lundi 10 août 2020

"Chiens Lucides"

Un petit bureau bien rangé, faiblement éclairé. Des armoires métalliques, une minuscule lampe verte posée sur la table en face d'un petit homme rondouillard et débraillé, au visage rougeaud et à l'air un peu perdu. En face de lui, un commissaire de police à l'uniforme impeccable qui le toise, les coudes fermement plantés sur le bureau en bois vieillissant. Derrière le commissaire, deux autres bleusailles sont plus ou moins avachis sur une petite bibliothèque, et prêtent attention au dialogue qui se déroule devant eux.


Guyniau -De toutes façons, j'avais aucune envie de jouer à ce jeu idiot. Je l'avais bien dit hein, j'ai même râlé tout mon saoul après le dîner, dès que Christine et Fatou ont commencé à dire « venez on fait un Chiens Lucides » en gloussant comme des pintades. « Chiens Lucides » franchement, ça commençait mal, tu comprends bien. Mais comme...


Le commissaire - « Vous », je vous prie monsieur Guyniau.


Guyniau -Heu oui, « vous » comprenez bien, toutes mes excuses monsieur l'commissaire. J'suis encore un peu secoué, moi.


Le commissaire -Bon.


Guyniau -Bon. Alors j'en étais où moi ? Ah ! Les pintades. Elles étaient toutes excitées, elles ont posé cette grosse boite sur la table avant même d'avoir débarrassé, et puis c'était partit.


Le commissaire -C'était partit ?


Guyniau -Ah bah oui, elles perdent pas d'temps les deux là, qu'est ce que vous croyez. Elles ont ouvert la boite, Raoul et Georgio se sont assis, moi j'ai finit mon verre et je suis allé dans la cuisine chercher la bouteille de mirabelle qu'on avait entamé la veille. Quand je suis revenu, y avait un tel foutoir sur la table que je savais plus où poser la boutanche, j'ai dit « Oh mais j'ai pas envie d'jouer moi », et puis les filles ont fait « Roooh », et je me suis assis. Une fois que Fatou et Christine ont terminé de ranger pour installer le jeu, j'ai eu la place de poser mon verre devant moi et je me suis servi une goutte de mirabelle. Georgio en voulait aussi alors j'en ai mis dans le bouchon de la bouteille, et puis je lui ai passé le bouchon mais je m'en suis renversé sur le pantalon, et j'étais pas rassuré parce qu'elle cogne quand même à 78% et qu'il paraît que...


Le commissaire -Mr Guyniau, ce que vous faites avec votre pantalon ne m'intéresse absolument pas, et je crois que vous ne saisissez pas bien la gravité de la situation. Sans même parler des dégâts matériels, ce sont dix sept blessés qui...


Guyniau-Oui, oui, bon, mais quand même ! Vous me demandez de n'oublier aucun détail, et après... M'enfin. Bon, elles ouvrent la boite, et elles commencent à en sortir tout un tas de trucs, de la ficelle, des petites figurines de différentes tailles, des fausses moustaches, deux douzaines de...


Le commissaire -Des fausses moustaches ?


Guyniau- Précisément, m'sieur l'commissaire, c'est qu'on en a besoin pour la partie du jeu qui se passe en extérieur. Et pas seulement en fait, mais c'est technique.


Le commissaire -... Mmmh.


Guyniau-Donc, heu, deux douzaines de petits pistolets à eau en plastique, une marmotte qui fait « couic ! » quand on appuie dessus... Et des cartes, deux ou trois dés avec trop de face, et d'autres choses que j'oublie, parce qu'on avait pas mal bu quand même, Georgio et moi.


Le commissaire -Évidemment. (le commissaire tousse légèrement, un air confus sur le visage) Alors la partie commence, c'est ça ? Et combien de temps se passe-t-il ensuite avant que les pompiers soient appelés ? Avant le départ de feu, si vous préférez.


Guyniau- Bah c'est pas facile à dire, les premiers tours ça se passait bien, je gagnais des tickets et des pièces sans vraiment comprendre pourquoi, mais ensuite Fatou a dit « Double huître » en mettant sa fausse moustache, donc on est tous partit se cacher pour ne pas avoir à échanger nos tickets avec elle, et c'est là que...


Agent de Police numéro 1 (se levant d'un coup et pointant un index tremblant sur Guyniau) -AHA ! Il ment chef, il ment ! Impossible que la dame ai dit « Double Huître » avant le tour des savates s'il ils ne jouaient pas en équipe, c'est...


Guyniau (benoîtement) -Ah parce que ça peut se jouer en équipe ? Ça, ça me la coupe, parce que figurez vous que...


Le commissaire -Ah, mais taisez vous ! TAISEZ VOUS ! Dunillon, rasseyez vous et fermez la aussi. Vous connaissez ce jeux ?


Agent de Police numéro 1 -Oui chef, j'ai, heu, fréquenté une femme qui organisait des tournois de Chiens Lucides chez elle, vers la porte de Montreuil. Mais je n'y ai jamais joué, d'ailleurs je connais à peine les règles et...


Le commissaire -Assez, assez. Continuez Guyniau, vous partez donc tous vous cacher, et ensuite ?


Guyniau -Et bien, heu, je crois que j'ai plus ou moins suivi Christine, parce que je me souvenais qu'elle était drôlement douée au cache-cache, mais Georgio m'a dépassé en chantant un truc sur « l'ombre de mon chien » ou je ne sais plus quoi, et j'ai compris que c'était râpé pour me planquer avec eux, alors j'ai pris une direction au hasard et je me suis retrouvé dans le four.


Le commissaire -Dans le... Dans le four ? (Il s'éponge le front en clignant des yeux)


Agents de Police numéro 1 et 2 – (à l'unisson, en haussant les épaules) Bah oui, dans le...


Le commissaire -(en se retournant vivement vers eux) SILENCE !


Guyniau -Oui, c'est sûr que j'aurai dû vous prévenir, le four c'est la pièce où on peut aller quand on a moins de tickets que de pièces et qu'on a utilisé ni la fausse moustache ni les pistolets à eaux, je crois, et il faut que la marmotte soit d'accord ou... Enfin. Donc bon, la pièce en question c'était chez les voisins d'en dessous, et forcément le temps que j'arrive à la porte, Fatou avait dévalé les escaliers derrière moi et m'arrosait avec le pistolet à eau dans lequel on met de la sauce soja, c'était vraiment collant en plus, vous savez la sauce qui est sucrée, pas la salée, celle qui...


Le commissaire (livide, la respiration sifflante) -Je me contrefous de vos sauces à la mords moi le nœud mon vieux ! Bon, finissons en, le feu est partit de chez vos voisins c'est ça ?


Guyniau -Oui oui, c'est ça. Mais c'était à prévoir, puisque Raoul était déjà planqué chez eux, et qu'il n'avait plus que ça comme recours pour éviter d'avoir à porter la marmotte, si j'ai bien compris. Et donc comme...


Le commissaire (écarquillant les yeux, frappant du poing sur la table, triomphant) -AH ! C'est donc monsieur Raoul, dont nous attendons toujours de retrouver la trace, qui met le feu au 4ème étage ? Et qui... (il farfouille un instant dans un tiroir devant lui, avant d'en sortir une marmotte en peluche noire de suie, qui produit un « couic ! » retentissant lorsqu'il la jette sans ménagement sur le bureau) et qui donc a laissé ceci près de la scène du crime, je me trompe monsieur Guyniau ?


(Guyniau et les deux agents de police regardent la marmotte sans mot dire, les sourcils froncés, en se mordillant les lèvres, puis les agents fouillent leurs poches avant d'y attraper quelque chose qu'ils se plaquent sur le visage)


Le commissaire -Et bien quoi ? Parlez ! (Il se retourne et se fige en observant ses adjoints) Qu'est... Qu'est ce que c'est que cette fumisterie ??! Où vous croyez vous ? Enlevez moi ces fausses moustaches ridicules sur le champs ou je vous fais mettre aux arrêts moi ! Vous...


Agent de police numéro 2 (l'air un peu embarrassé) -Bah, c'est qu'on aimerait bien chef, mais vous avec touché la marmotte...


Le commissaire -... La... La marm...


Agent de police numéro 1 -Et elle à fait « couic », donc elle n'est pas d'accord, et c'est à vous de jouer. Vous avez combien de tickets ?


Le commissaire (se prenant la tête entre les mains) -Mais je ne joue pas moi, je n'ai jamais...


Agent de police numéro 1 et 2 (à l'unisson) -Fallait pas toucher la marmotte chef.


Guyniau (sortant de la poche de son pantalon une petite flasque d'un liquide trouble) Bon, bah on est partit pour y être un bout d'temps on dirait, z'aimez la mirabelle ? Elle tape à 78% mais...


(Le commissaire se lève et traverse la pièce en courant, bredouillant et grognant tant qu'il peut, et finit par parvenir à l'extérieur du commissariat, en sueur, les cheveux en bataille, débraillé, à bout de souffle)


Le commissaire -Qu'est que...


(dehors, les passants immobiles l'observent, en ajustant qui sa fausse moustache, qui la visée de son pistolet à eau. Il flotte comme une odeur de sauce soja. De l'autre côté de la rue, un petit épagneul observe fixement le commissaire. Leurs regards se croisent. Le petit canidé se fend d'un clin d'oeil goguenard, avant d'uriner contre la roue arrière du véhicule de fonction du commissaire en affectant un air satisfait)


Le commissaire(Hurle à plein poumons)