lundi 7 décembre 2020

L'obscurité, toujours

La prêtresse 

 Nouvelle écrite à partir de trois œuvres de l'artiste Kal Dea, qui furent exposée à la galerie Wawi à Paris dans le cadre de l'exposition "Frisson"


L'obscurité, toujours.


Je reprends vaguement conscience, encore nauséeuse et cherchant comme chaque fois à respirer un air qui m'est pourtant interdit. Voici peut-être cinq heures que je gis, informe et pathétique, sur l'accoudoir du fauteuil décrépit qui trône au milieu de cette cahute ignoble. Comme tous les soirs, le vent passe en sifflant entre les vieilles planches qui en forment l'enceinte. Malgré le bruit de l'océan tout proche, les gémissements brûlants de celui qui fut presque mien me parviennent par moment, lancinants, abjectes, alléchants. J'entends le rire de la prêtresse, grumeleux et monocorde, qui tranche avec son élégance d'un autre siècle. Elle doit en avoir fini avec lui pour ce soir. La voici qui apparaît dans la petite pièce mal éclairée, titube vers moi, m'attrape par ce qui me tient lieu de cou et me soulève pour me placer devant son visage, hilare. La pointe de l'aiguille se rapproche à nouveau, inexorable, acérée, toute puissante. A dire vrai, cela fait maintenant des mois qu'elle ne m'utilise plus pour se venger d'autres prétendantes ou d'ennemis quelconques, mais simplement pour se divertir. De femme, je suis devenu effigie de chiffons, immobile, minuscule, hideuse, maudite. Mon œil droit grossièrement remplacé par un bouton subtilisé sur une chemise de l'homme que j'aimais. Mes lèvres, qui plaisaient tant, à présent cousues à la va-vite, mon visage sans vie criblé par des aiguilles orphelines.


Des fils s'échappent de chacune de mes pauvres articulations, tandis qu'elle me secoue brièvement en m'accablant d'insultes improvisées. Je n'écoute plus. J'attends. Cette fois, l'aiguille me perce entre le nez et la bouche, transperçant de part en part mon visage puis ma nuque. Comme chaque soir, la douleur est intense, effroyable, et comme chaque soir aucun cri ne s'échappe de mes pauvres lèvres sans vie. Je hurle en silence, je me recroqueville sans bouger, je sens la Folie qui rôde, toujours plus près, alors que l'aiguille ressort pour se planter à nouveau, encore et encore. Mais ce soir, c'en est fini de cette odieuse malédiction. Ce soir, je redeviens femme, jeune, ronde et forte comme les vagues qui rythment chaque minute de la vie à Port au Prince. Ce soir je cesse de souffrir d'avoir aimé le même homme que cette Prêtresse cruelle et dépravée et c'est la fin de sept années de soumission, de châtiments inventifs, de cette asphyxie constante et immuable. Ce soir, j’ose à peine y croire, mais je le sais : c'est le Baron qui tient les rennes. 


Il m'est apparu il y a peu, tandis que la prêtresse préparait l'une de ses décoctions dans un coin de la pièce en éructant des mots interdits. Je ne l'ai pas vraiment vu, mais il était là - en esprit du moins - autour de moi, enjoué et bondissant au rythme d'une musique que je n'entendais pas. J'ai su que c'était lui dès que sa voix s'est mise à résonner dans ma tête de tissus criblée de trous. « Bien le bonsoir belle dame, c'est votre douce sœur qui m'envoie. » La prêtresse n'a pas réagit, je semblais être la seule à entendre l’esprit des morts. J'aurais hurlé mon allégresse si j'avais pu. « Comme il est affligeant de vous voir ainsi traitée, simple poupée livrée au bon plaisir de cette appétissante prêtresse... Vous n'ignorez pas que le jour des morts approche, n'est ce pas ? » Le jour des morts. L'unique jour de l'année où le Baron Samedi, puisque c'était lui, daignait parader parmi nous et venger les âmes errantes. J'avais perdu la notion du temps, mais je l'écoutais avec attention. « Qui sait, peut-être reviendrai-je alors en ces lieux vous délivrer de cette morne existence, comme le souhaite votre sœur... Mais toute chose a sa valeur propre, vous ne l'ignorez pas. M'accorderez-vous donc une danse en échange, petite âme ? » Muette, je signifiais mon approbation intérieurement, emplie d'espoir. « A bientôt alors jolie chose, comme il me tarde de vous voir chalouper à nouveau » susurra-t-il avant de s’esclaffer et de disparaître tout à fait. 


Cette visite, je ne la laissais jamais quitter mes pensées depuis, me languissant du jour où, redevenue femme, j'arpenterai enfin les rues de la ville, aguichant les hommes et souriant à leurs épouses, chantant et riant, vivante, mouvante, vraie. Et ce soir, le Baron tiendra sa promesse, et j'aurai ma revanche. 


L'aiguille sort de ma poitrine une dernière fois. La douleur est au delà des mots, aveuglante, la Folie se rapproche, mais je la tiens à distance. La prêtresse semble se lasser et me jette au sol, près des carcasses de poulets et de poissons. Le vent redouble d'intensité, alors qu'elle se dirige vers l'un de ses chaudrons pour y verser quelque poudre noirâtre et collante. J'entends l'homme que j'aimais lui dire au revoir, puis s'éloigner sur la plage. Et déjà je sens la présence du Baron, légèrement tout d’abord puis indéniablement, quand les bougies qui parsèment la pièce se mettent à rougeoyer avant de s'éteindre l'une après l'autre. La porte s'ouvre d'un coup dans un grincement criard, et une braise suspendue dans l'obscurité apparaît. Un instant de silence, puis la braise se fait incandescente, illuminant les lieux. La braise, au bout du cigare, au bout de ses doigts... Et le voici. Un large sourire barre son visage grimé comme un crâne nu, et son immense chapeau haut de forme frotte le plafond à chacun de ses mouvements, qui sont autant de pas de danse. Sa veste cramoisie, élimée et presque transparente, flotte autour de son corps sec et couvert de suie alors qu'il tourne sur lui même pour faire face à celle qui me retient captive. La prêtresse s'est retournée, et le fixe sans mot dire, tenant toujours à la main une louche dont s'écoule une substance gluante qui fume en touchant le sol goutte à goutte. « Quelle surprise Baron... » finit-elle par glousser, masquant mal la terreur qui déjà s'empare d'elle. « Ne te fatigue pas Marinette, c'est moi qui distribue les cartes à présent » la coupe-t-il en se déhanchant lascivement, avant de lui souffler en plein visage une fumée sombre et poisseuse. « Voici sept ans que tu joues avec elle », il me désigne d'un geste de sa mâchoire blême. « Et tu n'es toujours pas satisfaite ? J'ai croisé ton beau, tu sais, et je ne crois pas qu'il vaille la peine de se démener ainsi ». Il se penche et me ramasse en un éclair, joue avec moi un instant, puis me tend vers la prêtresse en ajoutant : « Quoi qu'il en soit, elle m'a promis une danse, et sa sœur s'est démenée pour attirer mon attention ». Un rire salace s'échappe de ses lèvres. Et devant moi, voici ma tortionnaire qui se fige, laisse échapper un cri rauque et tombe au sol. Des craquements retentissent alors qu'elle se lacère le visage et le cou, dans une panique que je ne connais que trop bien : elle cherche l'air, l'air précieux et indispensable à sa vie d'avant, tandis que son corps se ratatine et que sa peau devient rugueuse, inhospitalière, filandreuse. Je la dévore du regard, elle se tord, se plie, ses yeux se dessèchent puis deviennent plat et vitreux, se cheveux seS froissent, ils sont faits de la même paille que les miens à présent, puis elle s'immobilise là, entre la louche encore fumante et un vieux grimoire couvert de moisissure. 


Le Baron, qui n'a cessé de danser d'un pied sur l'autre en me tenant de manière à ce que je ne perde pas une goutte du spectacle qui s'offre à nous, tourne à nouveau sur lui même en ajustant son chapeau de sa main libre. Il tire une longue bouffée sur son cigare qui crépite, et me tourne vers lui, tout sourire. « Voilà qui est fait petite âme, à votre tour à présent », murmure-t-il en me lâchant. Mais je ne tombe pas, je m'étends, je gonfle, j'envahis l'espace autour de moi, je respire pour la première fois depuis sept interminables années... Puis mes pieds touchent le sol. Je regarde mes mains, aussi fine qu'autrefois, puis mon corps nu que j'ausculte du bout des doigts, en riant à pleine voix. Je suis à nouveau telle que j’étais voici sept ans. J’offre au Baron mon plus beau sourire, je danse pour lui, j’ai envie de chanter, d’engloutir des festins, de m’enivrer. J'envoie valser d'un coup de pied le bout de chiffon désarticulé qui, voilà encore un instant, était le corps de la prêtresse. Le Baron Samedi tape dans ses mains en s'esclaffant devant le spectacle de ma liberté toute neuve... Puis il se redresse soudainement en me tendant l'une de ses mains gantées. « Ça n'est pas tout, ravissante damoiselle, mais on m'appelle ailleurs, vous n'ignorez pas que d'autres âmes persécutées attendent d'être, hum, vengées elles aussi. Avant cela, je vais vous montrer votre nouveau - ou devrai-je dire votre dernier- chez vous. » Je reprends mon souffle, interdite. Je n’ai plus envie de danser. « Votre sœur m'a agréablement supplié de mettre fin à cette triste malédiction, mais elle ne m'a aucunement demandé de vous ramener parmi les vivants, sachant très bien que mon rôle en ces lieux est de garder les morts au cimetière et les vivants loin de ceux-ci. Or, vous avez bel et bien quitté le monde des vivants dès le jour où la première aiguille a percé votre enveloppe brodée. En route donc, ma jolie, le temps nous manque déjà, et je ne manquerai pas de venir vous visiter lorsque j'en aurai terminé avec ceux de vos semblables qui ont souhaité ma venue ce soir. » 


Je vois ma main se lever et prendre la sienne, sans pouvoir proférer un mot. Le long de mon avant bras, de larges cicatrices desséchées apparaissent lentement. En baissant les yeux, j’en remarque tant sur mon ventre et mes jambes que ma vue s’obscurcit un instant. Je me rends à peine compte que je tremble de tous mes membres, alors que les murs et le plafond deviennent flous puis s'effacent peu à peu pour laisser place à un décor d'apocalypse. Nous voici dans les ruelles sombres et en ruine du Territoire des Morts, au milieu d'un festival de cadavres en goguette, de silhouettes irréelles, d'esprits malins et farceurs, et de squelettes enjoués. Une musique stridente parsemée de fausses notes résonne, des mains m'invitent à danser et j'entends le Baron qui s'en va déjà en me promettant son retour prochain dans un rire dément, alors que toute lumière semble disparaître avec lui. Je sens qu'on m'agrippe, qu'on me palpe, qu'on m'étudie, des cris et des rires résonnent tout autour de moi. J'ai l'impression de manquer d'air, je cherche à garder l'équilibre, j'entends un hurlement qui ne peut être que le mien. La Folie rôde à nouveau.


Et l'obscurité, toujours. 



                                                                    Le Baron Samedi




lundi 10 août 2020

"Chiens Lucides"

Un petit bureau bien rangé, faiblement éclairé. Des armoires métalliques, une minuscule lampe verte posée sur la table en face d'un petit homme rondouillard et débraillé, au visage rougeaud et à l'air un peu perdu. En face de lui, un commissaire de police à l'uniforme impeccable qui le toise, les coudes fermement plantés sur le bureau en bois vieillissant. Derrière le commissaire, deux autres bleusailles sont plus ou moins avachis sur une petite bibliothèque, et prêtent attention au dialogue qui se déroule devant eux.


Guyniau -De toutes façons, j'avais aucune envie de jouer à ce jeu idiot. Je l'avais bien dit hein, j'ai même râlé tout mon saoul après le dîner, dès que Christine et Fatou ont commencé à dire « venez on fait un Chiens Lucides » en gloussant comme des pintades. « Chiens Lucides » franchement, ça commençait mal, tu comprends bien. Mais comme...


Le commissaire - « Vous », je vous prie monsieur Guyniau.


Guyniau -Heu oui, « vous » comprenez bien, toutes mes excuses monsieur l'commissaire. J'suis encore un peu secoué, moi.


Le commissaire -Bon.


Guyniau -Bon. Alors j'en étais où moi ? Ah ! Les pintades. Elles étaient toutes excitées, elles ont posé cette grosse boite sur la table avant même d'avoir débarrassé, et puis c'était partit.


Le commissaire -C'était partit ?


Guyniau -Ah bah oui, elles perdent pas d'temps les deux là, qu'est ce que vous croyez. Elles ont ouvert la boite, Raoul et Georgio se sont assis, moi j'ai finit mon verre et je suis allé dans la cuisine chercher la bouteille de mirabelle qu'on avait entamé la veille. Quand je suis revenu, y avait un tel foutoir sur la table que je savais plus où poser la boutanche, j'ai dit « Oh mais j'ai pas envie d'jouer moi », et puis les filles ont fait « Roooh », et je me suis assis. Une fois que Fatou et Christine ont terminé de ranger pour installer le jeu, j'ai eu la place de poser mon verre devant moi et je me suis servi une goutte de mirabelle. Georgio en voulait aussi alors j'en ai mis dans le bouchon de la bouteille, et puis je lui ai passé le bouchon mais je m'en suis renversé sur le pantalon, et j'étais pas rassuré parce qu'elle cogne quand même à 78% et qu'il paraît que...


Le commissaire -Mr Guyniau, ce que vous faites avec votre pantalon ne m'intéresse absolument pas, et je crois que vous ne saisissez pas bien la gravité de la situation. Sans même parler des dégâts matériels, ce sont dix sept blessés qui...


Guyniau-Oui, oui, bon, mais quand même ! Vous me demandez de n'oublier aucun détail, et après... M'enfin. Bon, elles ouvrent la boite, et elles commencent à en sortir tout un tas de trucs, de la ficelle, des petites figurines de différentes tailles, des fausses moustaches, deux douzaines de...


Le commissaire -Des fausses moustaches ?


Guyniau- Précisément, m'sieur l'commissaire, c'est qu'on en a besoin pour la partie du jeu qui se passe en extérieur. Et pas seulement en fait, mais c'est technique.


Le commissaire -... Mmmh.


Guyniau-Donc, heu, deux douzaines de petits pistolets à eau en plastique, une marmotte qui fait « couic ! » quand on appuie dessus... Et des cartes, deux ou trois dés avec trop de face, et d'autres choses que j'oublie, parce qu'on avait pas mal bu quand même, Georgio et moi.


Le commissaire -Évidemment. (le commissaire tousse légèrement, un air confus sur le visage) Alors la partie commence, c'est ça ? Et combien de temps se passe-t-il ensuite avant que les pompiers soient appelés ? Avant le départ de feu, si vous préférez.


Guyniau- Bah c'est pas facile à dire, les premiers tours ça se passait bien, je gagnais des tickets et des pièces sans vraiment comprendre pourquoi, mais ensuite Fatou a dit « Double huître » en mettant sa fausse moustache, donc on est tous partit se cacher pour ne pas avoir à échanger nos tickets avec elle, et c'est là que...


Agent de Police numéro 1 (se levant d'un coup et pointant un index tremblant sur Guyniau) -AHA ! Il ment chef, il ment ! Impossible que la dame ai dit « Double Huître » avant le tour des savates s'il ils ne jouaient pas en équipe, c'est...


Guyniau (benoîtement) -Ah parce que ça peut se jouer en équipe ? Ça, ça me la coupe, parce que figurez vous que...


Le commissaire -Ah, mais taisez vous ! TAISEZ VOUS ! Dunillon, rasseyez vous et fermez la aussi. Vous connaissez ce jeux ?


Agent de Police numéro 1 -Oui chef, j'ai, heu, fréquenté une femme qui organisait des tournois de Chiens Lucides chez elle, vers la porte de Montreuil. Mais je n'y ai jamais joué, d'ailleurs je connais à peine les règles et...


Le commissaire -Assez, assez. Continuez Guyniau, vous partez donc tous vous cacher, et ensuite ?


Guyniau -Et bien, heu, je crois que j'ai plus ou moins suivi Christine, parce que je me souvenais qu'elle était drôlement douée au cache-cache, mais Georgio m'a dépassé en chantant un truc sur « l'ombre de mon chien » ou je ne sais plus quoi, et j'ai compris que c'était râpé pour me planquer avec eux, alors j'ai pris une direction au hasard et je me suis retrouvé dans le four.


Le commissaire -Dans le... Dans le four ? (Il s'éponge le front en clignant des yeux)


Agents de Police numéro 1 et 2 – (à l'unisson, en haussant les épaules) Bah oui, dans le...


Le commissaire -(en se retournant vivement vers eux) SILENCE !


Guyniau -Oui, c'est sûr que j'aurai dû vous prévenir, le four c'est la pièce où on peut aller quand on a moins de tickets que de pièces et qu'on a utilisé ni la fausse moustache ni les pistolets à eaux, je crois, et il faut que la marmotte soit d'accord ou... Enfin. Donc bon, la pièce en question c'était chez les voisins d'en dessous, et forcément le temps que j'arrive à la porte, Fatou avait dévalé les escaliers derrière moi et m'arrosait avec le pistolet à eau dans lequel on met de la sauce soja, c'était vraiment collant en plus, vous savez la sauce qui est sucrée, pas la salée, celle qui...


Le commissaire (livide, la respiration sifflante) -Je me contrefous de vos sauces à la mords moi le nœud mon vieux ! Bon, finissons en, le feu est partit de chez vos voisins c'est ça ?


Guyniau -Oui oui, c'est ça. Mais c'était à prévoir, puisque Raoul était déjà planqué chez eux, et qu'il n'avait plus que ça comme recours pour éviter d'avoir à porter la marmotte, si j'ai bien compris. Et donc comme...


Le commissaire (écarquillant les yeux, frappant du poing sur la table, triomphant) -AH ! C'est donc monsieur Raoul, dont nous attendons toujours de retrouver la trace, qui met le feu au 4ème étage ? Et qui... (il farfouille un instant dans un tiroir devant lui, avant d'en sortir une marmotte en peluche noire de suie, qui produit un « couic ! » retentissant lorsqu'il la jette sans ménagement sur le bureau) et qui donc a laissé ceci près de la scène du crime, je me trompe monsieur Guyniau ?


(Guyniau et les deux agents de police regardent la marmotte sans mot dire, les sourcils froncés, en se mordillant les lèvres, puis les agents fouillent leurs poches avant d'y attraper quelque chose qu'ils se plaquent sur le visage)


Le commissaire -Et bien quoi ? Parlez ! (Il se retourne et se fige en observant ses adjoints) Qu'est... Qu'est ce que c'est que cette fumisterie ??! Où vous croyez vous ? Enlevez moi ces fausses moustaches ridicules sur le champs ou je vous fais mettre aux arrêts moi ! Vous...


Agent de police numéro 2 (l'air un peu embarrassé) -Bah, c'est qu'on aimerait bien chef, mais vous avec touché la marmotte...


Le commissaire -... La... La marm...


Agent de police numéro 1 -Et elle à fait « couic », donc elle n'est pas d'accord, et c'est à vous de jouer. Vous avez combien de tickets ?


Le commissaire (se prenant la tête entre les mains) -Mais je ne joue pas moi, je n'ai jamais...


Agent de police numéro 1 et 2 (à l'unisson) -Fallait pas toucher la marmotte chef.


Guyniau (sortant de la poche de son pantalon une petite flasque d'un liquide trouble) Bon, bah on est partit pour y être un bout d'temps on dirait, z'aimez la mirabelle ? Elle tape à 78% mais...


(Le commissaire se lève et traverse la pièce en courant, bredouillant et grognant tant qu'il peut, et finit par parvenir à l'extérieur du commissariat, en sueur, les cheveux en bataille, débraillé, à bout de souffle)


Le commissaire -Qu'est que...


(dehors, les passants immobiles l'observent, en ajustant qui sa fausse moustache, qui la visée de son pistolet à eau. Il flotte comme une odeur de sauce soja. De l'autre côté de la rue, un petit épagneul observe fixement le commissaire. Leurs regards se croisent. Le petit canidé se fend d'un clin d'oeil goguenard, avant d'uriner contre la roue arrière du véhicule de fonction du commissaire en affectant un air satisfait)


Le commissaire(Hurle à plein poumons)


lundi 18 mai 2020

BOUM


                         Un jour de plus dans la mécanique parfaitement huilée de la Citadelle. Acheminer des ressources précieuses vers les salles des niveaux inférieurs, se tenir au courant des informations qui sont passées de groupes en groupes concernant la météo, les plans pour la journée et les besoins de la Reine. Jouer son rôle fièrement, systématiquement, en prenant note de chaque petit détail qui pourrait sortir de l'ordinaire afin d'en alerter mes semblables. Ne pas se... BOUM. Un bruit effroyable, une secousse de fin du monde, chacun se fige, pas un mot. BOUM. Toute la Citadelle a tremblé cette fois, certains commencent à rompre les rangs pour chercher refuge plus bas ou au dehors, je suis incapable de bouger. BOUM. Encore un choc assourdissant. Le plafond s'écroule par endroit, la panique s'est emparée des derniers sceptiques, ça court en tous sens dans les hurlements et la poussière. BOUM. Mes voisins sont ensevelis sous les décombres. Je vois ce qui reste d'eux qui en dépasse, décharné, disloqué, et je réprime un haut le cœur en cherchant du regard ma femme, qui a disparu voici maintenant une bonne minute. BOUM. Tout un quartier de la Citadelle vient de s'effondrer sur lui même, emportant avec lui un bon millier d'âmes qu'on ne reverra jamais plus, l'air est irrespirable, ça sent la peur, la haine, la mort, il faut partir sur le champ. BOUM BOUM. La paralysie qui s'était emparée de moi relâche son étreinte et je m'élance dans une direction au hasard, haletant. Je bouscule ceux qui croisent mon chemin, je leur marche dessus, je les mords si ils tentent de me ralentir, il n'y a plus d'ordre, de loi, de logique. Une civilisation part en fumée en l'espace de quelques minutes. On passe d'une gestion millimétrée de chaque heure de la journée à un chaos sanglant où chacun semble avoir perdu la tête. Quelqu'un me frôle, je me retourne, c'est un garde de la Citadelle qui se dirige vers l'origine des chocs. BOUM. Couvert de cicatrices, éclopé, il fonce droit devant lui, suivit par plus d'une centaine d'autres soldats de tous âges, pour qui la fuite n'est pas une option. Ils me dépassent l'un après l'autre, et je ressens l'Appel, aussi clair que si ils m'avaient adressé la parole directement. Au diable ma femme, si tant est qu'elle soit encore en vie. Pourquoi, pour qui devrions nous vivre si la Citadelle est réduite à néant ? Me voilà tout à coup soldat, au même titre que mes frères et sœurs qui forment à présent des colonnes, s'engouffrant dans les corridors encore intacts. BOUM. De la lumière, au bout là bas. BOUM. Nous sommes projetés en tous sens par la violence des chocs, mais rien ne saurait nous dévier de notre unique but : détruire l'ennemi qui menace notre race, qui met en danger notre Reine Mère, qui détruit notre patrie. 

                   De la lumière, au bout de l'entrée numéro 87. Nous accélérons le pas, en échangeant un maximum d'informations sur ce qui nous entoure, ce qui nous attend, les stratégies possibles. A ma droite cavale un soldat d'élite, un de ceux capables d'atteindre une cible mouvante à distance sans difficulté. Il saute par dessus les obstacles, fait valdinguer les pauvre fuyards qui arrivent en sens inverse. BOUM. L'instant d'après, sa tête n'est plus qu'une masse gluante, écrasée par un des rochers qui vient de chuter de la voûte au dessus de nous. Pas le temps de le pleurer, nous avons trop envie du sang de l'ennemi, certains civils nous rejoignent spontanément comme je l'ai fait un peu plus tôt. Nous sommes presque dehors, la ferveur de mes camarades me transporte, ça y est, la lumière, le jour, le combat, l'ennemi est immense, démesuré, sa tête disparaît presque dans le ciel, des jets d'acides tirés par nos meilleurs tireurs l'atteigne sans le ralentir, BOUM, nous hurlons en nous lançant à l'assaut. BOUM BOUM BOUM. ELIE. Nouveau bruit déchirant, plus aigu celui là. Les destructions infligées à la Citadelle sont béantes, dantesques, à peine croyables. L'ennemi est seul mais semble indestructible, le voilà qui se penche vers nous et nous balaye de ses pattes ignobles, je vois une trentaine de mes frères et sœurs mourir broyés en un instant. ELIE. Puis des dizaines d'autres alors que les pas de la chose qui semble avoir juré notre perte continuent leur œuvre d'anéantissement irréversible. BOUM. ELIE. Cette chose est en train de mettre fin a notre existence, et la majorité des dégâts qu'il inflige sont le fait de ses simples déplacements, j'aperçois une créature similaire encore plus monumentale qui fonce vers nous, je me rapproche d'un groupe de soldats et tente un assaut de côté sur notre premier assaillant, mais le voici qui tourne vers nous sa tête hideuse, je pense à ma femme et à nos enfants, qui étaient heureux et en vie voici quelques minutes à peine, une patte colossale s'abat sur nous à une vitesse à peine croyable, je sais que c'est la fin, je...


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« -Elie ! Elie ! Mais qu'il est con ce gosse, il ne peut pas s'en empêcher c'est pas possible ! Elie ! »

La jeune femme attrape le poignet de l'enfant, qui saute sur une motte de terre à pied joint en babillant, de minuscules insectes grouillant tout autour de lui, puis elle l'entraîne sans ménagement vers une grande nappe bleu et blanche étendue dans l'herbe, sur laquelle un homme est assoupis, torse nu, le visage rougi par le soleil.

« -Gab ! » glapit la jeune femme, « Gab ! » L'homme se réveille. « Tu veux pas surveiller le gosse un peu ? » lui lance-t-elle, visiblement agacée. « Je viens de retrouver Elie en train de s'acharner sur un nid de bestioles, t'imagines le traumatisme si il se fait piquer ou je sais pas quoi ? »

L'homme fronce les sourcils, peu concerné.

« -Boum ! » s'écrit l'enfant en riant.



mercredi 13 mai 2020

Checkpoint


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, le 8/05/2020     

                             L'immense stade « Soleil de Miel » de Séoul débordait déjà, les foules se pressant à ses 12 immenses portes argentées, minuscules insectes grouillant autour pour tenter d'assister au tournoi en direct. Plus de 67 pays étaient représentés parmi les compétiteurs, et presque deux fois plus en ce qui concernait le public. Dans une majorité des capitales du monde, des mois de publicités pour la compétition avaient couvert chaque espace disponible légalement, et des vandales rémunérés s'étaient occupé de répandre le message à l'aérosol dans tous les recoins imaginables. Pour la première fois, on s'attendait à une audience de près de deux milliards de personnes pour la finale la plus dantesque que « Checkpoint » ai jamais connu. « Checkpoint », c'était le jeu vidéo en ligne phare des 8 dernières années, avec plus de 379 millions d'accrocs qui se connectaient quotidiennement, soit autant d'avatars plus ou moins réalistes qui s’entre-tuaient en traversant au pas de course des paysages criards. Une maniabilité particulièrement intuitive, des possibilités de mouvements presque illimitées et une atmosphère oscillant entre le gore le plus abject et la luxure assumée avaient rapidement fait la popularité du jeu. S'ajoutaient à cela une fonctionnalité permettant d'insulter ses adversaires (d'énormes haut parleurs diffusaient les invectives, pour lesquelles aucune censure n'était prévue), et une autre qui permettait aux avatars de simuler l'acte sexuel en plein match avec tous les détails qui faisaient immanquablement les gros titres de la presse sportive du lendemain, lors des compétitions.

                                De par sa nature adulte, le jeu était logiquement interdit aux moins de 21 ans, mais des versions censurées des matchs étaient retransmises globalement, assurant aux joueurs professionnels une reconnaissance mondiale et une adoration qui frôlait la folie. Par chance pour eux, ils n'étaient connus que par leurs avatars, et pouvaient donc aller et venir sans qu'une horde d'admirateurs ne les arrête à chaque coin de rue... Et sans se faire kidnapper contre rançon ou par des fans énamourés, ce qui était arrivé à quelques champions dans le passé. Depuis, la sécurité avait été renforcée lors des compétitions, et l'anonymat était devenu obligatoire passé un certain stade de jeu. Les avatars des quelques dizaines de joueurs les plus connus étaient adulés avec une ferveur que les rares religions qui existaient encore leur enviaient. On les retrouvait dans des dessins animés, des publicités, des jouets, des films pour adulte, des bulletins météos, des memes, des cartes à jouer. Les adeptes de Checkpoint pouvaient passer des heures à comparer les caractéristiques techniques de différents avatars de joueurs (vitesse, précision, pourcentage d'occupation du terrain...), en s'écharpant sur les possibilités qu'avait unetelle ou untel de parvenir jusqu'à la deuxième place du podium.

                              La deuxième place, c'était tout ce qu'on pouvait espérer remporter lors des grandes compétitions depuis plus de quatre ans : il n'y avait qu'un vainqueur, le même chaque année et dans chaque compétition, au point que le public avait fini par le considérer comme étant hors catégorie. Seamus1312, c'était le nom de son avatar, n'avait pas été écarté du jeu par les créateurs de ce dernier, malgré l'absence de suspense qui s'était rapidement installée. Ils le laissaient gagner, encore et encore, dans des boucheries frénétiques qui devenaient instantanément cultes, faisant vendre des quantités considérables de produits dérivés. Et Seamus1312 ne se contentait pas de gagner. Il parvenait en général à abattre la majorité de ses adversaires avec une précision et une classe que la concurrence ne parvenait jamais à égaler, ne passant que très peu de temps à scander ses fameuses invectives (toutes devenues cultes) et n'utilisant jamais les aspects les plus scabreux du jeu. A la place, chaque fois qu'il terrassait un adversaire, il s'immobilisait quelques instants avant de reprendre le cours de son massacre pixelisé. Cette posture humble était très appréciée de ses fans, qui se comptaient par dizaines de millions, et bien évidemment décriée par ses détracteurs, qui étaient tout aussi nombreux.

                               Et ce soir, autour du stade « Soleil de Miel », il y avait fort à parier qu'au moins 40% des gens étaient venus pour lui. Pour voir ce colosse en 3d à la peau cuivrée virevolter entre ses adversaires et les mettre en pièce de ses poings démesurés ou à l'aide d'un de ses fameux lances clous, occasionnant des dégâts aussi répugnants que télégéniques. Le massacre promettait d'être épique, et pour cause : ce soir, le premier prix était un chèque de 500 000 000 nouveaux roubles, soit assez pour acheter la moitié de l'Amérique du Nord, ou de ce qu'il en restait. Déjà les champions arrivaient dans les loges du stade, en taxi-drone aux vitres teintées, et s'installaient en sirotant des sodas à la ritaline, très à la mode dans le monde du gaming professionnel. Tout le monde tentait d'apercevoir les joueurs et de deviner leur identité secrète, chacun pensait voir Seamus1312 dès qu'un homme de haute taille aux muscles saillants arrivait, à pied ou en hoverboard. Mais aucun d'eux n'aurait la chance de le voir ce soir. En effet, Seamus1312 était déjà là, dans sa loge, le bâton d'une sucette au coca dépassant de la commissure de ses lèvres, disputant une partie d'échecs en réalité augmentée tout en balançant ses petits pieds sous sa chaise bien trop grande pour elle. Du haut de ses douze ans, elle n'avait jamais pu supporter les abords des stades bondés, les gens qu'elle ne connaissait pas qui passaient la main dans ses courts cheveux vert fluo, le bruit, l'impossibilité pour elle de voir autre chose que des silhouettes immenses et agglutinées qui lui gâchaient la vue. Elle arrivait donc systématiquement au moins dix heures à l'avance, généralement en transports en commun, un livre ou une BD sous le bras et son gros casque audio velu vissé sur les oreilles. Quelques parties d'échecs, des dessins animés et des bonbons suffisaient généralement à son bonheur, et elle restait là, dans l'une des loges prévues pour elle à l'intérieur de chacun des cinquante-six stades officiels construits pour Checkpoint à travers le monde, jusqu'au début du match. Le secret entourant son identité était particulièrement bien défendu, puisqu'elle n'avait même pas l'âge requis (seize ans révolus) pour regarder les versions censurées des matchs auxquels elle participait pourtant. Les créateurs du jeu avaient mis un an à s'en apercevoir, et lorsqu'ils avaient enfin su, soufflés devant le succès que rencontrait déjà la gamine, ils avaient préféré ne pas ébruiter l'information et continuer à compter leurs sous. L'enfant s'entraînait clandestinement depuis la sortie de Checkpoint, d'abord aux côtés de son grand frère qui avait également bénéficié d'une certaine notoriété lors des trois premières années de commercialisation du jeu. Puis son frère avait disparu purement et simplement des circuits de l'industrie vidéo-ludique. Personne n'avait pu remettre la main sur lui, et sa petite sœur avait continué à s'entraîner seule dans son studio perdu au milieu des banlieues de Tunis, pour finir par devenir le Seamus1312 que le monde croyait connaître... Mais qui était en réalité une gamine peu bavarde dont on pouvait raisonnablement soupçonner qu'elle souffrait d'une légère forme de handicap mental. Elle bougeait fréquemment les lèvres sans proférer une parole, ou produisait parfois des suites de longs sons aigus et stridents, avant de retomber dans le silence, les yeux rivés sur un livre ou un plateau d'échecs. Lorsqu'elle enfilait son casque de réalité virtuelle transparent pour lancer Checkpoint, ses yeux s'écarquillaient et elle gardait la bouche entrouverte, la tête légèrement inclinée en arrière, le souffle lent et régulier. Dès qu'elle commettait une série de meurtres suffisamment bien exécutés à son goût, elle ôtait le casque et les gants de contrôle et se levait pour effectuer frénétiquement une petite danse maladroite et silencieuse, qui se traduisait chez son avatar par les fameuses pauses immobiles, avant de se rasseoir pour enfiler à nouveau son équipement et continuer le combat à mort qui s'offrait à elle. Personne ne la voyait ainsi, puisque le personnel des stades utilisés pour les compétitions de Checkpoint avait la particularité d'être réduit au minimum et entièrement robotique, et même les créateurs du jeu ne connaissaient pas son véritable nom, peut être parce qu'ils s'en moquaient. Les joueurs étaient payés sur le compte du jeu, avec des crédits qu'ils pouvaient échanger pour des nouveaux roubles ou dépenser pour personnaliser leur avatar, ce qui rendait difficile toute traçabilité directe.

                                    Aujourd'hui donc, Seamus1312, ou plutôt la petite gamine à la crête de cheveux verts et au mascara maladroit, joue comme souvent aux échecs lorsque retentissent les premiers jingles assourdissants, annonçant le début prochain de l'épreuve. Sans changer d'expression, elle se lève de sa haute chaise, s'assied dans son vaste fauteuil connecté, agrippe un jus de tomate-gingembre reconstitué et enfile son casque en le sirotant distraitement. La petite puce téléphonique 8G intégrée à l'os de son poignet droit vibre légèrement, une voix nasillarde et calme retentit dans ses oreilles : « Tu auras quatre minutes pour sortir, ne cours que si on te poursuit. » Elle a un bref sourire froid, termine son jus et le laisse tomber au sol entre les sept ou huit précédents. La partie va bientôt commencer, les joueurs adverses se suivent à l'écran en enchaînant les chorégraphies osées et les gestes obscènes, les commentatrices les plus connues enchaînent les plaisanteries douteuses, les joueurs confinés dans leurs loges font craquer leur phalanges dans leurs gants de contrôle noirs et jaunes, la musique électronique s'accélère, les basses se fondent les unes dans les autres... Et c'est parti. Cent vingt huit joueurs s'élancent en tourbillonnant sur l'immense carte du jeu où fourmillent les pièges, les bonus et les cachettes. Ils dégainent des armes aux formes absurdes, déjà les premiers combats font rage alors que différents avatars se rencontrent dans les dédales prévus à cet effet... Et Seamus1312 est abattu. Une fois, puis deux, et une troisième en l'espace de trois minutes de jeu. L'immense guerrier traverse les étendues abruptes de l'arène sans logique apparente, ne s'arrêtant pas pour se défendre ou attaquer. Très vite, les commentateurs deviennent visiblement perplexes, alors que la star ultime du jeu donne l'impression d'avoir confié les contrôles à un débutant. Les autres joueurs, eux, pensent à une ruse, et leurs réflexes s'en ressentent. Mais quelle ruse ? Seamus1312 tombe à nouveau sous les roquettes incendiaires d'un adversaire, le second en titre de l'année dernière, qui triomphe visiblement. Le premier round se déroule de façon infiniment plus chaotique qu'a l'accoutumé, les joueurs et le public sont sensiblement frustrés et confus, dans les gradins du stade les hurlements désapprobateurs se multiplient. L'un des présentateurs d'une émission phare sur le jeu se caresse doucement le menton d'une main métallisé, en affirmant avoir toujours su que Seamus1312 finirait par craquer sous la pression, à fortiori au cours d'une finale de telle envergure. D'autres soupçonnent un piratage, un sabotage, une attaque cardiaque. On arrive à la fin des 40 minutes réglementaires du 1er round dans 26 secondes. Tout à coup Seamus1312, qui vient de ramasser un bonus de rapidité, fonce vers ses adversaires les plus proches et en quelques instants, ce ne sont pas moins de 31 avatars déchiquetés qui gisent à ses pieds. Le public fait une crise d'apoplexie, les hommes hurlent, les femmes sifflent, les présentateurs se contredisent de plus belle, le round prend fin.

                                   Dans sa loge, l'enfant s'est levé d'un bond, a enlevé son casque, et après une dernière petite danse pour célébrer ce qui restera dans l'histoire de Checkpoint comme un record absolu de meurtres dans un laps de temps aussi court, elle a quitté la pièce en trottinant et en s'escrimant à ouvrir un autre emballage de sucette au coca. Et la voilà qui tourne et re-tourne dans les corridors sans fin du stade dont les murs sont couverts de panneaux publicitaires interactifs, des hauts parleurs crachent des musiques qui s'entremêlent alors qu'elle passe à côté, l'air absent. Le deuxième round est sur le point de commencer, les commentateurs luttent pour trouver un discours cohérent concernant ce dont ils ont été témoins jusqu'à maintenant, aux quatre coins du monde certaines personnes commencent déjà à comprendre ce qui vient de se passer et crient au génie ou au meurtre. Alors que la petite gamine parvient à une longue porte rouge barrée du mot « Parking aérien » en Coréen, Russe et Chinois, elle sent la puce vibrer dans son poignet droit. C'est le signal confirmant que le round doit commencer, et que les organisateurs du tournoi tentent de la contacter pour comprendre pourquoi elle n'est pas à son poste, dans sa loge. En franchissant sans effort la porte rouge grâce à une application d'ordinaire réservée aux robots travaillant sur le site, elle active du bout de l'index un répondeur automatique, qui en quelques dixièmes de secondes se met à émettre sur presque tous les écrans géants disposés dans le stade et les rues environnantes. L'image est granuleuse, pixelisée, le son criard. L'avatar Seamus1312 apparaît, scandaleusement viril, les sourcils froncés et une moue vicieuse sur le visage... avant d'être remplacé par une bande enregistrée de sa tête à elle, inexpressive, enfantine, psalmodiant comme souvent des mots inaudibles. Le public et les organisateurs n'ont pas le temps d’échafauder la moindre supposition quant aux événements qui surviennent, puisqu'elle se met rapidement à hululer quelques notes discordantes, avant d'ouvrir grand ses yeux verts et de scander d'une voix presque métallique, où perce un léger accent d'Afrique du Nord : « N'attendez pas la prochaine débauche de sang et de sexe, car elle n'arrivera pas. Vous venez d'assister au dernier match de ce jeu putride, ce qui vous laisse le temps de vous pencher sur vos pitoyables vies et d'enfin tenter d'y changer quelque chose... » Le public a cessé de respirer, les organisateurs se rendent compte trop tard de ce qui s'est produit au cours du round précédent et s'arrachent les cheveux en hurlant, donnant des ordres dérisoires à leurs assistants dépassés. L'enfant continue, sur une note, de réciter un texte qui n'est de toute évidence pas d'elle, entendu à cet instant précis par 2.2 milliards de ses contemporains. « Le meurtre et la vulgarité en 3d sont devenus vos précieux médicaments, qui vous permettent de digérer l'une après l'autre vos journées misérables tandis que tant de vos frères et sœurs se meurent dans des conditions de vie indescriptibles. Hors, en 40 minutes, je viens de rendre caduque cette béquille qui faisait paraître tolérable ce qui ne peut pas l'être. » Apparaissent alors en surimpression une grille de résultats et des dizaines de reçus de paris sportifs légaux et illégaux, prouvant ce que de plus en plus de gens ont commencé à comprendre : Seamus1312 a réussi l'exploit ultime. Elle a bien évidemment été la seule à parier que le vainqueur du premier round serait le Libanais Tallatofleat961, l'éternel deuxième cette année. Et ayant parié sur d'autres situations très précises (comme les exemples donnés à l'écran : « Premier joueur à mourir par balle », « plus gros massacre dans les 30 dernières secondes du premier round »...), puis en ayant fait en sorte de remporter ces paris plutôt que de jouer selon les règles habituelles avant de déconnecter son avatar, la gamine vient de gagner au bas mot 2,3 milliards de nouveaux roubles. Et de mettre fin au championnat du monde de Checkpoint, pour cette année au moins, causant des pertes considérables pour les organisateurs et toutes les marques impliquées dans la promotion de l'événement. Des émeutes éclatent dans le stade alors que le discours de l'enfant retentit encore, des voitures prennent feu au dehors. « L'argent que je viens de recevoir grâce à tant d'entre vous sera utilisé pour des causes dont vous n'entendrez jamais parler si vous n'acceptez pas d'ouvrir les yeux ». Cette dernière phrase est répétée en boucle alors que la petite silhouette à la crête verte parvient au bout du parking de drones et s'engouffre d'un bond dans l'un d'entre eux, un véhicule spacieux d'aspect ancien, rouillé et grinçant.

Devant elle, un jeune homme encapuchonné la fixe en souriant, avant de saisir son poignet si menu et d'y faire une minuscule entaille à l'aide d'un cutter. L'enfant grimace légèrement, puis esquisse un rictus. Le jeune homme en sort la petite puce 8g, qu'il jette nonchalamment par la fenêtre de l'engin qui décolle déjà. « Bien joué petite soeur », sourit-il tandis qu'ils s'élèvent dans la nuit et s'éloignent à bonne vitesse du Stade « Soleil de Miel ». La gamine se contente de hululer à nouveau.





















mercredi 29 avril 2020

... Et hop


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme 

                    Nour est assis en tailleur, la tête basse et les mains sur les genoux, sur l'unique siège de la petite pièce circulaire inondée d'une lumière fade. De petite taille, le visage mangé de barbe poivre et sel, le nez long et rendu difforme et bigarré par les coups récents, il porte une blouse d'un blanc cassé presqu'entièrement poisseuse de sang. Le sien en partie, en plus de celui de 4 de ses collègues, dont deux gisent au sol juste derrière lui. L'un d'eux émet par moment un sifflement rauque. Nour leur jette un regard froid en plongeant sa main dans sa poche pour en sortir une cigarette et une boite d'allumettes, et rapidement une fumée rendue immaculée par l'éclairage se répand autour de lui. Il entend vaguement les coups sourds et les cris étouffés qui résonnent sans cesse dans le couloir qui débouche sur la pièce au milieu de laquelle il trône à présent. C'est l'équipe de sécurité qui tente de défoncer la seule porte d'accès, avec ce qu'ils ont sous la main. Conscient que le temps ne lui manque pas, il fume doucement en observant avec attention les six petits tubes à essais rangés dans une minuscule console en verre suspendue au milieu de la pièce. La portée de ce qu'il est sur le point d'accomplir comparée à la difficulté dérisoire de l'opération le submerge par moment, et il prend une longue inspiration en plissant les yeux. Le tube à essais situé tout à droite peut être. Ou le numéro deux à partir de la gauche, pourquoi pas ? Qu'importe. Il le sait, chacun d'eux contient des souches de bacilles synthétiques uniques, perfectionnés depuis des décennies pour être aussi contagieux et létal que possible... Que l'un d'eux s'entrouvre l'espace d'un battement de cœur, et c'est 92% à 97% de la population européenne qui disparaît dans l'année, avant que le reste du monde ne suive inévitablement. Boites de pandore au coût exorbitant, destinées à n'être jamais utilisées mais simplement étudiées, admirées, craintes, révérées. Tout a été fait pour garantir à cette partie du site une sécurité optimale. Et il suffit d'un homme pour balayer tout cela.

                    Qu'est ce qui a poussé Nour à sortir un long couteau en céramique de sa veste, après avoir passé sans problème les derniers portiques de sécurité du laboratoire de recherches en ce matin du 25 avril 2023 ? Il n'a eu aucun mal à se débarrasser du petit stagiaire, qui n'a pas détaché son regard de son téléphone jusqu'à ce que le couteau pénètre dans la base de son cou puis en ressorte avec un chuintement humide. Son supérieur hiérarchique direct, le vieux docteur Villiers, ne s'est aperçu de rien non plus, avant de rouler sur le sol en tentant vainement de refermer des deux mains la plaie béante qui remplaçait dorénavant sa pomme d'Adam. Les deux collègues suivant lui ont donné un peu plus de fil à retordre, et il a été blessé à l'aine et à la main gauche par des coups de tournevis administrés dans la panique. Son arcade sourcilière gauche a elle aussi écopée d'une série de coups de poings qui l'ont fait voler en éclat et son nez est sûrement cassé, sans compter la tâche sombre qui grandit sous son oeil. En somme, bien peu de choses, pense-t-il, pour en arriver là. Un autre sifflement rauque émane du corps de celui qui fut son collègue. La porte dans le couloir semble sur le point de céder, il s'en rend compte et se lève afin de saisir le code à 12 chiffres qui contrôle l'ouverture de la console en verre. Dès que retentit le petit tintement signifiant l'autorisation d'accès, il entrouvre la console, saisit un des tubes à essais et le place entre son visage et la lumière diffusées par les néons au plafond, comme si il pouvait voir ce qu'il contient. Il se souvient de ses premiers pas dans le laboratoire, du sérieux de ses collègues, des années qu'il a fallut avant qu'il obtienne l'autorisation de se déplacer dans l'aile ouest, où il se trouve actuellement. Il se souvient de ses études de médecine, du sourire béat de Roshan et de la teinte presque ambrée de sa peau, de la dernière fois qu'il a eu l'impression que la vie n'avait pas besoin d'avoir un sens clair et précis pour être supportable. Il se souvient de l'époque où il était trop jeune pour comprendre quoi que ce soit, puis de celle où il était convaincu d'avoir compris, et enfin des suivantes qui lui ont appris qu'à l'image de ses semblables il ne comprendrait jamais rien. Juste assez pour avoir l'impression d'être sain d'esprit dans un sanatorium à l'échelle planétaire dont le personnel aurait jeté les clefs et cloué les portes. Tout ceci lui paraît si médiocre, si fragile, si vide, une succession d'échecs si pathétique et inconséquente qu'il doit se mordre les joues pour ne pas hurler. Hop, on l'avait casé en virologie à l'issue de ses études alors qu'il n'avait jamais eu que faire de cette discipline. Hop ! Roshan avait disparue du jour au lendemain, emmenant avec elle leur chien, leurs plantes et la seule de leurs trois filles qui était saine de corps et d'esprit. Hop, il avait perdu la foi d'un coup, sans le vouloir, se voyant privé en même temps d'un pilier essentiel de son approche du reste du monde... Et du contact avec sa famille de sang. Hop, les dirigeants du monde semblaient s'être passé le mot et avoir décidé de calquer leurs politiques sur les pires dystopies que comptaient la science fiction depuis les années 50, se servant de catastrophes naturelles pour consolider leur pouvoir et amasser le nouvel or du 21ème siècle, l'information. Hop, on avait décidé que la vérité dépendait du point de vue de chacun et créé des algorithmes besogneux qui renforçaient chaque jour les croyances et les suppositions de tous, rendant toute recherche d'information absolument vaine, transformant le monde en un bubon rempli à craquer d'opinions bancales et de théories du complot qui seraient risibles si elles n'étaient pas colportées par des faiseurs d'opinions officiels. Hop, on fonçait dans tant de murs à la fois en n'ayant jamais l'air de vouloir ralentir qu'il fallait désormais choisir son combat parmi les dizaines de défis qui menaçaient l'Homme et une partie du règne animal, sans aucun espoir de voir sa cause progresser puisque le cours terme était plus que jamais maître des événements. Hop ! On avait refusé d'accorder plus de budget à la recherche de vaccins, pour se concentrer sur la technologie nécessaire à la guerre « sale », années après années, peu importe le camp supposé du bonhomme au pouvoir à ce moment là. Tout cela était arrivé de manière imprévisible... Ou l'était-ce vraiment ?

                  Nour entend la porte qui cède au fond du couloir, il se lève et se retourne doucement en cherchant de sa main libre une autre cigarette, qu'il allume avec le mégot de la précédente tandis que les cris de l'équipe de sécurité se rapproche. Dans son autre main, le petit tube à essais est blotti, minuscule, absurde, absolu. « Putain ! ». Quelqu'un vient de crier dans le couloir. Ils ont dû trouver le stagiaire et Villiers dans le réfectoire. Des pas. Un bruit d'arme à feu que l'on charge. D'autres injures étouffées quand ils arrivent au niveau de la petite pièce circulaire où Nour leur fait maintenant face, cigarette aux lèvres, bras ballants. C'est le jeune Marc qui se tient devant lui dans son uniforme noir, le canon de son Glock 17 tremblant légèrement alors qu'il ne peut détacher son regard des deux corps à ses pieds. « Bougez pas, on a tout vu sur les caméras... » bégaye-t-il. « Vous vous rendez compte ? » le coupe Nour. Il porte la main à ses lèvres, en retire la cigarette et poursuit : « Est-ce que vous arrivez à vous représenter à quel point tout ceci est... Je veux dire, tout peut se terminer, comme ça, hop ! ! Et le seul endroit où on peut être à l'origine de ça... C'est ici ». Sa voix est un coassement désagréable, il a un petit rire sec. Marc est rejoint par ses deux collègues Kamel et Frank, comme prévu. Ces trois débutants sont toujours de service le mardi matin, équipe réduite. Aucun des autres gardiens de sécurité n'aurait pénétré dans cette partie du complexe étant donnés les risques potentiels. Les deux nouveaux arrivants pointent leur tasers sur la silhouette écarlate du scientifique, fébriles. Un silence. Nour tire une bouffée puis écarte doucement les mains. « Hop ! » glapit-il, « Un royaume s'effondre, un million d'âmes disparaissent, pas de logique, pas de pitié, pas de règles, hop ! » Les trois hommes armés, épaules contre épaules, ne le quittent pas des yeux, Frank crache « Ecoute moi bien fils de pute, je m'en fous de tes conneries, tu vas avancer doucement avec tes deux mains derrière la tête, et lâcher cette clope et cette ampoule de merde ok ? » Sa voix tremble un peu, Nour sourit à nouveau, tout est si prévisible, si facile, si dépourvu de substance. Il lève la main droite et envoie d'une pichenette le mégot s'écraser dans l'oeil de Marc qui hurle en ouvrant le feu à l'aveugle, la balle fuse à droite de la tête de Nour et ricoche contre le mur du fond derrière lui puis le plafond avant de revenir aller se ficher avec un petit craquement entre la bouche et le menton de Frank. L'homme bascule en arrière en gargouillant, et Kamel tire à son tour en visant le torse du scientifique. Nour sent une piqûre sous le pectoral droit, puis au dessus du nombril, il avance mécaniquement en souriant vers la porte que barrent encore Marc et son collègue, et trouve la force de scander « hop ! » juste avant qu'une balle ne le touche sous l'oreille gauche et l'envoie s'étaler sur le corps de ses deux dernières victimes, inerte. Tandis que Marc se retourne pour constater le décès de Frank, Kamel fait feu à nouveau, touchant le corps déjà sans vie de Nour à trois reprises, puis reprend son souffle, et entreprend de le fouiller. Arrivé à la main gauche du mort, il en desserre les doigts, et recule d'un pas, interdit.

                     Dans la paume de la main, le tube à essais est en morceaux, mais ça n'est pas ce qui attire son attention. Toute la peau jusqu'au poignet semble se fissurer, des bulles jaunâtres crèvent à la surface des plaies laissées par le verre brisé, et une odeur de putréfaction se fait déjà sentir. Kamel tousse en reculant, agrippe Marc par l'épaule et le traîne dans le couloir, déjà sa vue se brouille, il tente de cracher mais sa bouche est desséchée. Ils parviennent tout deux à la porte vitrée qui mène au reste du complexe juste à temps pour la voir se refermer devant eux avec un claquement métallique. Derrière, des employés du laboratoire les dévisagent, en sueur, l'air contrits et terrifiés. L'un d'entre eux hausse les épaules en proférant des paroles qu'ils ne peuvent entendre, mais qu'ils déchiffrent sans peine. « Désolé, quarantaine ». Un silence, seulement brisé par les respirations lourdes de Marc et Kamel. Soudain, de l'autre côté de la vitre, un homme porte la main à sa gorge et tousse, projetant quelques gouttes de sang qui s'écrasent sur la porte avant de couler doucement. 

Des deux côtés, des hurlements résonnent.



dimanche 19 avril 2020

Pourquoi pas moi?


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme le 17/04/2020

                            Le thé de madame Bojezsic avait refroidit, la petite tasse bleue devenant en même temps une énième silhouette abandonnée sur sa petite table basse couverte de cendre, au milieu de la pénombre du salon étriqué. Elle s'en referait probablement un dans l'heure qui suivrait, avant d'en siroter une infime quantité puis de le poser dieu sait où lui aussi. En attendant, assise près de l'unique fenêtre et armée d'un petit carnet et d'un vieux stylo a plume, elle s'absorbait comme chaque jour dans la contemplation -en apparence un peu absente- des deux tilleuls qu'on apercevait trois étages plus bas, et de l'agitation qui régnait autour d'eux. Il y avait là, adossés au tronc entouré de cannettes vides ou avachis sur leurs scooters passablement rouillés, les petits gars habituels, mains enfoncées dans leurs poches, un air trop sérieux sur leurs visages de gamins. Kevin, comme toujours, ne tenait pas en place, boxant l'air de ses long bras, sautant d'un pied sur l'autre, parant des assauts invisibles. Mehdi, engoncé dans sa veste écarlate trop serrée, se roulait une de ces cigarettes interdites, en hochant la tête par intermittences, le dos bien calé contre l'un des rares endroits du tronc ou l'on trouvait encore de l'écorce. Devant lui, allongé immobile sur la selle et le guidon de sa bécane branlante, Fredo fixait le ciel de ses grands yeux, en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure. Aujourd'hui, comme la veille, c'était Nabil et Victor qui turbinaient : debout entre le tilleul et l'entrée du bâtiment , épaule contre épaule, beuglant des offres, des ordres et des menaces, ils réceptionnaient chaque client et empochaient l'argent avant de leur glisser des sachets en plastique avec une célérité et une méticulosité indéniables.

                           Madame Bojezsic compta 59 clients entre 8h précise et 9h34, heure à laquelle elle commença à trembler légèrement. Son menton ouvrit le bal, en tressautant de haut en bas, déchaussant son dentier, puis ce furent, comme toujours, ses mains qui lâchèrent le petit carnet et se tordirent, griffant le rebord de la fenêtre et se contractant à intervalles réguliers. Elle poussa un soupir rauque, et se leva en gémissant de son petit tabouret en plastique, une main plaquée sur ses hanches. En quelques petits pas secs, elle fut dans la cuisine, renversant au passage une bouteille de kirsch et deux petites cannettes de vin rosé vides qui traînaient près de la porte. En tâtonnant fébrilement, ses doigts maigres trouvèrent puis ouvrirent une petite boite en métal arborant une sardine vêtue d'un t-shirt de l'Olympique de Marseille. La boite déversa sur le plan de travail quelques douzaines de pilules bigarrées de formes diverses, qui se répandirent ça et là en cliquetant doucement. Madame Bojezsic en choisit 4 avec soin et les mis dans un verre, qu'elle remplie d'un reste de Pepsi avant de retourner brièvement dans le salon. A son retour dans la cuisine, les mains libres, elle ramassa au hasard deux ou trois pilules qu'elle porta péniblement à sa bouche avant de se saisir d'une canette de vin ouverte laissée là la veille et d'en boire quelques gorgées, la tête renversée en arrière. A côté d'elle, contre le frigo, le vieux poste radio diffusait à bas volume et en grésillant des musiques aux rythmes saccadées, qu'elle aurait trouvé curieuses si elle y avait prêté attention. Les yeux clos, elle souriait à présent, les mains appuyées sur le rebord de l'évier, le visage toujours tourné vers le plafond. Imperceptiblement, les tremblements de sa mâchoire ralentirent, avant de s'arrêter complètement. Elle remit son dentier en place avec le pouce et l'index aux ongles jaunis de sa main droite, soupira à nouveau et entreprit de se refaire un thé qu'elle oublia avant même d'y toucher. Elle était déjà revenue s'asseoir devant la fenêtre, avait ramassé son carnet et son stylo, et prenait des notes illisibles. On était le 17 avril, enfin. 

Tout était prêt.

                     Comme prévu, aux environs de 10h30, la clinquante moto aux atours argentés vint glisser tranquillement près du petit groupe rassemblé en bas des tilleuls, chassant les clients par sa simple présence. L'homme juché dessus grommela quelques mots à Nabil, qui souriait comme un bienheureux, et ils se saluèrent en entrechoquant leurs poings, puis l'homme ouvrit les sacoches qui se trouvaient à l'arrière de sa moto et en sortit deux sacs plastiques remplis à craquer qu'il jeta à Kevin, avant de démarrer en trombe et de disparaître à l'orée du bâtiment F. Après avoir finit sa cigarette à la hâte, Kevin s'empara de l'enveloppe que lui tendait Nabil, puis fit passer les sacs à Mehdi et s'empressa de trottiner vers l'entrée du bâtiment B -celui de madame Bojezsic. Arrivé au pied de l'immeuble, après un bref regard alentours, il souleva un pneu déchiqueté, et sortit d'un trou creusé sous le pneu deux autres enveloppes apparemment bien remplies, avant de pénétrer dans l'édifice au pas de course, alors que déjà les clients se rapprochaient de nouveau de son petit groupe. Madame Bojezsic, elle, était déjà derrière sa porte, tremblant légèrement, un sourire distant barrant ses joues creuses et grises. Elle regardait à travers le judas, écrasant en même temps son nez contre le battant, la main droite crispée sur un objet enfouis dans son sac à main en faux cuir élimé. Son autre main tenait une vieille cigarette froissée, qu'elle fumait par petites bouffées, laissant la cendre tomber entre ses pieds sur l'obscur linoléum qui tapissait l'appartement.

                              L'ascenseur émit un crissement pathétique en arrivant au troisième, comme toujours depuis deux ans. La porte s'ouvrit à la volée et Kevin en surgit, tourna à droite pour s'engouffrer dans l'étroit couloir aux couleurs passées, puis s'arrêta, interdit. La porte de l'appartement 39, celui de la vieille Bojezsic était entrouverte, et il voyait ses yeux éteints qui l'observaient dans l'embrasure. Elle souriait et de la fumée s'éloignait paresseusement de ses narines. « Oh madame vas-y ferme ta porte là, tu veux qu'on s'énerve encore ? » cracha-t-il en se remettant en route, mais son élan fut interrompu par la vision du canon du revolver qui jaillit au bout du bras malingre de la vieille et se ficha devant sa joue gauche. « Je crois que c'est moi qui vais m'énerver cette fois Kevin » grinça la vieille, et il su tout de suite que l'arme était une vraie. C'était le vieux P38 que Fredo avait perdu quelques mois auparavant en détalant devant la police, juste derrière le bâtiment B, là où des vieux traînaient parfois, et Kevin s'apprêtait à bredouiller quelque chose quand madame Bojezsic ouvrit en grand sa porte et murmura « entre donc, sale môme, ou je te pique ! ». Après un bref instant d'hésitation, motivé par le bout glacé de l'arme qui lui appuyait maintenant sur la tempe, il s'exécuta, et entra dans le minuscule séjour, qui faisait également office de salon et de penderie. Au sol, des mégots, des bouteilles vides, des factures. « Assied toi mon poussin » croassait la vieille en le poussant vers un petit canapé relativement propre sur lequel trônait déjà un petit panda roux en peluche tout élimé. « Fais voir ces jolies enveloppes, et taits-toi. Taits-toi je t'ai dit, non mais ! » glapit-elle encore, et Kevin n'acheva pas la vaine menace qu'il entendait proférer. Au lieu de ça, il s'assit, la bouche entrouverte, haletant, tendit les enveloppes qui lui furent prestement arrachées des mains, et attendit. La vieille lui montra du doigt un verre posé devant lui sur la table basse, à côté d'une pile de papiers, entre une dizaine de tasses de thé froid. « Prends donc un cacolac » sourit-elle, sans cesser de braquer le revolver dans sa direction. La bouche sèche, il attrapa le verre et bu ce qui semblait être du coca tiède, avec un arrière goût de médicament. Il allait de nouveau dire quelque chose quand il s'aperçut que madame Bojezsic comptait d'une main les billets contenus dans les enveloppes posée devant elle, sans les regarder. « 980, 990, 1000... » égrainait-elle sans le lâcher du regard, « … ce qui fait donc 15500€ pour un jour et demi, pas aussi bien que le mois dernier mais mieux que d'habitude quand même, n'est ce pas ? Et pourquoi pas moi ?» Elle souriait, et un mince filet de bave descendait lentement sur son menton. Puis elle déposa les billets dans son sac, et se leva en grognant. « Pourquoi pas moi, hein ? » répéta-t-elle, alors que ses yeux cessaient pour de bon de regarder dans une direction commune. Kevin transpirait maintenant abondamment, et ses lèvres bougeaient vaguement, sans qu'il parvienne à émettre un son. Sur la table devant lui, entre les tasses plus ou moins pleines, la pile de papier tachée de thé et de cendre avait attiré son attention : son nom y figurait en haut de chaque page, entre celui des autres membres de la bande des deux tilleuls, et en dessous on pouvait lire des lignes de chiffres, des horaires, des petites notes (« en retard ? », « changement de marchandise », « dépôt de liquide ! », « plus d'argents ? », « Pourquoi pas moi ?? » souligné trois fois …). Il réalisa tout à coup que la dame lui parlait, mais il l'entendait comme à travers une porte, alors même qu'elle se trouvait devant lui : « … avez perdu votre joujou idiot juste à côté de mon banc là derrière, quand les gendarmes sont venu vous chasser, si vous étiez un peu plus rigoureux on en serait pas là ! Et puis zut, vous avez de nouveaux vêtements toutes les semaines, alors qu'on me sucre mes aides juste parce que... » grinçait-elle sans discontinuer en agitant l'arme sous son nez. Kevin devait comprendre, il voulu crier « Madame comment vous savez tout ça là » en désignant les feuilles devant lui, mais ne parvint qu'a bafouiller une suite de syllabes absconses, tandis que sa main décollait à peine du canapé. Quelques secondes plus tard une mousse bleue lui montait aux lèvres, il basculait en avant et sa tête heurtait une tasse sur la table, la faisant éclater et en renversant quelques autres. Entaillé juste au dessus de l’œil gauche, son front se mit à saigner abondamment, alors que madame Bojezsic continuait son monologue en l'observant, comme si elle s'attendait malgré tout à ce qu'il réponde.

                         Au bout de quelques secondes néanmoins, elle claudiqua douloureusement jusqu'à la cuisine, remarqua qu'elle avait encore oublié de boire son thé, et recommença à faire chauffer de l'eau. Elle posa le revolver dans son sac à main qui pendait lourdement à son côté, et fouilla un bref instant dans un tiroir, avant d'en sortir des compresses jaunies et un vieux rouleau de scotch. S'emparant ensuite d'une flasque de vodka bon marché, elle en versa un peu dans le thé, eut un gloussement bref, puis retourna dans le salon. Elle se pencha avec peine au dessus du jeune homme endormi, lui renversa une généreuse quantité de vodka sur la plaie, et y posa l'ensemble des compresses, avant d'appuyer fermement dessus des deux mains et de se tenir là, hagarde. Quelques minutes plus tard, le visage de Kevin arborait quelque chose qui pourrait passer pour un pansement, et la plaie ne saignait plus. Au dehors, on entendait déjà les gamins qui gueulaient, inquiets. Et madame Bojezsic patientait, le téléphone collé à son sonotone et le revolver à nouveau dans sa main droite, canon braqué sur le sol, l'air de réfléchir intensément. Ses yeux regardaient de nouveau un même point fixe, au delà du canon de l'arme.

« -Police Nationale bonjour quel est votre... » commença une voix fatiguée. »
« -Bonjour, glapit madame Bojezsic, il y a des coups de feu et plusieurs jeunes gens par terre, je crois qu'ils vont très mal monsieur, il faut venir tout de suite au troisième étage dans le bâtiment B cité des Framboisiers, venez vite. »

Un coup de feu claqua, puis deux.

« -Venez vite monsieur vraiment c'est urgent ».

                            Elle raccrocha, essuya du pied les miettes causées par les impacts de balles dans son plancher, au pied de la table basse, et remis l'arme encore fumante dans son sac. Puis, après avoir éteint la bouilloire et englouti deux pilules supplémentaires dans la cuisine, elle jeta un dernier regard sur le pauvre Kevin qui dormait toujours sur le canapé, décrocha un jeux de clefs qui pendait au mur à côté de sa porte et sortit. Dans le couloir, elle croisa Fredo et Mehdi, qui la frôlèrent en courant sans lui accorder un regard. Elle sourit et entama une longue descente par les escaliers, puisqu'ils avaient apparemment bloqué l'ascenseur, tandis que l'immeuble et la cité s'emplissaient ensemble de menaces, de hurlements et d'instructions diverses. « Trouvez moi ce fils de pute ! » cria quelqu'un, le fils de madame Tokpanou peut être. Elle passa devant deux jeunes qu'elle connaissait à peine, qui montaient la garde au rez-de-chaussé, fébriles. L'un d'entre eux avait une sorte de fusil qu'on voyait souvent à la télé. En arrivant à leur hauteur, elle ne pu s'empêcher de leur lancer « pourquoi pas moi, hein, après tout ? », mais il ne réagirent pas, et elle eut un autre gloussement. Alors qu'elle franchissait la porte d'entrée de l'immeuble, l'un des deux jeunes l'interpella : « Madame rentrez chez vous c'est dangereux là, rentrez putain », et elle décida de l'ignorer aussi. Dehors il n'y avait plus grand monde, mis à part Nabil, Victor et quelques autres qui fouillaient des yeux la façade du bâtiment B, abrités derrière des voitures et des arbres. Elle passa sans se hâter, sortant une autre cigarette écrasée de son paquet antédiluvien et l'allumant devant eux, alors qu'ils lui intimaient en des termes peu respectueux de se cloîtrer chez elle le temps que la situation soit réglée. Quelques secondes plus tard elle ouvrait la portière de sa Renaud 21, et se laissait tomber sur le siège en gémissant. Quelle journée, se dit-elle. Elle posa son sac sur le siège passager, l'entrouvrit pour voir les 3 enveloppes qui dépassaient de sous le revolver, et sourit à nouveau. Avant de mettre le contact, elle se demanda si elle n'aurait pas dû boire un autre thé, puis si elle avait encore le temps de dire adieu à madame Tokpanou, du 5ème.

                        Derrière elle, Nabil approchait à grand pas, la main sur la crosse de son arme. Pourquoi madame Bojezsic était elle sortie de l'immeuble malgré les coup de feu ? Pourquoi n'écoutait-elle pas leurs injonctions, elle d'ordinaire si prompt à paniquer? Quel était ce sac à main si lourd qu'elle portait aujourd'hui ? Où était Kevin, ou la personne qui avait tiré ? Par la vitre arrière, il vit d'abord la chevelure grise et hirsute de la vieille qui dodelinait, comme si elle parlait toute seule, puis aperçu le canon de l'arme et les enveloppes, et s'arrêta net, incrédule. Il eut à peine le temps de la mettre en joue avant d'entendre les sirènes, qui arrivaient de toutes les directions. L'instinct lui fit tourner les talons, et s'élancer vers la sortie de secours prévue pour ce genre de situations, entre les bâtiments F et G, tandis que des voitures tricolores dérapaient partout dans la cité en vomissant des hommes en uniformes. Jetant un regard en arrière, il vit Victor à genoux dans le sable au pied des tilleuls, les mains derrière sa tête chauve, entouré de flics, et toute une escouade de ces derniers qui pénétraient dans le bâtiment B. Bâtiment qui à cet instant précis abritait non seulement Fredo et Mehdi, mais aussi le groupe chargé de surveiller le « matos », au troisième étage.. Et le matos en question. Qu'est ce qui avait bien pu se passer ? Comment la vieille Bojezsic avait-elle pu ainsi les doubler ? s'interrogeait-il en slalomant entre les buissons et les appareils de musculation délabrés, à bout de souffle. Il était si pris dans ses pensées qu'il ne vit même pas la petite Renaud 21 le dépasser en toussotant sans se presser, et tourner à droite au panneau « toute direction ».

                         Lorsqu'enfin Kevin émergea du canapé et de son sommeil médicamenteux, le crâne lourd et les paupières gluantes, ce fut pour tomber nez à nez avec deux membre du RAID peu commodes. Ils lui posèrent de nombreuses questions sur les documents présents sur la table basse devant lui avant de l'emmener sans ménagement dans le chaos de cris, de craquements de portes et d'uniformes bleu marines qu'était devenu le troisième étage du bâtiment B, cité des Framboisiers, en ce 17 avril 2016. Et ça n'est que quelques heures plus tard qu'un inspecteur de la police scientifique, qui venait de trouver et d'examiner les deux traces de balles dans le plancher du salon de madame Bojezsic, tomba dans la chambre de celle ci sur un lit couvert de pilules aux effets divers devant lequel trônait un vieux poste de télévision qui passait en boucle une émission vieillotte. Il n'y accorda pas la moindre importance, se pencha pour l'éteindre et se rendit compte qu'il ne savait pas comment faire sur ces modèles qui étaient pratiquement ses aînés. Haussant les épaules, il tourna les talons et sortit, tandis que le présentateur sur l'écran lançait une fois de plus sa rengaine favorite « C'est aujourd'hui c'est le bonheur, c'est la consécration, c'est le voyage, c'est la liberté et c'est tout de suite dans : Pourquoi pas vous ? Sur antenne 2 ».



mardi 14 avril 2020

Et j'ai claqué la porte

Nouvelle écrite à partir du thème éponyme

Et j'ai claqué la porte. 

En deux enjambées, j'étais dans les escaliers et les marches défilaient sous moi, quand ça m'est revenu à l'esprit. Merde. Mon pied droit s'est emmêlé dans son voisin, ma tête est partie vers l'avant comme une flèche et j'ai bien failli emboutir le mur de plein fouet, ce qui n'aurait pas particulièrement arrangé les choses. Heureusement c'est la main qui tenait la brosse à dents (la droite) qui a percuté le mur la première, ce qui fait qu'en poussant dessus j'ai pu atterrir sur le côté, comme un gros sac de linge sale, devant la porte de la voisine du dessous. Ça a fait un gros « craque ! », quand ma paume a touché le mur, mais je me suis dit que j'aurai le temps de m'en occuper plus tard. Je suis gaucher, vous comprenez. La voisine a entrouvert sa porte, elle a fait « hein ? » en me toisant sans vraiment essayer de cacher ce qu'il y avait sous sa robe de chambre. Moi j'essayais de me relever en me tenant la main droite, ça avait craqué assez fort quand même, et je lui ai grommelé sans trop la regarder que tout allait bien et qu'elle me laisse tranquille. Comme elle restait plantée là, j'ai dû dire quelque chose comme : « j'ai oublié mes clefs, c'est pas un drame non ? » en tâtant mes poches de chemises, et j'ai remarqué que je n'avais également pas pensé à emporter mon portefeuille. Je suis reparti vers le 5ème étage en boitant (mon genou gauche avait plus ou moins amorti ma chute), et j'ai entendu mon propriétaire qui criait en dessous. Il avait l'air furax, j'entendais pas tout mais j'ai au moins retenu « Loyer, gnagnagna Police, gnagnagna vont vous couper les pouces gnagnagna » et ça me suffisait largement. Il fallait que je chope mon larfeuille et que j'allonge quelques billets pour le calmer, mais pour ça je devais d'abord réussir à ouvrir la porte.

A peine 5 ou 6 marches avant d'arriver sur mon palier, hop, le noir total, d'un coup, comme ça. Je me suis encore ramassé en avant, et c'est mon menton qui a tapé la dernière marche, mais pas trop fort, ça saignait à peine. « La vache », j'ai dit, « ça pique ! », puis je me suis relevé une fois de plus. Ma voisine criait quelque chose à propos d'une attestation, mais ça se mélangeait avec les trucs que braillait mon proprio, et je n'entravais rien de ce qu'elle disait. J'ai avancé dans l'obscurité à tâtons, en faisant « aïe » quand ma main droite touchait quelque chose, puis j'ai atteint ma porte, mais j'ai entendu des pas, un gros truc velu est passé entre mes jambes à toute berzingue et j'ai lâché un petit cri. Saloperie de furet. « Tiens », j'ai entendu. « Je te devais 20 sacs non ? ». On m'a mit une liasse dans la pogne, et quelqu'un m'a frôlé en passant. C'était mon oncle le psy, je l'avais reconnu à sa toux, et il y voit très bien, alors j'ai lancé mes mains dans la direction de sa voix et je l'ai agrippé. « J'ai oublié mes clefs, et puis mon larfeuille » j'ai dit, « mais faut que j'achète des haricots ». Je ne savais pas très bien pourquoi je partageais ça avec lui, mais c'est le genre de type droit dans ses bottes qui sait quoi faire en général, alors il a rigolé « va déjà faire les courses tiens, t'as de quoi nourrir tout l'immeuble en haricots maintenant. » Il avait raison, et je l'ai suivi en redescendant. On est passé devant la porte de la voisine du dessous, je le sais parce qu'on la voyait qui tenait une bougie et qui fumait une clope en me regardant de haut en bas sans rien dire. « Je peux vous prendre une tige ? » j'ai dit en passant, et elle m'a passé celle qui pendait à ses lèvres, une vieille gauloise aux filtres au charbon actif. C'était mieux que rien. Mon oncle, je l'ai vu à la lueur de la bougie, était sappé comme un bourgeois périmé, et il titubait légèrement en battant une mesure imaginaire avec les doigts.

On a continué à descendre les escaliers sans dire un mot et sans rien y voir, jusqu'à atteindre le rez de chaussée, et ça sentait si fort le whisky dans le sillage de mon oncle que j'avais l'impression qu'il buvait en marchant. J'étais sacrément soulagé parce que j'avais cru me rompre le cou une bonne douzaine de fois sur le trajet, et parce que j'avais faim. Il fallait maintenant espérer que l'épicerie serait ouverte, et que ce serait Lilia qui tiendrait boutique, pas son frère Mo avec son cou énorme et son air suspicieux. J'ai dépassé mon oncle dans le hall et je suis sorti en courant et en me cognant le coude sur le battant, ça a fait « pop » et j'ai senti comme une pluie de piqûres dans tout mon bras gauche, et ma main est devenue toute engourdie d'un coup. « Ah ça c'est, vraiment c'est... » j'ai fait en la secouant, mais je n'ai pas eu le temps de finir parce que dans la rue, des gens pointaient du doigt un truc dans mon immeuble et ça m'a rendu curieux. Des gens dans ma rue à cette heure du soir déjà, c'était pas commun, mais des gens qui regardent vers ma fenêtre je vous raconte pas. C'est pas les Champs-Élysées ici, vous comprenez. Mais j'avais pas vraiment le temps de m'y intéresser, alors j'ai trottiné vers l'épicerie en cherchant encore dans les poches de ma chemise pour voir si j'allais y retrouver mes 20 sacs. J'en ai retrouvé une partie, bien plus qu'il ne m'en fallait même, et j'ai jeté le mégot de la gauloise par terre avant de débouler en sueur dans la petite épicerie .

Évidemment, c'était Mo qui faisait des ronds de fumée parfumée derrière son comptoir tout crasseux, et il m'a regardé encore plus mal que d'habitude. Il n'arrête pas de dire à sa sœur que je veux l'attirer dans mon plumard, et que je suis un type louche, et un tas d'autres idioties. « Salam », je lui ai dit en m'emparant de trois boîtes de haricots. Il ne répondait pas, alors j'ai lancé « Y a du monde dehors hein, c'est quoi tout ce tintouin ? tu sais ? » en prenant la direction du frigo à bières. J'étais en train d'hésiter entre une blonde avenante ou une rousse un peu sournoise quand il a répondu un truc en libanais du genre « lek haïda al hmar », et ça m'a mis la puce à l'oreille parce que depuis le temps, Mo sait très bien que je n'entrave pas un mot d'arabe. « Il doit se foutre de moi » je me suis dit, et j'ai pris les deux canettes taille soldat avant de les caler sur les boîtes de haricots, contre moi. Ma main droite me faisait mal mais la gauche était occupée à tenir mes provisions, alors c'est quand même elle dont les doigts se sont coincés dans la porte du frigo. « Ah, merde » j'ai crié, « c'est vraiment une... » mais en me retournant j'ai vu la tête de Mo, et on aurait dit qu'il était comme figé, la bouche un peu ouverte et de la fumée qui en sortait lentement. Ses sourcils faisaient des angles compliqués, et il regardait mes jambes, on aurait dit. En avançant vers lui pour payer mes commissions j'ai baissé les yeux, mais je les ai relevé très vite, j'ai eu très chaud d'un coup et j'ai voulu dire quelque chose mais je ne savais pas quoi alors j'ai juste continué de marcher vers son comptoir comme si de rien n'était. C'était bien la première fois que je sortais de chez moi sans pantalon vous comprenez, et il fallait bien entendu que mon caleçon soit celui avec les petites têtes de vaches violettes dessus, j'ai su tout de suite que ça allait faire des histoires. J'ai voulu poser les boîtes et les bières devant Mo mais tout s'est cassé la figure et une des bières a fait « pschiiiiit » et il y avait de la mousse partout, heureusement j'ai réussi à rattraper l'autre d'une main et à faire rebondir une boîte de haricots avec le pied gauche. Ça m'a fait un peu mal parce qu'un de mes orteils s'est tordu tout bizarrement, mais la boîte est remontée jusque devant mon visage, et j'ai pu la choper aussi. J'ai regardé Mo, un peu con, et je lui ai balancé : « bon je te prends juste cette bière et une boîte de haricot, je suis pressé mon pote » en laissant tomber 4,90 sacs sur la partie du comptoir qui est faite pour ça. Ensuite j'ai opéré un demi tour aussi classe que possible en pivotant sur mes tongs, Mo ne disait toujours rien, et j'ai quitté les lieux en présentant bruyamment mes excuses de trois ou quatre manières différentes.

En sortant j'ai croisé Lilia, qui arrivait dans le sens inverse et m'a regardé en secouant la tête sans rien dire non plus, mais elle avait un de ces sourires assourdissants sur la gueule, ça lui allait super bien et ça m'a fait plaisir. Je l'aime bien, Lilia. C'était vraiment pas de veine, le coup du caleçon, parce qu'il me semble que j'avais fait quelques progrès avec elle, on rigole bien tout les deux. Je l'ai entendu parler à son frère en arabe, lui il criait et elle se marrait, et j'ai ouvert ma bière en me dirigeant vers chez moi. J'avais eu un coup de bol quand même, c'était la petite rousse un peu sournoise qui avait survécu, et elle m'a ragaillardi dès les premières gorgées. J'ai croisé une, puis deux petites demoiselles avec des coupes de cheveux pas banales, qui regardaient vers mon immeuble et ça m'a rappelé toute cette histoire de monde dans la rue, alors j'ai levé le nez comme elles, en me demandant en même temps où j'avais pu mettre ce qui me restait des 20 sacs. Je les ai oublié rapidement, parce que là haut, au cinquième, on voyait presque plus la fenêtre de ma cuisine avec toute la fumée qui s'en échappait. Ça m'a fait tout drôle, vous comprenez, alors j'ai accéléré le pas en pestant : « ah, ça, il manquait plus qu'ça, c'est vraiment... » et puis je me suis pris les pieds dans le caniveau et j'ai failli m'étaler de tout mon long entre un petit épagneul tout tremblant et un type accroupi qui écrivait des trucs sur un mur avec une bombe aérosol. Mais le type en question s'est retourné et m'a rattrapé au dernier moment, et j'ai renversé un peu de bière sur sa veste en me relevant. Il avait l'air de s'en fiche pas mal, il a eu un espèce de grand rire et il m'a dit comme ça : « c'est pas chez toi le feu mamène ? ». Je l'avais déjà vu dans le quartier, il tenait toujours à m'appeler mamène, je n'ai jamais su pourquoi -je m'appelle Paul- mais j'avais pas le temps de discuter alors j'ai dit « On dirait bien, faut qu'j'arrive à ouvrir ma porte sans quoi ça va être compliqué pour mon pote qui pionce à l'intérieur ! » et j'ai continué ma route, toujours en nage, en biberonnant ma petite rousse et en tenant ma boîte de haricots contre moi. Le type m'a suivi en criant « allons ouvrir cette porte alors, je sais comment faire, pas de galère mamène », et il faut dire que j'étais bien content de l'entendre dire ça parce que mon idée sur la façon de procéder une fois arrivé devant la porte ne pesait pas lourd. On a croisé mon oncle qui fumait une cigarette d'une forme pas normale, adossé au mur de l'immeuble, comme si de rien n'était. Il m'a fait un signe de tête en désignant mon pantalon, ça voulait dire « grandiose » je crois, mais on ne sait jamais avec lui. Je l'ai ignoré, le peintre a pris sa cigarette et lui en a volé deux trois bouffées avant de lui rendre, ils avaient l'air de se connaître, puis on s'est lancé dans l'escalier à l'aveugle.

C'était plus facile dans ce sens là que dans l'autre, et puis le peintre avait un gros briquet avec une flamme maousse, donc on y voyait un peu. J'ai fini ma bière vers le deuxième étage et j'ai voulu la poser au sol, mais le furet a débarqué à toute vitesse et il l'a fait voler contre le mur en couinant comme un perdu, elle s'est cassé en faisant « cling ! » et un petit bout est rentré dans ma chaussette, ça piquait vachement et je me suis mis à boitiller presque tout de suite. « Ah, ça ! » j'ai crié. Le peintre se marrait en toussotant, et il n'arrêtait pas d'écrire des mots sur les murs avec un gros feutre blanc, moi je ne trouvais pas ça très drôle mais il me filait un coup de main, alors je n'ai rien dit. Au quatrième étage, on a vu la voisine avec sa bougie, elle m'a encore regardé comme si j'étais vraiment à poil, et puis le briquet du peintre s'est éteint et en passant devant elle il lui a dit « au calme madame » en regardant son peignoir entrouvert, et elle a souri. Moi je regardais surtout le plafond au-dessus de la voisine, c'était quand même salement enfumé, et j'ai dit « vache, c'est quand même salement enfumé », et j'ai continué à monter. Je suis arrivé pas loin de la porte, avec ma main droite qui tenait la boîte de haricots et la gauche qui battait l'air devant moi pour trouver un mur ou quoi que ce soit de solide. J'aurai aimé pouvoir trouver la poignée de ma porte, mais il n'y en avait pas à l'extérieur, donc pas la peine de compter dessus. C'était un peu difficile de respirer, mais je ne m'en sortais pas trop mal, et j'ai trouvé la porte assez vite, en me tapant l'index en plein dedans. Ça a fait « snap » ! alors j'ai compris que j'étais bon pour que ça enfle quelque chose de sévère, mais au moins j'y étais. J'ai commencé à taper dessus avec la main droite, mais ça faisait vraiment mal, alors j'ai donné deux ou trois coup d'épaule dedans. Ça faisait pas grand chose non plus. C'était vraiment pas une situation commode, et ça n'a rien arrangé d'entendre mon proprio, quelque part à gauche de la porte, qui se remettait à me crier dessus. « J'ai des amis qui vont vous transformer en pulpe si j'ai pas mon argent aujourd'hui, espèce de tocard ! » il disait, et on aurait dit que le feu ça lui faisait ni chaud ni froid. L'idée du feu en tout cas, parce qu'en réalité on transpirait pas mal au cinquième étage à ce moment là. « J'ai la monnaie des haricots » je lui ai crié entre deux coups contre la porte, et je me suis mis a tousser en même temps que lui, il y avait vraiment beaucoup de fumée vous comprenez. J'avais décidé de ne rien lui dire pour la bière, au cas où il se permettrait de juger ma façon de gérer mes sous, je trouvais que j'avais assez de choses sur le feu, sans mauvais jeu de mots. « Où est-ce qu'on vous a appris à enfoncer une porte, tocard ! » il a crié en toussant, et il s'est mis a donner de grands coups de pieds contre la porte en question, alors que je fouillais mes poches de chemise pour trouver les quelques sacs qui s'y nichaient. Le peintre a choisi ce moment pour se désintéresser de la voisine du dessous et monter quatre à quatre les marches qui le séparaient de nous, il m'est rentré dans le côté de la cuisse et j'ai bien failli me retrouver assis sur les fesses, il a fait « scuse mamène » et « j'ai un truc pour ouvrir les portes, mais faut pousser dessus en même temps ». Mon proprio a dit « qui parle ? » parce qu'on y voyait toujours rien, et le peintre a dit « tais toi et pousse », et moi j'ai crié « yaaa » et j'ai poussé la porte de la main droite, parce que la gauche était occupée avec les haricots. J'entendais le peintre qui essayait de glisser un truc entre la porte et le battant pour l'ouvrir, et il criait en toussant et le proprio et moi on faisait pareil en poussant comme des sourds. Et puis la porte s'est ouverte, et on a failli se casser la figure sur la silhouette qui était de l'autre côté.

La fille, que j'avais un peu oublié c'est vrai, mais j'avais faim, vous comprenez, est sortie de mon appartement encore moins habillée que moi, elle tenait une bougie et elle m'a lancé une bonne claque sur l'oreille en passant et en disant « sale con ! ». Je pouvais pas lui en vouloir, la soirée ne s'était pas déroulée exactement comme on aurait voulu, elle était couverte de suie et de graisse et elle a regardé mes jambes et mon caleçon à vache et mes chaussettes oranges et elle a soupiré, puis elle est partie, et le proprio, le peintre et moi on les a regardé partir dans le noir, elle et sa bougie avec la bouche un peu ouverte. Ensuite ils se sont remis à me parler en même temps, et ça avait l'air important ce qu'ils disaient mais je n'ai pas compris parce que la lumière s'est rallumée pile à ce moment là, et qu'on a vu ma clef qui dépassait de la serrure à l'extérieur de l'appartement, j'avais dû la laisser là la dernière fois que j'étais sorti. Le peintre a éclaté de rire, et puis il a dit que maintenant que la porte était ouverte il redescendait voir mon oncle, vu qu'il n'était pas pompier, et il m'a pris ma boîte de haricots au passage en disant « taxe mamène ». De toute façon, il y avait déjà beaucoup moins de fumée, donc on se serait bien passé des pompiers, j'ai pensé. Le proprio m'a dit que j'avais intérêt à casquer et à faire mes valises le plus vite possible, et il est parti en secouant son poing au dessus de sa tête et en aboyant des trucs en portugais je crois. Il n'avait rien dit sur mon caleçon, c'était déjà ça, alors j'ai dit « bon, c'est quand même déjà ça », puis je suis entré chez moi, j'ai pris ces foutues clefs sur la porte et je les ai jeté dans le petit bol que je mets sur le radiateur à l'entrée, j'ai fermé la porte derrière moi et je suis allé voir dans la cuisine, là où il y avait le plus de fumée. J'ai vu mon bacon tout brûlé, mes frites carbonisées, et pas mal de traces noires tout partout. Un coup d'oeil sur le canapé m'a rassuré sur l'état de santé de mon pote, qui ronquait toujours comme un bienheureux. J'ai ouvert le frigo, bu une gorgée de vodka à l'eau un peu tiède, et j'ai sorti les dernières tranches de bacon qui me restait. Après avoir jeté le bacon et les frites tout noircis, j'ai rallumé le gaz et mis un peu d'huile dans la poêle, j'ai balancé le bacon tout neuf dedans, et je me suis rendu compte que je n'avais plus de haricots ! Heureusement je savais qu'il ne me faudrait pas des masses de temps pour descendre en choper et remonter, le temps que le bacon soit à point. La tête de mon pote quand il se réveillerait avec un gueuleton pareil ! Alors j'ai mis mon chapeau préféré, qui traînait sur le frigo, j'ai ramassé deux ou trois pièces sous la table de la cuisine, je suis sorti en coup de vent... 

Et j'ai claqué la porte.