Octobre se meurt
doucement. Beyrouth claudique comme d’habitude dans la fumée et le bordel
ambiant. Les étudiants, les hommes et femmes d’affaires, les expatriés et les
gamins syriens gambadent entre les Cherokee flambants neuves et les tas
d’ordures grouillants de vermine, nouveaux monuments dans une ville qui n’en
demandait pas tant. Les manifestations se succèdent, les infiltrateurs
décérébrés s’y donnent à cœur joie, le gouvernement lance de vagues accusations
pour se dédouaner de son bilan fantôme… Et l’hiver arrive.
Les premières
pluies ont été désastreuses, comme prévu par tout ce que le pays compte comme
docteurs, agriculteurs et spécialistes
en tout genre. Achrafye, le cœur chrétien de Beyrouth Est, a eu le privilège,
du haut de sa petite colline, d’observer de longues et silencieuses rivières de
déchets passer sous ses fenêtres. Etrange image, qui n’avait pas autant fait de
bruit lorsqu’elle se produisait dans d’autres régions du pays. Question de
niveau de vie des personnes touchées, peut-être.
Malgré tout, les
titres des journaux restent peu ou prou les mêmes, annonçant l’effondrement
imminent du pays, la culpabilité du 8 mars ou du 14 mars dans la situation
actuelle, ou des tirs à Tripoli. Rien de nouveau depuis une bonne vingtaine d’années,
donc. Il semble même que les manifestations n’intéressent plus grand monde pour
l’instant, les médias les évoquent à peine et l’effet de nouveauté a passé.
Beaucoup de jeunes qui furent galvanisés par la foule et l’opportunité de se
faire entendre lors des rassemblements d’aout se sont lassés, et sont bien vite
retourné à leur triste mantra : « On n’y peut rien de toutes
façons ». D’autres n’étaient venu que pour collectionner des photos de
leurs visages adorés devant le cortège, et ne sont pas prêt à renoncer à une
soirée par semaine pour marcher dans le centre ville en agitant des drapeaux
libanais. Les manif’, pour eux, sont passées de mode, comme les quartiers Monot
ou Gemmayze, autrefois bouillonnant de
vie et aujourd’hui presque abandonnés.
La critique du
mouvement « Vous puez » (« You Stink ») ne vient plus
seulement du gouvernement. D’aucuns ont commencé, voici quelques semaines déjà,
à mettre dans le même sac ceux qui crient au scandale et ceux qui le provoquent
par leur apathie congénitale. Comme si, devant l’immensité de la tâche, il
fallait tuer dans l’œuf toute tentative de changement. Comme si l’absence
d’expérience politique des organisateurs de manif’ les excluait de facto d’une possible solution à la
crise. Comme si les politiciens de tous bords avaient, eux, donné le moindre
signe de leur compétence supposée.
Difficile
d’ailleurs d’attribuer une palme à l’orateur politique le plus couillu, tant
les exemples abondent quotidiennement. Mais le cacochyme général Aoun est à
priori dans le peloton de tête, lui qui déclarait début septembre que les
manifestants n’avaient pas le droit de critiquer ainsi l’inaction du
gouvernement, puisque le peuple était également responsable de la crise des
déchets… Le ministre de l’environnement, Mohamed Machnouk, est quant à lui hors
catégorie. Alors que « Vous puez » réclamait sa démission, demande logique au vu de son
bilan inexistant, le voilà qui annonce avoir compris les revendications du
peuple. En conséquence, il se retire… Du groupe créé à la hâte pour trouver une
solution rapide au problème. Il reste donc ministre, mais n’aura plus à faire
semblant de s’occuper du plus gros désastre sanitaire que le pays ai
connu.
Tout cela s’est
passé entre le milieu et la fin d’un été assommant et nauséabond. Depuis, des
pansements troués sont posés sur des plaies béantes : réouvertures de
décharges fermées pour raisons sanitaires depuis des années, déversement des
ordures dans les plaines, les terrains vagues, les bois, les rivières… La mer.
Près de la Quarantaine, au nord-est de Beyrouth, une montagne de sacs troués,
d’aliments en putréfaction et de produits chimiques se dresse, sur plus d’une
centaine de mètres de long. Dans les
quartiers populaires de Furn el Chebbak, Sin el Fil et d’ailleurs, les camions
de Sukleen viennent à la faveur de la nuit déposer les détritus ramassés dans
les coins plus huppés de la capitale. Ou ne passent tout simplement pas vider
les lourdes poubelles vertes pendant des semaines, rendant des rues entières
irrespirables.
Dans le centre
ville habituellement immaculé, quelques tags et graffitis datant de l’été
rappellent la colère des libanais. Mais les conséquences de la crise,
accélérées par l’arrivée de la pluie, pourraient devenir autrement plus
sérieuses que quelques mots écrits à la hâte. La présence de grosses quantités
de déchets est évidemment propice à la prolifération de mouches, de rats et
autre porteurs de maladies potentiels. Les odeurs dégagées peuvent être
dangereuses, encore plus lorsque les habitants brûlent les poubelles pour
tenter d’en réduire le volume. Et en ce qui concerne la pluie, le cycle est
assez simple : elle tombe sur les amas d’ordures, les traverse avant de
s’infiltrer dans le sol, et de contaminer les nappes phréatiques qui sont à
leur tour utilisées par les agriculteurs pour arroser ou irriguer leurs champs,
et par les villes pour les douches que l’on prend chaque jour. Les légumes made
in lebanon auront donc baigné dans un bouillon abject tout au long de leur
pousse. Des appels à ne pas
« consommer local » se multiplient sur les réseaux sociaux. Des
maladies éradiquées depuis des lustres refont surface. Les politiciens gesticulent sans proposer de
solution viable, affirmant que la crise est enfin derrière nous. Elle ne fait
en réalité que commencer. Et lors des prochaines manifestations, s’ils viennent
à ériger un nouveau « mur de la honte » autour du parlement pour se
protéger, cela ne suffira peut être pas. Quand aux odeurs insupportables auront
succédés les malades et les morts en nombre conséquent, l’effet de mode ne sera
plus nécessaire.
La colère aveugle
l’aura remplacé.
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