires à glaces, la poursuite... Et Nils. Nils qui avait fui sans se retourner, qui l'avait laissé là, gisant dans son sang. Nils qui était responsable de sa présence dans ce purgatoire abjecte. Il s'arrêta un moment, serrant les poings de toutes ses forces, les yeux fixés sur un point imaginaire. Nils. Lorsqu'il reprit sa marche, les muscles de sa mâchoire se contractaient furieusement et une moue haineuse avait pris possession de son visage tout entier. Il revoyait clairement son ami pester contre la mauvaise qualité de la cocaïne qu'ils venaient de se procurer, avant de décider de la revendre à qui serait assez stupide pour ne pas s'en apercevoir. Il avait encore en tête le visage buriné et bovin de l'homme aux tatouages, tout sourire alors qu'il empochait les sachets de poudres. Puis tout avait dérapé. Quand Nils avait été jeté dehors, il l'avait aidé à se relever, à fuir, prenant des risques alors même que les trois lascars ne l'avaient pas directement menacé. Mais Nils n'avait pas daigné lui rendre la pareille, et il se trouvait à présent perdu dans ce pandémonium terrifiant et sans fin. Nils. Il allait payer, d'une manière ou d'une autre. La punition se terminerait quand l'équilibre aurait été pleinement rétabli, ce qui risquait de prendre du temps. « Petite fiotte », murmura Nars sans même s'en apercevoir. Son cœur battait vite à présent, et ses narines dilatées inspiraient et soufflaient bruyamment à chaque pas. Le couloir était devenu une suite de coudes qui auraient été impossibles à reproduire sur une carte et le grondement était de retour, martial et assourdissant. Nars courait presque à présent, tournant encore et encore tête baissée, les jointures si blanches que la peau semblait sur le point d'éclater. Des hurlements lointains parvinrent à ses oreilles, mais il les remarqua à peine. Les palissades autour de lui avaient pris une allure malsaine, longs morceaux de bois effilés et tranchants dont suintait un liquide noir. Il se demanda brièvement ce qui différenciait ce chemin des précédents, et surtout ce que pouvait bien renfermer le quatrième et dernier couloir, avant de balayer ces pensées de son esprit pour se concentrer sur Nils. La colère lui brouillait l'esprit et les veines de ses tempes et de son front pulsaient, démesurément saillantes. Lorsque devant lui se dressa une porte gluante et en piteux état, il n'hésita pas : son pied droit fit voler le battant, qui alla s'écraser quelques mètres plus loin dans une pénombre presque totale. En effet, un plafond trop bas où scintillaient quelques petits trous couvrait à présent le couloir hideux. S'accroupissant, Nars s'y engouffra, serrant nerveusement les poings et les mâchoires. Il n'y voyait plus, mais avançait tout de même, giflant l'air de ses mains devant lui pour ne pas se cogner aux parois. Une faible lueur finit par attirer son regard. Elle semblait émaner d'un petit trou dans le sol, quelques mètres plus loin. Alors qu'il s'en approchait en sondant ses environs de ses poings, Nars se rendit compte qu'il répétait la même litanie d'insultes en boucle, à toute vitesse et entre ses dents, depuis un bon moment. Une vague inquiétude l'envahit un instant. N'était-ce pas là le comportement d'un fou ? Depuis combien de temps avançait-il dans ce couloir ? Ces pensées furent interrompues lorsqu'il parvint au-dessus de la minuscule crevasse d'où venait la lumière. Au fond de celle-ci se trouvait ce qui ressemblait à un éclat de roche, d'un blanc aveuglant et qui scintillait et vibrait en émettant un léger sifflement. Lorsque le regard de Nars s'y attarda, les hurlements qui avaient retentit plus tôt se firent plus présents, les battements de son cœur plus rapides, et sa haine pour Nils devint presque douloureuse. C'était, pour sûr, la chose la plus merveilleuse qu'il ait jamais vu. Incapable de réfléchir, il s'empara vivement du caillou, éprouvant instantanément une brûlure atroce dans tout le bras. Ses lèvres s'entrouvrirent dans un cri silencieux, alors qu'autour de lui tout disparaissait et que le sifflement culminait dans un déchirement strident.

La pluie. L'air vicié. Le vent. Tout proche, les rôts saccadés d'une voiture qui passe doucement. Des voix au loin. En ouvrant les yeux, Nars reconnaît immédiatement l'arrière du Van blanc, l'immeuble pitoyablement décrépit et l'odeur âcre du quartier du port. Il est toujours allongé sur le dos. Se redressant, il tend la main droite pour attraper la poignée de la porte arrière du Van et tire dessus pour se relever. Le souvenir des bottes pulvérisant ses doigts a disparu, son nez cassé ne saigne plus, ses arcades sourcilières sont un peu enflées... Mais c'est tout. De petites décharges électriques lui parcourent le corps et son cœur bat si violemment qu'il peut presque l'entendre cogner derrière son plexus, mais à vrai dire, il se sent en pleine forme. Il ouvre devant lui sa main gauche, découvrant l'éclat de roche à présent silencieux. Ses lèvres gercées bégayent doucement « N.. Nils... » Les yeux vitreux, un mince filet de bave descendant lentement de son menton, il regarde autour de lui. Ils sont là, appuyés au mur au croisement de la rue, à fumer à la chaîne. Nars serre le caillou de toutes ses forces, des gouttes de sang perlent entre ses phalanges. L'un de ses bourreaux l'aperçoit, sa bouche s'entrouvre, son mégot en tombe et atterri sur son blouson. L'homme ne le remarque pas. Les yeux de Nars s'écarquillent et un sourire trop grand lui fend le visage. Il murmure : « Crevez ».  Une vapeur noire filtre entre ses doigts alors que le caillou se consume lentement, et le sifflement couvre peu à peu les bruits de la rue. Le temps s'arrête.


Un voile écarlate aveugle soudainement le jeune homme. Puis se dissipe. Nars n'a pas bougé et se tient toujours debout, face à ce qui reste de ses assaillants. Sur plusieurs mètres devant lui, la rue est constellée de traces de sang et de morceaux de vêtements auxquels collent encore des confettis d'os et de chair. Dans sa main gauche, le caillou a rétrécit imperceptiblement. Une femme hurle. Puis une autre. Nars n'entend pas. Il se met lentement en route vers la direction des hangars à métaux, un rictus difforme toujours collé en travers de la face. C'est là qu'il trouvera Nils, il le sait.


Dans sa tête, le sifflement a repris. 

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