vendredi 13 février 2015

Pourquoi je t'aime?

Ca fait un petit bout de temps que je te côtoie maintenant. Je ne prétends pas te connaître sur le bout des doigts, on m’a prévenu qu’essayer d’y parvenir était absurde, alors je me contente de te lire, de te regarder, de t’analyser avec mes maigres connaissances, pour essayer de me faire une idée. Une idée qui me permettra de répondre à cette question qu’on pose sans cesse aux étrangers ici. Pourquoi je t’aime?


Est-ce la bonne question? Les réponses fusent, évidentes pour certaines et plutôt personnelles pour d’autres. « Tu es fascinante, chaotique, bouillonnante… » La liste est longue, parsemée de clichés assumés et de naïveté savamment cultivée. Mais elle reste bancale. Tu n’es pas facile à aimer, diraient certains.  Et la question devrait plutôt ressembler à « pourquoi je t’aime quand même? ». Comme ça, on pourrait parler des sujets qui fâchent et ensuite passer à ceux qui plaisent, pour viser un semblant d’objectivité. Mais comme j’ai déjà passé pas mal de temps à parler de tes bons côtés, et que ça arrivera à nouveau, je vais devoir me concentrer sur le reste aujourd’hui. Tu ne m’en voudras pas, si?

Devenue indépendante en 1943, tu as déjà subis deux occupations plus longues qu’un trajet Beyrouth-Byblos en heure de pointe. De 1982 à 2000, Israël se baladait entre tes orteils et ton nombril, et entre 1976 et 2005, la Syrie faisait pareil du sommet de ton crâne jusqu’en bas de tes côtes. Une fois ces deux loustics rentrés chez eux, au moins officiellement, tu t’es cru tiré d’affaire. Mais tes voisins sont bruyants et bordéliques, et leurs ébats militaro-politiques éclaboussent souvent tes fenêtres. Et à peine 10 ans après qu’Assad et sa clique soient rentrés chez eux la queue entre les jambes, voilà qu’un million de leurs concitoyens paniqués se déversent dans ton salon, ton jardin, ton grenier et ta cave. Ils n’ont rien, ou presque. Ils veulent bosser, nourrir leurs gosses, vivre avec ce qui leur reste de dignité. Toi, de manière générale, tu n’es pas vraiment d’accord. Je n’oserai pas te demander de faire la différence entre les mecs en uniforme qui t’humiliaient et te menaient la vie dure il y a dix ans, et les familles en guenilles qui cirent tes pompes pour le 10ème de ton salaire aujourd’hui… Mais ça me démange.  Il me semble pourtant qu’en 2006, quand Tsahal testait ses nouveaux joujoux radioactifs sur tes usines, tes ponts, tes château d’eau et tes bicoques, tu avais laissé pas mal de tes gamins aller se planquer de l’autre côté de ta frontière Nord-Nord –Est… Non? Ca n’a aucun rapport? Donc la haine du syrien, très répandue chez toi, est justifiable par le comportement passé d’une armée de gangsters sous-payé aux ordres d’une dynastie de salopards indéboulonnables, si je te suis bien. Quel dommage. Heureusement, nombreux sont ceux qui, chez toi, prennent le contre-pied de cet exemple et passent leur temps à tenter d’empêcher l’Histoire de se répéter.  Mais le reste du monde te regarde, et comme souvent il est plus prompt à te juger quand tu dérapes qu’à te venir en aide quand tu te vautres dans le suicide assisté… J’y reviendrai.

C’est vrai que ces nuées de gosses qui viennent vendre des chewing-gums et des fleurs devant les bars jusqu’à 3h du matin, ça met mal à l’aise. On s’y habitue, à ce qu’on dit. Même quand ils ont 7 ans et titubent sous l’effet du whisky qu’ils se font passer, comme Ahmed le petit amateur de beat-box avec ses grands yeux noirs? Oui. Quand ils supplient, le visage tordu par l’incompréhension, la fatigue et la peur, quand ils errent seuls, dans des rues désertes, sans buts, les bras ballants comme cette gamine diaphane dont les petits pieds semblent ne pas toucher le sol? Quand on entend parler de réseaux de prostitutions impliquant ces petites bouilles aux regards durs et froids comme des douilles d’obus? Oui. Si tu le dis. Mais est-ce utile de les chasser à coup de pompes dans le derrière, de les invectiver en leur parlant d’époques qu’ils n’ont pas connu et d’exactions dont ils ignorent tout, comme le font trop de tes habitants? Pourquoi tant de tes chauffeurs de taxis, coiffeurs, serveurs et épiciers se jettent sur la moindre occasion de railler ces « syriens qui grouillent et qui (nous) piquent tout le boulot », comme si ils ne savaient rien du carnage unilatéral qui se poursuit tranquillement chez ces gens?

Et si on parlait des employés de maison? Allons, ne pars pas, je ne prétends pas te dresser un procès. Rappelle-toi, je t’aime, et du haut de mon gros quart de siècle je ne pèse pas lourd, dans mes accusations comme dans mes mots d’amour torrides. Parlons de ces femmes et de ces hommes s’il te plaît. Ceux et celles qui viennent d’Ethiopie, de Madagascar, du Sri Lanka et d’un paquet d’autres pays en perpétuelle rémission post-coloniale. Celles qu’on voit marcher les yeux rivés au sol, qui sursautent quand on leur dit bonjour, qui refusent de tisser des liens avec les arabes ou les blancs parce qu’elles ont peur d’en payer les conséquences. Ceux qui ont un jour de congé par an, ou une semaine tous les trois ans, pour ne rien faire quelques heures durant ou rentrer au pays voir leurs gosses.  Celles qui sont battues, violées, volées, emprisonnées sous le pont du carrefour Adlieh pour des raisons ineptes. 

Il faut dire que les contrats d’embauche sont plutôt stricts. A ton avis, à quel point faut-il être désespéré pour venir travailler ici, avec un salaire qui dépasse rarement les 300 dollars par mois, des congés presque inexistants et un passeport qu’on doit donner à ses patrons dès l’arrivée sur le territoire ? Comment peut-on en arriver à vivre dans une pièce spécialement conçue pour ramener l’employé à sa condition de sous-citoyen, avec des plafonds plus bas que le reste de l’appartement, une fenêtre si petite qu’elle tient plutôt de l’œilleton, et un matelas sur le sol pour seul mobilier ? Un pays reste-t-il une démocratie quand une frange de travailleurs immigrés, en situation légale, n’a pas le droit de posséder un smartphone ou de sortir de l’appartement de leurs employeurs sans autorisation de ceux-ci ? Pourquoi la sœur de la belle Aïcha doit-elle verser 2000$ à sa patronne pour avoir le droit de démissionner, de récupérer son passeport et de rentrer voir sa famille? Lorsque six femmes doivent se cotiser pour payer les frais d’inhumation d’une de leur collègue, morte de mauvais traitement, et faire rapatrier son corps au pays, peut-on parler de pays libre ? Et si je suis incarcéré en tant qu’employé de maison, comment suis-je censé payer mon billet de retour au pays, seule alternative à une longue peine de prison dans des cellules bondées et sans fenêtres, où se développent des maladies Moyen-Âgeuses ? Dommage que les médias y soient persona non grata… Non ?


Une employée de station de ski tout sourire à la fin de sa journée de travail d'une quinzaine d'heures


Ma belle, tu t’es gargarisé –avec raison- de ton statut unique de terre multi-confessionnelle où les différentes formes d’Islam et de Christianisme se côtoyaient dans la joie et la bonne humeur, en partageant un arabisme revendiqué. Mais l’Histoire, avec ses gros sabots habituels, a voulu qu’une bonne partie de tes chrétiens veuillent se croire français, il y a un gros siècle de ça. Quelques gros massacres entre chrétiens et kurdes avaient déjà compliqué les choses, c’est vrai, et les conséquences s’en font encore sentir. Même si comparé à cette grande guerre civile de la fin du 20ème siècle, ça n’était pas si grave. Surtout que le monde t’a refusé le droit de t’autodétruire tranquillement. Il a fallu que l’Arabie Saoudite, Israël, l’Iran, la Syrie, l’Irak, certains groupes palestiniens, la France et les Etats-Unis (et une poignée d’autres, mais on n’a pas toute la journée) viennent bouger leurs pions et squatter comme bon leur semblait. Si le racisme est une mauvaise herbe constamment malade, tu as eu affaires à des jardiniers hors pairs, puisqu’elle fleurit toujours.  Tu n’avais pas vraiment le choix. Et je soupire encore quand un chrétien du coin me parle des arabes qui seraient l’unique problème de la France ou affirme être un phénicien pur-sang. Je me retiens d’argumenter quand un musulman local m’affirme que les chrétiens et les chiites sont frères mais que les sunnites sont tous affilié à Daesh, ou que les chrétiens sont arrivés au Liban il y a moins de deux siècles et qu’ils n’ont rien à y faire.

Heureusement, tes derniers nés redonnent souvent confiance à quiconque prend le temps de les écouter. Croyants ou pas, aisés ou non, beaucoup d’entre eux sont déterminés à ne pas perpétuer cette image de putréfaction qui saute au visage dès lors qu’on jette un œil aux relations intercommunautaires de tes habitants. Il me suffit de vagabonder d’un bar à l’autre à Mar Mikhael (Beyrouth Est) ou Hamra (Beyrouth Ouest) pour discuter sans restrictions avec des palestiniens, des sunnites, des syriens, des maronites, des orthodoxes… Il y a deux semaines, je me suis même retrouvé par hasard au beau milieu d’une soirée éthiopienne, dans un de mes bars de prédilection. Excellent buffet à volonté, préparé par 4 africaines sapées comme elles le seraient chez elles, musique de circonstance, et une ambiance comme je n’en avais pas vu depuis mon retour en France. Des femmes qui s’embrassent tendrement, trois continents qui dansent avec plus ou moins de réussite, aucun sentiment d’infériorité ou de mépris… J’en suis sortis gris, rassuré sur ton compte et honteux de mon jeux de jambes. Récemment, j’ai également assisté un ami alors qu’il graffait l’intérieur d’un restaurant. Les patrons lui avaient expressément demandé de peindre le visage intemporel (et tout à fait africain) d’Erykah Badu sur le mur principal… Une première dans le coin, à priori. Ca change des boulots où les clients lui ordonnent constamment d’« éclaircir la peau » des personnages. Il est libanais, mais a grandi en Côte d’Ivoire jusqu’à ses 17 ans, vois-tu. Comme pas mal de tes gosses, qui passent une bonne partie de leur vie au Nigéria, au Cameroun ou ailleurs. Compte sur eux pour se différencier de leurs parents, petit à petit.

Evidemment, il n’y a pas que des soirées et quelques graffitis pour redonner le sourire. Les employés de maisons bien traités existent aussi, même si il faut fouiller un peu plus pour en dénicher. Et leur situation ferait des envieux dans tous les pays du golfe, où l’esclavage a encore de radieux siècles devant lui. Chaque année, tu fais quelques pas timides dans la bonne direction. Le mariage civil, qui permettrait de ne pas spécifier la religion sur le passeport de tes enfants. Le droit des femmes en général, qui les aideraient à quitter sans perdre la face des hommes trop portés sur la boxe et pas assez sur le dialogue.  Les droits des travailleurs immigrés, aussi. Essaye de ne pas trop reculer après avoir franchis une étape, ça fait désordre. Je t’en prie, et je suis loin d’être le seul, continue sur cette voie, sur ces voies, passe même la seconde, ça ne dérangera que les cons.  Et laisse-moi répondre à la question « pourquoi tu m’aimes » sereinement, sans avoir à parler de tout ça en préambule. Cesse d’être cette femme magnifique, cultivée, fêtarde, qu’on embrasse fougueusement avant de remarquer la carte du PNSS -Parti National Socialiste Syrien- (ou du Tea Party) qui dépasse de son décolleté…

Si tu n’aimes pas mon ton et que tu me trouves prétentieux, inculte et naïf, c’est aussi de ta faute : je sirote tes Almaza depuis ce matin, et j’espère continuer à le faire quelques années encore, en sillonnant tes rues, oreilles grandes ouvertes. De l’avis de beaucoup de tes enfants, il y a du boulot à faire ma belle. Et je suis certain que si tes voisins te laissaient tranquille quelques temps, tu progresserais plus régulièrement. Mais tu n’as jamais pu compter sur une paix durable, et il semble absurde de commencer maintenant. Tes qualités valent largement la peine de se pencher sur ta part d’ombre, et d’y allumer des feux, chacun à notre niveau.



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