Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, le 8/05/2020
L'immense stade « Soleil de
Miel » de Séoul débordait déjà, les foules se pressant à
ses 12 immenses portes argentées, minuscules insectes grouillant
autour pour tenter d'assister au tournoi en direct. Plus de 67 pays
étaient représentés parmi les compétiteurs, et presque deux fois
plus en ce qui concernait le public. Dans une majorité des capitales
du monde, des mois de publicités pour la compétition avaient
couvert chaque espace disponible légalement, et des vandales
rémunérés s'étaient occupé de répandre le message à l'aérosol
dans tous les recoins imaginables. Pour la première fois, on
s'attendait à une audience de près de deux milliards de personnes pour la finale la plus dantesque que « Checkpoint » ai
jamais connu. « Checkpoint », c'était le jeu vidéo en
ligne phare des 8 dernières années, avec plus de 379 millions
d'accrocs qui se connectaient quotidiennement, soit autant d'avatars
plus ou moins réalistes qui s’entre-tuaient en traversant au pas de
course des paysages criards. Une maniabilité particulièrement
intuitive, des possibilités de mouvements presque illimitées et une
atmosphère oscillant entre le gore le plus abject et la luxure
assumée avaient rapidement fait la popularité du jeu. S'ajoutaient à
cela une fonctionnalité permettant d'insulter
ses adversaires (d'énormes haut parleurs diffusaient les invectives,
pour lesquelles aucune censure n'était prévue), et une autre qui
permettait aux avatars de simuler l'acte sexuel en plein match avec
tous les détails qui faisaient immanquablement les gros titres de la
presse sportive du lendemain, lors des compétitions.
De par sa nature adulte, le jeu était
logiquement interdit aux moins de 21 ans, mais des versions censurées
des matchs étaient retransmises globalement, assurant aux joueurs
professionnels une reconnaissance mondiale et une adoration qui
frôlait la folie. Par chance pour eux, ils n'étaient connus que par
leurs avatars, et pouvaient donc aller et venir sans qu'une horde
d'admirateurs ne les arrête à chaque coin de rue... Et sans se
faire kidnapper contre rançon ou par des fans énamourés, ce qui
était arrivé à quelques champions dans le passé. Depuis, la
sécurité avait été renforcée lors des compétitions, et
l'anonymat était devenu obligatoire passé un certain stade de jeu.
Les avatars des quelques dizaines de joueurs les plus connus étaient
adulés avec une ferveur que les rares religions qui existaient
encore leur enviaient. On les retrouvait dans des dessins animés,
des publicités, des jouets, des films pour adulte, des bulletins
météos, des memes, des cartes à jouer. Les adeptes de Checkpoint
pouvaient passer des heures à comparer les caractéristiques
techniques de différents avatars de joueurs (vitesse, précision,
pourcentage d'occupation du terrain...), en s'écharpant sur les
possibilités qu'avait unetelle ou untel de parvenir jusqu'à la
deuxième place du podium.
La deuxième place, c'était tout ce
qu'on pouvait espérer remporter lors des grandes compétitions
depuis plus de quatre ans : il n'y avait qu'un vainqueur, le
même chaque année et dans chaque compétition, au point que le
public avait fini par le considérer comme étant hors catégorie.
Seamus1312, c'était le nom de son avatar, n'avait pas été écarté
du jeu par les créateurs de ce dernier, malgré l'absence de
suspense qui s'était rapidement installée. Ils le laissaient
gagner, encore et encore, dans des boucheries frénétiques qui
devenaient instantanément cultes, faisant vendre des quantités
considérables de produits dérivés. Et Seamus1312 ne se contentait
pas de gagner. Il parvenait en général à abattre la majorité de
ses adversaires avec une précision et une classe que la concurrence
ne parvenait jamais à égaler, ne passant que très peu de temps à
scander ses fameuses invectives (toutes devenues cultes) et
n'utilisant jamais les aspects les plus scabreux du jeu. A la place,
chaque fois qu'il terrassait un adversaire, il s'immobilisait
quelques instants avant de reprendre le cours de son massacre
pixelisé. Cette posture humble était très appréciée de ses fans,
qui se comptaient par dizaines de millions, et bien évidemment
décriée par ses détracteurs, qui étaient tout aussi nombreux.
Et ce soir, autour du stade « Soleil
de Miel », il y avait fort à parier qu'au moins 40% des gens
étaient venus pour lui. Pour voir ce colosse en 3d à la peau
cuivrée virevolter entre ses adversaires et les mettre en pièce de
ses poings démesurés ou à l'aide d'un de ses fameux lances clous,
occasionnant des dégâts aussi répugnants que télégéniques. Le
massacre promettait d'être épique, et pour cause : ce soir, le
premier prix était un chèque de 500 000 000 nouveaux roubles, soit
assez pour acheter la moitié de l'Amérique du Nord, ou de ce qu'il
en restait. Déjà les champions arrivaient dans les loges du stade,
en taxi-drone aux vitres teintées, et s'installaient en sirotant des
sodas à la ritaline, très à la mode dans le monde du gaming
professionnel. Tout le monde tentait d'apercevoir les joueurs et de
deviner leur identité secrète, chacun pensait voir Seamus1312 dès
qu'un homme de haute taille aux muscles saillants arrivait, à pied ou
en hoverboard. Mais aucun d'eux n'aurait la chance de le voir ce
soir. En effet, Seamus1312 était déjà là, dans sa loge, le bâton
d'une sucette au coca dépassant de la commissure de ses lèvres,
disputant une partie d'échecs en réalité augmentée tout en
balançant ses petits pieds sous sa chaise bien trop grande pour
elle. Du haut de ses douze ans, elle n'avait jamais pu supporter les
abords des stades bondés, les gens qu'elle ne connaissait pas qui
passaient la main dans ses courts cheveux vert fluo, le bruit,
l'impossibilité pour elle de voir autre chose que des silhouettes
immenses et agglutinées qui lui gâchaient la vue. Elle arrivait
donc systématiquement au moins dix heures à l'avance, généralement
en transports en commun, un livre ou une BD sous le bras et son gros
casque audio velu vissé sur les oreilles. Quelques parties d'échecs,
des dessins animés et des bonbons suffisaient généralement à son
bonheur, et elle restait là, dans l'une des loges prévues pour elle
à l'intérieur de chacun des cinquante-six stades officiels construits pour
Checkpoint à travers le monde, jusqu'au début du match. Le secret
entourant son identité était particulièrement bien défendu,
puisqu'elle n'avait même pas l'âge requis (seize ans révolus) pour
regarder les versions censurées des matchs auxquels elle participait
pourtant. Les créateurs du jeu avaient mis un an à s'en apercevoir,
et lorsqu'ils avaient enfin su, soufflés devant le succès que
rencontrait déjà la gamine, ils avaient préféré ne pas ébruiter
l'information et continuer à compter leurs sous. L'enfant
s'entraînait clandestinement depuis la sortie de Checkpoint, d'abord
aux côtés de son grand frère qui avait également bénéficié d'une
certaine notoriété lors des trois premières années de
commercialisation du jeu. Puis son frère avait disparu purement et
simplement des circuits de l'industrie vidéo-ludique. Personne
n'avait pu remettre la main sur lui, et sa petite sœur avait
continué à s'entraîner seule dans son studio perdu au milieu des
banlieues de Tunis, pour finir par devenir le Seamus1312 que le monde
croyait connaître... Mais qui était en réalité une gamine peu
bavarde dont on pouvait raisonnablement soupçonner qu'elle souffrait
d'une légère forme de handicap mental. Elle bougeait fréquemment
les lèvres sans proférer une parole, ou produisait parfois des
suites de longs sons aigus et stridents, avant de retomber dans le
silence, les yeux rivés sur un livre ou un plateau d'échecs.
Lorsqu'elle enfilait son casque de réalité virtuelle transparent
pour lancer Checkpoint, ses yeux s'écarquillaient et elle gardait la
bouche entrouverte, la tête légèrement inclinée en arrière, le
souffle lent et régulier. Dès qu'elle commettait une série de
meurtres suffisamment bien exécutés à son goût, elle ôtait le
casque et les gants de contrôle et se levait pour effectuer
frénétiquement une petite danse maladroite et silencieuse, qui se
traduisait chez son avatar par les fameuses pauses immobiles, avant
de se rasseoir pour enfiler à nouveau son équipement et continuer
le combat à mort qui s'offrait à elle. Personne ne la voyait ainsi,
puisque le personnel des stades utilisés pour les compétitions de
Checkpoint avait la particularité d'être réduit au minimum et
entièrement robotique, et même les créateurs du jeu ne
connaissaient pas son véritable nom, peut être parce qu'ils s'en
moquaient. Les joueurs étaient payés sur le compte du jeu, avec
des crédits qu'ils pouvaient échanger pour des nouveaux roubles ou
dépenser pour personnaliser leur avatar, ce qui rendait difficile
toute traçabilité directe.
Aujourd'hui donc, Seamus1312, ou plutôt
la petite gamine à la crête de cheveux verts et au mascara
maladroit, joue comme souvent aux échecs lorsque retentissent les
premiers jingles assourdissants, annonçant le début prochain de
l'épreuve. Sans changer d'expression, elle se lève de sa haute
chaise, s'assied dans son vaste fauteuil connecté, agrippe un jus de
tomate-gingembre reconstitué et enfile son casque en le sirotant
distraitement. La petite puce téléphonique 8G intégrée à l'os de
son poignet droit vibre légèrement, une voix nasillarde et calme
retentit dans ses oreilles : « Tu auras quatre minutes pour
sortir, ne cours que si on te poursuit. » Elle a un bref
sourire froid, termine son jus et le laisse tomber au sol entre les
sept ou huit précédents. La partie va bientôt commencer, les
joueurs adverses se suivent à l'écran en enchaînant les
chorégraphies osées et les gestes obscènes, les commentatrices les
plus connues enchaînent les plaisanteries douteuses, les joueurs
confinés dans leurs loges font craquer leur phalanges dans leurs
gants de contrôle noirs et jaunes, la musique électronique
s'accélère, les basses se fondent les unes dans les autres... Et
c'est parti. Cent vingt huit joueurs s'élancent en tourbillonnant sur l'immense
carte du jeu où fourmillent les pièges, les bonus et les cachettes.
Ils dégainent des armes aux formes absurdes, déjà les premiers
combats font rage alors que différents avatars se rencontrent dans
les dédales prévus à cet effet... Et Seamus1312 est abattu. Une
fois, puis deux, et une troisième en l'espace de trois minutes de jeu.
L'immense guerrier traverse les étendues abruptes de l'arène sans
logique apparente, ne s'arrêtant pas pour se défendre ou attaquer.
Très vite, les commentateurs deviennent visiblement perplexes, alors
que la star ultime du jeu donne l'impression d'avoir confié les
contrôles à un débutant. Les autres joueurs, eux, pensent à une
ruse, et leurs réflexes s'en ressentent. Mais quelle ruse ?
Seamus1312 tombe à nouveau sous les roquettes incendiaires d'un
adversaire, le second en titre de l'année dernière, qui triomphe
visiblement. Le premier round se déroule de façon infiniment plus
chaotique qu'a l'accoutumé, les joueurs et le public sont
sensiblement frustrés et confus, dans les gradins du stade les
hurlements désapprobateurs se multiplient. L'un des présentateurs
d'une émission phare sur le jeu se caresse doucement le menton
d'une main métallisé, en affirmant avoir toujours su que Seamus1312
finirait par craquer sous la pression, à fortiori au cours d'une
finale de telle envergure. D'autres soupçonnent un piratage, un
sabotage, une attaque cardiaque. On arrive à la fin des 40 minutes
réglementaires du 1er round dans 26 secondes. Tout à coup
Seamus1312, qui vient de ramasser un bonus de rapidité, fonce vers
ses adversaires les plus proches et en quelques instants, ce ne sont pas
moins de 31 avatars déchiquetés qui gisent à ses pieds. Le public
fait une crise d'apoplexie, les hommes hurlent, les femmes sifflent,
les présentateurs se contredisent de plus belle, le round prend fin.
Dans sa loge, l'enfant s'est levé d'un
bond, a enlevé son casque, et après une dernière petite danse pour
célébrer ce qui restera dans l'histoire de Checkpoint comme un
record absolu de meurtres dans un laps de temps aussi court, elle a
quitté la pièce en trottinant et en s'escrimant à ouvrir un autre
emballage de sucette au coca. Et la voilà qui tourne et re-tourne
dans les corridors sans fin du stade dont les murs sont couverts de
panneaux publicitaires interactifs, des hauts parleurs crachent des
musiques qui s'entremêlent alors qu'elle passe à côté, l'air
absent. Le deuxième round est sur le point de commencer, les
commentateurs luttent pour trouver un discours cohérent concernant
ce dont ils ont été témoins jusqu'à maintenant, aux quatre coins
du monde certaines personnes commencent déjà à comprendre ce qui
vient de se passer et crient au génie ou au meurtre. Alors que la
petite gamine parvient à une longue porte rouge barrée du mot
« Parking aérien » en Coréen, Russe et Chinois, elle
sent la puce vibrer dans son poignet droit. C'est le signal
confirmant que le round doit commencer, et que les organisateurs du
tournoi tentent de la contacter pour comprendre pourquoi elle n'est
pas à son poste, dans sa loge. En franchissant sans effort la porte
rouge grâce à une application d'ordinaire réservée aux robots
travaillant sur le site, elle active du bout de l'index un répondeur
automatique, qui en quelques dixièmes de secondes se met à émettre
sur presque tous les écrans géants disposés dans le stade et les
rues environnantes. L'image est granuleuse, pixelisée, le son
criard. L'avatar Seamus1312 apparaît, scandaleusement viril, les
sourcils froncés et une moue vicieuse sur le visage... avant d'être
remplacé par une bande enregistrée de sa tête à elle,
inexpressive, enfantine, psalmodiant comme souvent des mots
inaudibles. Le public et les organisateurs n'ont pas le temps
d’échafauder la moindre supposition quant aux événements qui
surviennent, puisqu'elle se met rapidement à hululer quelques notes
discordantes, avant d'ouvrir grand ses yeux verts et de scander d'une
voix presque métallique, où perce un léger accent d'Afrique du
Nord : « N'attendez pas la prochaine débauche de sang et
de sexe, car elle n'arrivera pas. Vous venez d'assister au dernier
match de ce jeu putride, ce qui vous laisse le temps de vous pencher
sur vos pitoyables vies et d'enfin tenter d'y changer quelque
chose... » Le public a cessé de respirer, les organisateurs
se rendent compte trop tard de ce qui s'est produit au cours du round
précédent et s'arrachent les cheveux en hurlant, donnant des ordres
dérisoires à leurs assistants dépassés. L'enfant continue, sur
une note, de réciter un texte qui n'est de toute évidence pas
d'elle, entendu à cet instant précis par 2.2 milliards de ses
contemporains. « Le meurtre et la vulgarité en 3d sont devenus
vos précieux médicaments, qui vous permettent de digérer l'une
après l'autre vos journées misérables tandis que tant de vos
frères et sœurs se meurent dans des conditions de vie
indescriptibles. Hors, en 40 minutes, je viens de rendre caduque
cette béquille qui faisait paraître tolérable ce qui ne peut pas l'être. »
Apparaissent alors en surimpression une grille de résultats et des
dizaines de reçus de paris sportifs légaux et illégaux, prouvant ce
que de plus en plus de gens ont commencé à comprendre :
Seamus1312 a réussi l'exploit ultime. Elle a bien évidemment été
la seule à parier que le vainqueur du premier round serait le
Libanais Tallatofleat961, l'éternel deuxième cette année. Et
ayant parié sur d'autres situations très précises (comme les
exemples donnés à l'écran : « Premier joueur à mourir
par balle », « plus gros massacre dans les 30 dernières
secondes du premier round »...), puis en ayant fait en sorte de
remporter ces paris plutôt que de jouer selon les règles
habituelles avant de déconnecter son avatar, la gamine vient de
gagner au bas mot 2,3 milliards de nouveaux roubles. Et de mettre fin
au championnat du monde de Checkpoint, pour cette année au moins,
causant des pertes considérables pour les organisateurs et toutes
les marques impliquées dans la promotion de l'événement. Des
émeutes éclatent dans le stade alors que le discours de l'enfant
retentit encore, des voitures prennent feu au dehors. « L'argent
que je viens de recevoir grâce à tant d'entre vous sera utilisé
pour des causes dont vous n'entendrez jamais parler si vous
n'acceptez pas d'ouvrir les yeux ». Cette dernière phrase est
répétée en boucle alors que la petite silhouette à la crête
verte parvient au bout du parking de drones et s'engouffre d'un bond
dans l'un d'entre eux, un véhicule spacieux d'aspect ancien, rouillé
et grinçant.
Devant elle, un jeune homme
encapuchonné la fixe en souriant, avant de saisir son poignet si
menu et d'y faire une minuscule entaille à l'aide d'un cutter.
L'enfant grimace légèrement, puis esquisse un rictus. Le jeune
homme en sort la petite puce 8g, qu'il jette nonchalamment par la
fenêtre de l'engin qui décolle déjà. « Bien joué petite
soeur », sourit-il tandis qu'ils s'élèvent dans la nuit et
s'éloignent à bonne vitesse du Stade « Soleil de Miel ».
La gamine se contente de hululer à nouveau.