vendredi 22 janvier 2021

D'ordinaire

 Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, co-imaginée et illustrée par Nashe RBK 

Les articulations du robot produisent leur petit grincement habituel lorsqu'il touche pour la première fois le sol desséché des pourtours de l'immense cratère. L'endroit n'inspire pas grand chose de positif, comme souvent, mais on n’est pas encore assez idiot pour programmer des robots flippés, alors ça ne me dérange pas plus que ça. J’emboîte le pas au tas de ferraille en faisant craquer ma nuque, passant en quelques pas du confort de mon caisson de cryogénisation, vissé au sol du vieux vaisseau humide, à la surface salée de cette planète qui m'ennuie déjà. On doit être à peu près au bon endroit, je le sens. Pensez, c'est pas pour rien qu'on envoie chaque fois ce brave Shepard faire du jardinage 3.0 dans des banlieues galactiques dégueulasses. « Maudits ceux qui savent faire », hein, c'est pas ça qu'on dit ?


Je marche le long du vaisseau, un ancien modèle "Musk Maestro 131-2" qui suinte la retraite par tous ses boulons, et jette machinalement un coup d’œil alentour. D'ordinaire, les différents mondes où je traîne mes os sont par définition inhabités, inhospitaliers, aussi chiants à regarder que les débats politiques du siècle dernier. Et ce que j'ai sous les yeux ne déroge pas à la règle. Le cratère doit faire entre 2300 et 2500 hectares, que du cailloux jaunasse et de la poussière au diapason. Edgar, sans rire c'est le nom du robot (pour « Équipement de Délimitation Géologique d'Assistance Rapprochée »), Edgar donc est en train de dévaler à toute vitesse la pente devant nous, vers l'épicentre. Va falloir le suivre. Je renifle un bon coup et crache à mes pieds, le glaviot traverse dans un crissement l'invisible membrane générée autour de ma ganache par mon Simulateur d'Atmosphère Individuel. C'est le truc qui me permet théoriquement de respirer à peu près partout, sans casque ou quoi que ce soit. Le jet de salive touche le sol en crépitant, produisant une infime quantité de vapeur à laquelle je ne prête pas vraiment attention. D'un doigt j'active les petites fusées qui encadrent mon sac a dos. De part et d'autre de mes bottes jaillissent des skis aiguisés qui fendent la terre, la roche et la poussière, alors que je me lance à la poursuite de ce foutu cube métallique sur pattes. En chemin je cogite sur le temps qu'il me reste avant de retourner dans mon caisson, tranquille. Cette tiédeur unique, l'absence de son, l'obscurité. La vie. Je regarde l'un des petits écrans sur mon avant bras, et qui indique 379km/h. Classique. On y sera bientôt. Des petits cailloux se fracassent sur le champ de force émis par mon plastron, la roche éclate sur mon passage, 425km/h, je pourrais battre mon record. Si j'essayais.


Edgar est déjà au centre, je vois sa silhouette de gros clebs cubique qui s'immobilise, ses quatre pattes se plantent dans le sol d'un coup en soulevant de fins nuages jaunes. Puis du cube couvert de rainures qui forme son corps jaillit un long tube orange d'où s'échappent quantités de câbles minuscules, et qui se met à tourner sur lui même en crachant à intervalle régulier les tiges noires qui deviendront les piliers du Dôme. Avec une régularité prévisible -c'est une machine, je vois pas où est le miracle- chacun des futurs piliers en question va se ficher sur la paroi intérieure du cratère, avant de s'agrandir a toute vitesse pour atteindre plusieurs centaines de mètres. Entre eux se créera automatiquement un Simulateur Atmosphérique Temporaire autrement plus puissant que la babiole qui me maintient en vie. En général, l'installation prend à peine quelques minutes. Le temps d'en griller un.


Étant arrivé au niveau d'Edgar, qui a terminé son petit manège avec ses tiges, je rentre d'un clic mes skis et les réacteurs, et sors d'une de mes poches à munition un cigare reconstitué. De l'autre main j'effleure le bouton situé en dessous du canon orange du robot, ce qui a pour effet de le replier en un instant. Du côté droit d'Edgar sortent deux petites fioles d'une substance visqueuse, que je saisis sans réfléchir avant de les poser sur la partie plane de son « corps ». C'est un cube, pas difficile hein, à ce stade on dirait presque une table design avec ses pattes qui brillent, ses motifs anguleux et sont aspect poli. En deux ou trois enjambées, je me retrouve au beau milieu -le milieu exact quoi- du cratère, à quelques mètres d'Edgar qui ronronne doucement, et j'allume mon premier cigare en 3 ans. De la main droite, en soupirant, j'attrape sous mon plastron pectoral le tube transparent où s'agite un liquide vert, qui est l'unique raison de ma présence ici. Chaque millilitre de ce truc coûte autant qu'un bon million d'Edgar dernier modèle. J'en ai une demi- pinte, au bas mot. Après avoir vérifié que le simulateur atmosphérique fonctionne (tout roule), j'analyse d'un œil distrait la topographie environnante, en dévissant du bout des doigts le bouchon métallique du tube. Puis, cigare aux lèvres, d'un grand geste du bras, j'en répands le contenu devant moi sur plusieurs mètres. Et ça commence.



D'abord, une sorte de purée verte se met à grouiller là où s'est déposé le liquide, puis la purée se met à grossir tandis que de grosses bulles éclatent à sa surface. De quelques gouttes, on passe à des milliers de litres qui se démultiplient, couvrant en moins d'une minute l'intérieur du cratère, alors que je me dirige à nouveau vers Edgar pour me saisir des deux petites fioles toujours posées sur son plateau. Même pas le temps de me retourner que les premiers arbres ont commencé à se former, en produisant comme chaque fois des craquements et grincements d'apocalypse. Les fioles toujours en main, je tire de grosses bouffées sur mon cigare en me demandant le type de rêve que je vais sélectionner pour mon prochain hyper-sommeil. La prochaine planète est à peine à 12 années lumière, ça devrait prendre une quarantaine de mois maximum. D'ordinaire je choisis le type de rêve le plus simpliste, fond noir, silence, dissolution.

 
Tout autour d'Edgar et moi bouillonne maintenant une flore toute neuve, d'immenses lianes d'un bleu vif s'élancent pour atteindre les branches des plus hautes tiges qui n'en finissent plus de s'étendre dans toutes les directions, une mousse orangée pulse partout au sol, faisant apparaître ça et là des fleurs-feu de la taille d'un terrain de golfball. Entre les cascades et les lacs qui se forment ça et là, les arbustes deviennent en quelques instants des squelettes de cathédrales disloqués, se reliant les uns aux autres au premier contact et formant un maillage irrégulier et moucheté de feuilles de toutes tailles, multicolores, changeantes.




Quel type de rêve, donc ? Peut -être un truc qui bouge un peu pour une fois ? Un peu de sang, du cul, tout ça ? Mmmh. Ou alors je saute le pas, et je tente le rêve fait maison que j'ai programmé voici une demie douzaine de planètes au bas mot. A peu près aucune chance d'en revenir vivant, je crois que c'est le but. Pas sûr. 

Bon, la flore ça va, allons y pour la faune et l'air. C'est pas les pauvres piliers d'Edgar qui vont suffire à terraformer ce trou à rat. Une fiole dans chaque main, j'expire un grand coup, en tentant sans succès de refaire craquer mon cou endolori. Puis je lance les deux fioles au hasard, dans le fouillis végétal qui continue de s'entortiller, de grimper, de foisonner autour de moi. En fait, les plantes créent un genre de micro-phénomène atmosphérique, et la fiole « d'air » s'allie à ce truc pour en augmenter considérablement l'effet, ce qui fait en général exploser les piliers installés par Edgar, détruisant le Simulateur d'Atmosphère Temporaire et répandant la véritable atmosphère partout sur la planète, ou l'astéroïde, enfin vous voyez l'tableau. Ensuite les plantes et les bestioles colonisent tout ça, ce qui peut prendre un bout de temps, pendant lequel il n'y a strictement rien a faire, à part attendre pour « s'assurer du succès de l'entreprise de terraformation/colonisation » comme ils disent là bas. En l'occurrence, étant sur un corps céleste d'environ 300 fois la taille de Mars, ça va encore mettre une plombe, m'étonnerait même pas que ça dépasse la demi- heure. Comme si j'avais que ça à foutre. Bon. J'entends un feulement rauque derrière moi vers la gauche, qui semble venir d'un truc assez costaud. La fiole de « faune » fonctionne déjà à plein tubes, d'ordinaire elle génère entre 25 et 65 espèces différentes par seconde pendant la première minute, puis ça ralentit avant de s'arrêter pour de bon aux alentours de 3 minutes et demi. Je me racle la gorge en dégainant mon petit pistolet R4, et crache mon bout de cigare fumant en me retournant pour voir ce que les « MGA » (« Manipulations Génétiques Aléatoires ») du programme d'Edgar ont concocté cette fois- ci. Vache, c'est costaud effectivement. Je dirais 6 ou 8 mètres de haut à vue de nez, bicé... non, tricéphale, avec des pattes... Ou des tentacules, je sais pas trop, mais y en a un paquet en tout cas. Ça se déplace en ondulant au sol, plutôt vite, dans ma direction. Et ça a l'air assez con pour vouloir me béqueter. Je lève le R4, en visant au jugé, hop hop, deux coups, la créature s'immobilise puis explose dans une gerbe de sang rose et visqueux. Près d'elle, dans la végétation qui n'en finit plus de se déployer et d'évoluer, un milliard d'autres espèces animales se développent et s'égaillent dans toutes les directions, alors que j'essaye de me gratter le bas du dos par dessus ma combinaison. J'ai jamais pu piffrer leurs caleçons auto-lavants, c'est un cauchemar. Je compte comme prévu les sous-espèces principales pour m'assurer que le clébard à port USB a bien fait son job. Juste à mes pieds, une demi- douzaine de types d'insectes sont déjà en train de se mener une guerre sans merci. Check, donc. Là bas, à deux cent cinquante mètres au dessus de moi, deux ou trois trucs ailés s'accouplent ou se battent en plein vol, ils sont encore plus gros que mon vaisseau, et on entend d'ici leurs cris stridents. Check. Et dans la jungle qui m'entoure, des poilus, des ovipares, des parasites, des carnivores, des perdants, des sournois, ceux qui évoluent en « volant » le code génétique de leur proie, ceux qui se nourrissent de lumière et de radiations, tout ça... Check, check et re-check. Différents chaque fois, répétitifs pourtant.


Ça fait précisément 31 minutes que j'ai lancé le processus. Je suis assis sur Edgar, les jambes ballantes, et je joue aux échecs sur l'un des écrans de mon avant- bras droit, sans réfléchir. Des serpents à plumes filent sur le sol, une espèce d'oiseau à six pattes pond des œufs ailés qui vont se nicher un peu partout, des primates développent déjà les premiers outils pour se foutre sur la gueule. Bien envie d'essayer mon « rêve », un aller simple vers le calme, l'obscurité, le rien. Échec et mat, encore. Même en niveau de difficulté maximum, l'ordinateur se plante. Trop facile. Bon. Ça devrait se terminer à peu près mainte... Un « bip » dans mon oreillette, puis deux autres très rapprochés. C'est fini, la planète est à présent recouverte de trucs vivants qui mangent, baisent et s'entre-tuent dans la joie et la bonne humeur, youhou, faites vos valises monsieur Edgar, on s'arrache. Je saute au sol, crache un coup, puis mon jetpack s'active et m'emporte automatiquement vers le vaisseau tandis qu'Edgar se réveille et trace sa route à travers la nature à monter en kit, sans faire trop de cas des divers organismes présents sur son passage. En m'élevant dans les airs à 300 km/h, je le vois qui laisse derrière lui un corridor de destruction, en fonçant en ligne droite vers notre objectif commun. J'arrive bien avant lui, et je sors de mon plastron un deuxième cigare, mon dernier, en poussant du pied les œufs difformes qui se sont retrouvés devant l'entrée de service du vaisseau. J'ai un peu mal au bide, le bas de mon dos me gratte toujours. Un primate assez évolué surgit de sous la passerelle avec un genre de gros gourdin, il me fixe avec ce qui doit être une expression haineuse mais c'est difficile à dire avec une tronche pareille et autant d'yeux. Il se rue sur moi, hop, l'instant d'après il n'est qu'une flaque gluante et j'allume mon cigare en réarrangeant le devant de ma combinaison pour plus de confort. Edgar débarque enfin, et on emprunte la passerelle avant que l'épaisse porte se referme sur nous en grinçant. Je crois que j'ai pris ma décision.


Ce con d'Edgar commence son laïus, avec une voix nasillarde, que j'avais choisie parce qu'elle me faisait probablement rire autrefois. « Félicitation, Shepard, et bon anniversaire ». Merde, c'est aujourd'hui ? « Que votre 56ème année soit pleine de succès, pour vous et pour la Fédération Muskienne. Voici les 13 prochaines planètes que son Altesse a jugé bon de... » D'un claquement de langue je coupe le son, et m'assois sur le bord de mon caisson de cryogénisation tandis que le vaisseau décolle à Mach 3 sans une secousse. Par le hublot à ma gauche, j'aperçois ce monde naissant qui se développe à présent seul, augurant de potentielles nouvelles ressources naturelles, des civilisations jamais observées, blablabla, vaisseau boulot dodo quoi. Dodo, surtout. Je me lève pour aller sortir ma bouteille de whisky lunaire 50 ans d'âge, dont il reste un bon verre que je descends au goulot en me grattant l'entrejambe. Saleté, ça vieillit mal leur truc, passé 55 ans c'est vraiment de l'essence. Ça réchauffe, au moins. J'entends Edgar qui s'installe sur sa surface de chargement et qui replie ses pattes couvertes de boue avant de vrombir quelques secondes puis de s'éteindre tout à fait. De retour sur mon caisson, je trifouille les options de mon simulateur de « rêve » pour sélectionner celui que j'ai programmé moi-même. Mouais, ça a l'air assez sévère. La machine tente de me prévenir du danger d'exécuter un programme inconnu, je l'envoie paître, elle abandonne et prépare en un clin d’œil le cocktail de tranquillisants et autres joyeusetés que j'ai inventées. Dernière chose à faire, un petit message vidéo aux patrons. « Marshall Raoul Shepard, matricule MT 121314, Terraformeur en chef de la région XS961 et au delà, au rapport. Les planètes F//23 à F//5674 ont été terraformées avec succès. Pertes minimes, dégâts insignifiants. Je vous informe par la présente que mon accompagnateur EDGAR V.3.5 poursuivra seul l'agrandissement de la Fédération dans le secteur de Gemmayze 32. J'ai pris mes dispositions afin qu'il puisse assurer la continuité de la Mission de façon autonome et efficace. Longue vie à la Fédération, terminé. » Hop, ça c'est fait. Ils le verront dans deux mois au minimum,  et qu'est ce que ça peut leur foutre.



Je m'allonge dans mon caisson, le whisky me monte à la tête, je crois même que je souris. Je ressens à peine le petit pincement qui se produit quand le câble de transfert de « rêve » vient se brancher dans la prise sous mon oreille gauche. Finie toute cette merde, ces journées sans fin à faire les mêmes gestes, avec plus ou moins les mêmes résultats. D'un geste de la main, j'éteins l'ensemble des écrans et des sources de lumière de l'habitacle du vaisseau.
 
Et j'attends la libération.
 
La simplicité.
 
Le néant.
 
Adieu la Fédération, la création à la chaîne d'écosystèmes, le rôle semi divin, les cigares recyclés.
 
Adieu Edgar.
 
Après des décennies à changer seul la face de l'univers, ce qui aura mis fin à ma mission n'est pas un monstre hideux sorti d'une de nos éprouvettes, une éruption solaire ou une tempête de météores incandescents.
 
C'est l'ennui.
 
L'ordinaire.