mercredi 29 avril 2020

... Et hop


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme 

                    Nour est assis en tailleur, la tête basse et les mains sur les genoux, sur l'unique siège de la petite pièce circulaire inondée d'une lumière fade. De petite taille, le visage mangé de barbe poivre et sel, le nez long et rendu difforme et bigarré par les coups récents, il porte une blouse d'un blanc cassé presqu'entièrement poisseuse de sang. Le sien en partie, en plus de celui de 4 de ses collègues, dont deux gisent au sol juste derrière lui. L'un d'eux émet par moment un sifflement rauque. Nour leur jette un regard froid en plongeant sa main dans sa poche pour en sortir une cigarette et une boite d'allumettes, et rapidement une fumée rendue immaculée par l'éclairage se répand autour de lui. Il entend vaguement les coups sourds et les cris étouffés qui résonnent sans cesse dans le couloir qui débouche sur la pièce au milieu de laquelle il trône à présent. C'est l'équipe de sécurité qui tente de défoncer la seule porte d'accès, avec ce qu'ils ont sous la main. Conscient que le temps ne lui manque pas, il fume doucement en observant avec attention les six petits tubes à essais rangés dans une minuscule console en verre suspendue au milieu de la pièce. La portée de ce qu'il est sur le point d'accomplir comparée à la difficulté dérisoire de l'opération le submerge par moment, et il prend une longue inspiration en plissant les yeux. Le tube à essais situé tout à droite peut être. Ou le numéro deux à partir de la gauche, pourquoi pas ? Qu'importe. Il le sait, chacun d'eux contient des souches de bacilles synthétiques uniques, perfectionnés depuis des décennies pour être aussi contagieux et létal que possible... Que l'un d'eux s'entrouvre l'espace d'un battement de cœur, et c'est 92% à 97% de la population européenne qui disparaît dans l'année, avant que le reste du monde ne suive inévitablement. Boites de pandore au coût exorbitant, destinées à n'être jamais utilisées mais simplement étudiées, admirées, craintes, révérées. Tout a été fait pour garantir à cette partie du site une sécurité optimale. Et il suffit d'un homme pour balayer tout cela.

                    Qu'est ce qui a poussé Nour à sortir un long couteau en céramique de sa veste, après avoir passé sans problème les derniers portiques de sécurité du laboratoire de recherches en ce matin du 25 avril 2023 ? Il n'a eu aucun mal à se débarrasser du petit stagiaire, qui n'a pas détaché son regard de son téléphone jusqu'à ce que le couteau pénètre dans la base de son cou puis en ressorte avec un chuintement humide. Son supérieur hiérarchique direct, le vieux docteur Villiers, ne s'est aperçu de rien non plus, avant de rouler sur le sol en tentant vainement de refermer des deux mains la plaie béante qui remplaçait dorénavant sa pomme d'Adam. Les deux collègues suivant lui ont donné un peu plus de fil à retordre, et il a été blessé à l'aine et à la main gauche par des coups de tournevis administrés dans la panique. Son arcade sourcilière gauche a elle aussi écopée d'une série de coups de poings qui l'ont fait voler en éclat et son nez est sûrement cassé, sans compter la tâche sombre qui grandit sous son oeil. En somme, bien peu de choses, pense-t-il, pour en arriver là. Un autre sifflement rauque émane du corps de celui qui fut son collègue. La porte dans le couloir semble sur le point de céder, il s'en rend compte et se lève afin de saisir le code à 12 chiffres qui contrôle l'ouverture de la console en verre. Dès que retentit le petit tintement signifiant l'autorisation d'accès, il entrouvre la console, saisit un des tubes à essais et le place entre son visage et la lumière diffusées par les néons au plafond, comme si il pouvait voir ce qu'il contient. Il se souvient de ses premiers pas dans le laboratoire, du sérieux de ses collègues, des années qu'il a fallut avant qu'il obtienne l'autorisation de se déplacer dans l'aile ouest, où il se trouve actuellement. Il se souvient de ses études de médecine, du sourire béat de Roshan et de la teinte presque ambrée de sa peau, de la dernière fois qu'il a eu l'impression que la vie n'avait pas besoin d'avoir un sens clair et précis pour être supportable. Il se souvient de l'époque où il était trop jeune pour comprendre quoi que ce soit, puis de celle où il était convaincu d'avoir compris, et enfin des suivantes qui lui ont appris qu'à l'image de ses semblables il ne comprendrait jamais rien. Juste assez pour avoir l'impression d'être sain d'esprit dans un sanatorium à l'échelle planétaire dont le personnel aurait jeté les clefs et cloué les portes. Tout ceci lui paraît si médiocre, si fragile, si vide, une succession d'échecs si pathétique et inconséquente qu'il doit se mordre les joues pour ne pas hurler. Hop, on l'avait casé en virologie à l'issue de ses études alors qu'il n'avait jamais eu que faire de cette discipline. Hop ! Roshan avait disparue du jour au lendemain, emmenant avec elle leur chien, leurs plantes et la seule de leurs trois filles qui était saine de corps et d'esprit. Hop, il avait perdu la foi d'un coup, sans le vouloir, se voyant privé en même temps d'un pilier essentiel de son approche du reste du monde... Et du contact avec sa famille de sang. Hop, les dirigeants du monde semblaient s'être passé le mot et avoir décidé de calquer leurs politiques sur les pires dystopies que comptaient la science fiction depuis les années 50, se servant de catastrophes naturelles pour consolider leur pouvoir et amasser le nouvel or du 21ème siècle, l'information. Hop, on avait décidé que la vérité dépendait du point de vue de chacun et créé des algorithmes besogneux qui renforçaient chaque jour les croyances et les suppositions de tous, rendant toute recherche d'information absolument vaine, transformant le monde en un bubon rempli à craquer d'opinions bancales et de théories du complot qui seraient risibles si elles n'étaient pas colportées par des faiseurs d'opinions officiels. Hop, on fonçait dans tant de murs à la fois en n'ayant jamais l'air de vouloir ralentir qu'il fallait désormais choisir son combat parmi les dizaines de défis qui menaçaient l'Homme et une partie du règne animal, sans aucun espoir de voir sa cause progresser puisque le cours terme était plus que jamais maître des événements. Hop ! On avait refusé d'accorder plus de budget à la recherche de vaccins, pour se concentrer sur la technologie nécessaire à la guerre « sale », années après années, peu importe le camp supposé du bonhomme au pouvoir à ce moment là. Tout cela était arrivé de manière imprévisible... Ou l'était-ce vraiment ?

                  Nour entend la porte qui cède au fond du couloir, il se lève et se retourne doucement en cherchant de sa main libre une autre cigarette, qu'il allume avec le mégot de la précédente tandis que les cris de l'équipe de sécurité se rapproche. Dans son autre main, le petit tube à essais est blotti, minuscule, absurde, absolu. « Putain ! ». Quelqu'un vient de crier dans le couloir. Ils ont dû trouver le stagiaire et Villiers dans le réfectoire. Des pas. Un bruit d'arme à feu que l'on charge. D'autres injures étouffées quand ils arrivent au niveau de la petite pièce circulaire où Nour leur fait maintenant face, cigarette aux lèvres, bras ballants. C'est le jeune Marc qui se tient devant lui dans son uniforme noir, le canon de son Glock 17 tremblant légèrement alors qu'il ne peut détacher son regard des deux corps à ses pieds. « Bougez pas, on a tout vu sur les caméras... » bégaye-t-il. « Vous vous rendez compte ? » le coupe Nour. Il porte la main à ses lèvres, en retire la cigarette et poursuit : « Est-ce que vous arrivez à vous représenter à quel point tout ceci est... Je veux dire, tout peut se terminer, comme ça, hop ! ! Et le seul endroit où on peut être à l'origine de ça... C'est ici ». Sa voix est un coassement désagréable, il a un petit rire sec. Marc est rejoint par ses deux collègues Kamel et Frank, comme prévu. Ces trois débutants sont toujours de service le mardi matin, équipe réduite. Aucun des autres gardiens de sécurité n'aurait pénétré dans cette partie du complexe étant donnés les risques potentiels. Les deux nouveaux arrivants pointent leur tasers sur la silhouette écarlate du scientifique, fébriles. Un silence. Nour tire une bouffée puis écarte doucement les mains. « Hop ! » glapit-il, « Un royaume s'effondre, un million d'âmes disparaissent, pas de logique, pas de pitié, pas de règles, hop ! » Les trois hommes armés, épaules contre épaules, ne le quittent pas des yeux, Frank crache « Ecoute moi bien fils de pute, je m'en fous de tes conneries, tu vas avancer doucement avec tes deux mains derrière la tête, et lâcher cette clope et cette ampoule de merde ok ? » Sa voix tremble un peu, Nour sourit à nouveau, tout est si prévisible, si facile, si dépourvu de substance. Il lève la main droite et envoie d'une pichenette le mégot s'écraser dans l'oeil de Marc qui hurle en ouvrant le feu à l'aveugle, la balle fuse à droite de la tête de Nour et ricoche contre le mur du fond derrière lui puis le plafond avant de revenir aller se ficher avec un petit craquement entre la bouche et le menton de Frank. L'homme bascule en arrière en gargouillant, et Kamel tire à son tour en visant le torse du scientifique. Nour sent une piqûre sous le pectoral droit, puis au dessus du nombril, il avance mécaniquement en souriant vers la porte que barrent encore Marc et son collègue, et trouve la force de scander « hop ! » juste avant qu'une balle ne le touche sous l'oreille gauche et l'envoie s'étaler sur le corps de ses deux dernières victimes, inerte. Tandis que Marc se retourne pour constater le décès de Frank, Kamel fait feu à nouveau, touchant le corps déjà sans vie de Nour à trois reprises, puis reprend son souffle, et entreprend de le fouiller. Arrivé à la main gauche du mort, il en desserre les doigts, et recule d'un pas, interdit.

                     Dans la paume de la main, le tube à essais est en morceaux, mais ça n'est pas ce qui attire son attention. Toute la peau jusqu'au poignet semble se fissurer, des bulles jaunâtres crèvent à la surface des plaies laissées par le verre brisé, et une odeur de putréfaction se fait déjà sentir. Kamel tousse en reculant, agrippe Marc par l'épaule et le traîne dans le couloir, déjà sa vue se brouille, il tente de cracher mais sa bouche est desséchée. Ils parviennent tout deux à la porte vitrée qui mène au reste du complexe juste à temps pour la voir se refermer devant eux avec un claquement métallique. Derrière, des employés du laboratoire les dévisagent, en sueur, l'air contrits et terrifiés. L'un d'entre eux hausse les épaules en proférant des paroles qu'ils ne peuvent entendre, mais qu'ils déchiffrent sans peine. « Désolé, quarantaine ». Un silence, seulement brisé par les respirations lourdes de Marc et Kamel. Soudain, de l'autre côté de la vitre, un homme porte la main à sa gorge et tousse, projetant quelques gouttes de sang qui s'écrasent sur la porte avant de couler doucement. 

Des deux côtés, des hurlements résonnent.



dimanche 19 avril 2020

Pourquoi pas moi?


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme le 17/04/2020

                            Le thé de madame Bojezsic avait refroidit, la petite tasse bleue devenant en même temps une énième silhouette abandonnée sur sa petite table basse couverte de cendre, au milieu de la pénombre du salon étriqué. Elle s'en referait probablement un dans l'heure qui suivrait, avant d'en siroter une infime quantité puis de le poser dieu sait où lui aussi. En attendant, assise près de l'unique fenêtre et armée d'un petit carnet et d'un vieux stylo a plume, elle s'absorbait comme chaque jour dans la contemplation -en apparence un peu absente- des deux tilleuls qu'on apercevait trois étages plus bas, et de l'agitation qui régnait autour d'eux. Il y avait là, adossés au tronc entouré de cannettes vides ou avachis sur leurs scooters passablement rouillés, les petits gars habituels, mains enfoncées dans leurs poches, un air trop sérieux sur leurs visages de gamins. Kevin, comme toujours, ne tenait pas en place, boxant l'air de ses long bras, sautant d'un pied sur l'autre, parant des assauts invisibles. Mehdi, engoncé dans sa veste écarlate trop serrée, se roulait une de ces cigarettes interdites, en hochant la tête par intermittences, le dos bien calé contre l'un des rares endroits du tronc ou l'on trouvait encore de l'écorce. Devant lui, allongé immobile sur la selle et le guidon de sa bécane branlante, Fredo fixait le ciel de ses grands yeux, en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure. Aujourd'hui, comme la veille, c'était Nabil et Victor qui turbinaient : debout entre le tilleul et l'entrée du bâtiment , épaule contre épaule, beuglant des offres, des ordres et des menaces, ils réceptionnaient chaque client et empochaient l'argent avant de leur glisser des sachets en plastique avec une célérité et une méticulosité indéniables.

                           Madame Bojezsic compta 59 clients entre 8h précise et 9h34, heure à laquelle elle commença à trembler légèrement. Son menton ouvrit le bal, en tressautant de haut en bas, déchaussant son dentier, puis ce furent, comme toujours, ses mains qui lâchèrent le petit carnet et se tordirent, griffant le rebord de la fenêtre et se contractant à intervalles réguliers. Elle poussa un soupir rauque, et se leva en gémissant de son petit tabouret en plastique, une main plaquée sur ses hanches. En quelques petits pas secs, elle fut dans la cuisine, renversant au passage une bouteille de kirsch et deux petites cannettes de vin rosé vides qui traînaient près de la porte. En tâtonnant fébrilement, ses doigts maigres trouvèrent puis ouvrirent une petite boite en métal arborant une sardine vêtue d'un t-shirt de l'Olympique de Marseille. La boite déversa sur le plan de travail quelques douzaines de pilules bigarrées de formes diverses, qui se répandirent ça et là en cliquetant doucement. Madame Bojezsic en choisit 4 avec soin et les mis dans un verre, qu'elle remplie d'un reste de Pepsi avant de retourner brièvement dans le salon. A son retour dans la cuisine, les mains libres, elle ramassa au hasard deux ou trois pilules qu'elle porta péniblement à sa bouche avant de se saisir d'une canette de vin ouverte laissée là la veille et d'en boire quelques gorgées, la tête renversée en arrière. A côté d'elle, contre le frigo, le vieux poste radio diffusait à bas volume et en grésillant des musiques aux rythmes saccadées, qu'elle aurait trouvé curieuses si elle y avait prêté attention. Les yeux clos, elle souriait à présent, les mains appuyées sur le rebord de l'évier, le visage toujours tourné vers le plafond. Imperceptiblement, les tremblements de sa mâchoire ralentirent, avant de s'arrêter complètement. Elle remit son dentier en place avec le pouce et l'index aux ongles jaunis de sa main droite, soupira à nouveau et entreprit de se refaire un thé qu'elle oublia avant même d'y toucher. Elle était déjà revenue s'asseoir devant la fenêtre, avait ramassé son carnet et son stylo, et prenait des notes illisibles. On était le 17 avril, enfin. 

Tout était prêt.

                     Comme prévu, aux environs de 10h30, la clinquante moto aux atours argentés vint glisser tranquillement près du petit groupe rassemblé en bas des tilleuls, chassant les clients par sa simple présence. L'homme juché dessus grommela quelques mots à Nabil, qui souriait comme un bienheureux, et ils se saluèrent en entrechoquant leurs poings, puis l'homme ouvrit les sacoches qui se trouvaient à l'arrière de sa moto et en sortit deux sacs plastiques remplis à craquer qu'il jeta à Kevin, avant de démarrer en trombe et de disparaître à l'orée du bâtiment F. Après avoir finit sa cigarette à la hâte, Kevin s'empara de l'enveloppe que lui tendait Nabil, puis fit passer les sacs à Mehdi et s'empressa de trottiner vers l'entrée du bâtiment B -celui de madame Bojezsic. Arrivé au pied de l'immeuble, après un bref regard alentours, il souleva un pneu déchiqueté, et sortit d'un trou creusé sous le pneu deux autres enveloppes apparemment bien remplies, avant de pénétrer dans l'édifice au pas de course, alors que déjà les clients se rapprochaient de nouveau de son petit groupe. Madame Bojezsic, elle, était déjà derrière sa porte, tremblant légèrement, un sourire distant barrant ses joues creuses et grises. Elle regardait à travers le judas, écrasant en même temps son nez contre le battant, la main droite crispée sur un objet enfouis dans son sac à main en faux cuir élimé. Son autre main tenait une vieille cigarette froissée, qu'elle fumait par petites bouffées, laissant la cendre tomber entre ses pieds sur l'obscur linoléum qui tapissait l'appartement.

                              L'ascenseur émit un crissement pathétique en arrivant au troisième, comme toujours depuis deux ans. La porte s'ouvrit à la volée et Kevin en surgit, tourna à droite pour s'engouffrer dans l'étroit couloir aux couleurs passées, puis s'arrêta, interdit. La porte de l'appartement 39, celui de la vieille Bojezsic était entrouverte, et il voyait ses yeux éteints qui l'observaient dans l'embrasure. Elle souriait et de la fumée s'éloignait paresseusement de ses narines. « Oh madame vas-y ferme ta porte là, tu veux qu'on s'énerve encore ? » cracha-t-il en se remettant en route, mais son élan fut interrompu par la vision du canon du revolver qui jaillit au bout du bras malingre de la vieille et se ficha devant sa joue gauche. « Je crois que c'est moi qui vais m'énerver cette fois Kevin » grinça la vieille, et il su tout de suite que l'arme était une vraie. C'était le vieux P38 que Fredo avait perdu quelques mois auparavant en détalant devant la police, juste derrière le bâtiment B, là où des vieux traînaient parfois, et Kevin s'apprêtait à bredouiller quelque chose quand madame Bojezsic ouvrit en grand sa porte et murmura « entre donc, sale môme, ou je te pique ! ». Après un bref instant d'hésitation, motivé par le bout glacé de l'arme qui lui appuyait maintenant sur la tempe, il s'exécuta, et entra dans le minuscule séjour, qui faisait également office de salon et de penderie. Au sol, des mégots, des bouteilles vides, des factures. « Assied toi mon poussin » croassait la vieille en le poussant vers un petit canapé relativement propre sur lequel trônait déjà un petit panda roux en peluche tout élimé. « Fais voir ces jolies enveloppes, et taits-toi. Taits-toi je t'ai dit, non mais ! » glapit-elle encore, et Kevin n'acheva pas la vaine menace qu'il entendait proférer. Au lieu de ça, il s'assit, la bouche entrouverte, haletant, tendit les enveloppes qui lui furent prestement arrachées des mains, et attendit. La vieille lui montra du doigt un verre posé devant lui sur la table basse, à côté d'une pile de papiers, entre une dizaine de tasses de thé froid. « Prends donc un cacolac » sourit-elle, sans cesser de braquer le revolver dans sa direction. La bouche sèche, il attrapa le verre et bu ce qui semblait être du coca tiède, avec un arrière goût de médicament. Il allait de nouveau dire quelque chose quand il s'aperçut que madame Bojezsic comptait d'une main les billets contenus dans les enveloppes posée devant elle, sans les regarder. « 980, 990, 1000... » égrainait-elle sans le lâcher du regard, « … ce qui fait donc 15500€ pour un jour et demi, pas aussi bien que le mois dernier mais mieux que d'habitude quand même, n'est ce pas ? Et pourquoi pas moi ?» Elle souriait, et un mince filet de bave descendait lentement sur son menton. Puis elle déposa les billets dans son sac, et se leva en grognant. « Pourquoi pas moi, hein ? » répéta-t-elle, alors que ses yeux cessaient pour de bon de regarder dans une direction commune. Kevin transpirait maintenant abondamment, et ses lèvres bougeaient vaguement, sans qu'il parvienne à émettre un son. Sur la table devant lui, entre les tasses plus ou moins pleines, la pile de papier tachée de thé et de cendre avait attiré son attention : son nom y figurait en haut de chaque page, entre celui des autres membres de la bande des deux tilleuls, et en dessous on pouvait lire des lignes de chiffres, des horaires, des petites notes (« en retard ? », « changement de marchandise », « dépôt de liquide ! », « plus d'argents ? », « Pourquoi pas moi ?? » souligné trois fois …). Il réalisa tout à coup que la dame lui parlait, mais il l'entendait comme à travers une porte, alors même qu'elle se trouvait devant lui : « … avez perdu votre joujou idiot juste à côté de mon banc là derrière, quand les gendarmes sont venu vous chasser, si vous étiez un peu plus rigoureux on en serait pas là ! Et puis zut, vous avez de nouveaux vêtements toutes les semaines, alors qu'on me sucre mes aides juste parce que... » grinçait-elle sans discontinuer en agitant l'arme sous son nez. Kevin devait comprendre, il voulu crier « Madame comment vous savez tout ça là » en désignant les feuilles devant lui, mais ne parvint qu'a bafouiller une suite de syllabes absconses, tandis que sa main décollait à peine du canapé. Quelques secondes plus tard une mousse bleue lui montait aux lèvres, il basculait en avant et sa tête heurtait une tasse sur la table, la faisant éclater et en renversant quelques autres. Entaillé juste au dessus de l’œil gauche, son front se mit à saigner abondamment, alors que madame Bojezsic continuait son monologue en l'observant, comme si elle s'attendait malgré tout à ce qu'il réponde.

                         Au bout de quelques secondes néanmoins, elle claudiqua douloureusement jusqu'à la cuisine, remarqua qu'elle avait encore oublié de boire son thé, et recommença à faire chauffer de l'eau. Elle posa le revolver dans son sac à main qui pendait lourdement à son côté, et fouilla un bref instant dans un tiroir, avant d'en sortir des compresses jaunies et un vieux rouleau de scotch. S'emparant ensuite d'une flasque de vodka bon marché, elle en versa un peu dans le thé, eut un gloussement bref, puis retourna dans le salon. Elle se pencha avec peine au dessus du jeune homme endormi, lui renversa une généreuse quantité de vodka sur la plaie, et y posa l'ensemble des compresses, avant d'appuyer fermement dessus des deux mains et de se tenir là, hagarde. Quelques minutes plus tard, le visage de Kevin arborait quelque chose qui pourrait passer pour un pansement, et la plaie ne saignait plus. Au dehors, on entendait déjà les gamins qui gueulaient, inquiets. Et madame Bojezsic patientait, le téléphone collé à son sonotone et le revolver à nouveau dans sa main droite, canon braqué sur le sol, l'air de réfléchir intensément. Ses yeux regardaient de nouveau un même point fixe, au delà du canon de l'arme.

« -Police Nationale bonjour quel est votre... » commença une voix fatiguée. »
« -Bonjour, glapit madame Bojezsic, il y a des coups de feu et plusieurs jeunes gens par terre, je crois qu'ils vont très mal monsieur, il faut venir tout de suite au troisième étage dans le bâtiment B cité des Framboisiers, venez vite. »

Un coup de feu claqua, puis deux.

« -Venez vite monsieur vraiment c'est urgent ».

                            Elle raccrocha, essuya du pied les miettes causées par les impacts de balles dans son plancher, au pied de la table basse, et remis l'arme encore fumante dans son sac. Puis, après avoir éteint la bouilloire et englouti deux pilules supplémentaires dans la cuisine, elle jeta un dernier regard sur le pauvre Kevin qui dormait toujours sur le canapé, décrocha un jeux de clefs qui pendait au mur à côté de sa porte et sortit. Dans le couloir, elle croisa Fredo et Mehdi, qui la frôlèrent en courant sans lui accorder un regard. Elle sourit et entama une longue descente par les escaliers, puisqu'ils avaient apparemment bloqué l'ascenseur, tandis que l'immeuble et la cité s'emplissaient ensemble de menaces, de hurlements et d'instructions diverses. « Trouvez moi ce fils de pute ! » cria quelqu'un, le fils de madame Tokpanou peut être. Elle passa devant deux jeunes qu'elle connaissait à peine, qui montaient la garde au rez-de-chaussé, fébriles. L'un d'entre eux avait une sorte de fusil qu'on voyait souvent à la télé. En arrivant à leur hauteur, elle ne pu s'empêcher de leur lancer « pourquoi pas moi, hein, après tout ? », mais il ne réagirent pas, et elle eut un autre gloussement. Alors qu'elle franchissait la porte d'entrée de l'immeuble, l'un des deux jeunes l'interpella : « Madame rentrez chez vous c'est dangereux là, rentrez putain », et elle décida de l'ignorer aussi. Dehors il n'y avait plus grand monde, mis à part Nabil, Victor et quelques autres qui fouillaient des yeux la façade du bâtiment B, abrités derrière des voitures et des arbres. Elle passa sans se hâter, sortant une autre cigarette écrasée de son paquet antédiluvien et l'allumant devant eux, alors qu'ils lui intimaient en des termes peu respectueux de se cloîtrer chez elle le temps que la situation soit réglée. Quelques secondes plus tard elle ouvrait la portière de sa Renaud 21, et se laissait tomber sur le siège en gémissant. Quelle journée, se dit-elle. Elle posa son sac sur le siège passager, l'entrouvrit pour voir les 3 enveloppes qui dépassaient de sous le revolver, et sourit à nouveau. Avant de mettre le contact, elle se demanda si elle n'aurait pas dû boire un autre thé, puis si elle avait encore le temps de dire adieu à madame Tokpanou, du 5ème.

                        Derrière elle, Nabil approchait à grand pas, la main sur la crosse de son arme. Pourquoi madame Bojezsic était elle sortie de l'immeuble malgré les coup de feu ? Pourquoi n'écoutait-elle pas leurs injonctions, elle d'ordinaire si prompt à paniquer? Quel était ce sac à main si lourd qu'elle portait aujourd'hui ? Où était Kevin, ou la personne qui avait tiré ? Par la vitre arrière, il vit d'abord la chevelure grise et hirsute de la vieille qui dodelinait, comme si elle parlait toute seule, puis aperçu le canon de l'arme et les enveloppes, et s'arrêta net, incrédule. Il eut à peine le temps de la mettre en joue avant d'entendre les sirènes, qui arrivaient de toutes les directions. L'instinct lui fit tourner les talons, et s'élancer vers la sortie de secours prévue pour ce genre de situations, entre les bâtiments F et G, tandis que des voitures tricolores dérapaient partout dans la cité en vomissant des hommes en uniformes. Jetant un regard en arrière, il vit Victor à genoux dans le sable au pied des tilleuls, les mains derrière sa tête chauve, entouré de flics, et toute une escouade de ces derniers qui pénétraient dans le bâtiment B. Bâtiment qui à cet instant précis abritait non seulement Fredo et Mehdi, mais aussi le groupe chargé de surveiller le « matos », au troisième étage.. Et le matos en question. Qu'est ce qui avait bien pu se passer ? Comment la vieille Bojezsic avait-elle pu ainsi les doubler ? s'interrogeait-il en slalomant entre les buissons et les appareils de musculation délabrés, à bout de souffle. Il était si pris dans ses pensées qu'il ne vit même pas la petite Renaud 21 le dépasser en toussotant sans se presser, et tourner à droite au panneau « toute direction ».

                         Lorsqu'enfin Kevin émergea du canapé et de son sommeil médicamenteux, le crâne lourd et les paupières gluantes, ce fut pour tomber nez à nez avec deux membre du RAID peu commodes. Ils lui posèrent de nombreuses questions sur les documents présents sur la table basse devant lui avant de l'emmener sans ménagement dans le chaos de cris, de craquements de portes et d'uniformes bleu marines qu'était devenu le troisième étage du bâtiment B, cité des Framboisiers, en ce 17 avril 2016. Et ça n'est que quelques heures plus tard qu'un inspecteur de la police scientifique, qui venait de trouver et d'examiner les deux traces de balles dans le plancher du salon de madame Bojezsic, tomba dans la chambre de celle ci sur un lit couvert de pilules aux effets divers devant lequel trônait un vieux poste de télévision qui passait en boucle une émission vieillotte. Il n'y accorda pas la moindre importance, se pencha pour l'éteindre et se rendit compte qu'il ne savait pas comment faire sur ces modèles qui étaient pratiquement ses aînés. Haussant les épaules, il tourna les talons et sortit, tandis que le présentateur sur l'écran lançait une fois de plus sa rengaine favorite « C'est aujourd'hui c'est le bonheur, c'est la consécration, c'est le voyage, c'est la liberté et c'est tout de suite dans : Pourquoi pas vous ? Sur antenne 2 ».



mardi 14 avril 2020

Et j'ai claqué la porte

Nouvelle écrite à partir du thème éponyme

Et j'ai claqué la porte. 

En deux enjambées, j'étais dans les escaliers et les marches défilaient sous moi, quand ça m'est revenu à l'esprit. Merde. Mon pied droit s'est emmêlé dans son voisin, ma tête est partie vers l'avant comme une flèche et j'ai bien failli emboutir le mur de plein fouet, ce qui n'aurait pas particulièrement arrangé les choses. Heureusement c'est la main qui tenait la brosse à dents (la droite) qui a percuté le mur la première, ce qui fait qu'en poussant dessus j'ai pu atterrir sur le côté, comme un gros sac de linge sale, devant la porte de la voisine du dessous. Ça a fait un gros « craque ! », quand ma paume a touché le mur, mais je me suis dit que j'aurai le temps de m'en occuper plus tard. Je suis gaucher, vous comprenez. La voisine a entrouvert sa porte, elle a fait « hein ? » en me toisant sans vraiment essayer de cacher ce qu'il y avait sous sa robe de chambre. Moi j'essayais de me relever en me tenant la main droite, ça avait craqué assez fort quand même, et je lui ai grommelé sans trop la regarder que tout allait bien et qu'elle me laisse tranquille. Comme elle restait plantée là, j'ai dû dire quelque chose comme : « j'ai oublié mes clefs, c'est pas un drame non ? » en tâtant mes poches de chemises, et j'ai remarqué que je n'avais également pas pensé à emporter mon portefeuille. Je suis reparti vers le 5ème étage en boitant (mon genou gauche avait plus ou moins amorti ma chute), et j'ai entendu mon propriétaire qui criait en dessous. Il avait l'air furax, j'entendais pas tout mais j'ai au moins retenu « Loyer, gnagnagna Police, gnagnagna vont vous couper les pouces gnagnagna » et ça me suffisait largement. Il fallait que je chope mon larfeuille et que j'allonge quelques billets pour le calmer, mais pour ça je devais d'abord réussir à ouvrir la porte.

A peine 5 ou 6 marches avant d'arriver sur mon palier, hop, le noir total, d'un coup, comme ça. Je me suis encore ramassé en avant, et c'est mon menton qui a tapé la dernière marche, mais pas trop fort, ça saignait à peine. « La vache », j'ai dit, « ça pique ! », puis je me suis relevé une fois de plus. Ma voisine criait quelque chose à propos d'une attestation, mais ça se mélangeait avec les trucs que braillait mon proprio, et je n'entravais rien de ce qu'elle disait. J'ai avancé dans l'obscurité à tâtons, en faisant « aïe » quand ma main droite touchait quelque chose, puis j'ai atteint ma porte, mais j'ai entendu des pas, un gros truc velu est passé entre mes jambes à toute berzingue et j'ai lâché un petit cri. Saloperie de furet. « Tiens », j'ai entendu. « Je te devais 20 sacs non ? ». On m'a mit une liasse dans la pogne, et quelqu'un m'a frôlé en passant. C'était mon oncle le psy, je l'avais reconnu à sa toux, et il y voit très bien, alors j'ai lancé mes mains dans la direction de sa voix et je l'ai agrippé. « J'ai oublié mes clefs, et puis mon larfeuille » j'ai dit, « mais faut que j'achète des haricots ». Je ne savais pas très bien pourquoi je partageais ça avec lui, mais c'est le genre de type droit dans ses bottes qui sait quoi faire en général, alors il a rigolé « va déjà faire les courses tiens, t'as de quoi nourrir tout l'immeuble en haricots maintenant. » Il avait raison, et je l'ai suivi en redescendant. On est passé devant la porte de la voisine du dessous, je le sais parce qu'on la voyait qui tenait une bougie et qui fumait une clope en me regardant de haut en bas sans rien dire. « Je peux vous prendre une tige ? » j'ai dit en passant, et elle m'a passé celle qui pendait à ses lèvres, une vieille gauloise aux filtres au charbon actif. C'était mieux que rien. Mon oncle, je l'ai vu à la lueur de la bougie, était sappé comme un bourgeois périmé, et il titubait légèrement en battant une mesure imaginaire avec les doigts.

On a continué à descendre les escaliers sans dire un mot et sans rien y voir, jusqu'à atteindre le rez de chaussée, et ça sentait si fort le whisky dans le sillage de mon oncle que j'avais l'impression qu'il buvait en marchant. J'étais sacrément soulagé parce que j'avais cru me rompre le cou une bonne douzaine de fois sur le trajet, et parce que j'avais faim. Il fallait maintenant espérer que l'épicerie serait ouverte, et que ce serait Lilia qui tiendrait boutique, pas son frère Mo avec son cou énorme et son air suspicieux. J'ai dépassé mon oncle dans le hall et je suis sorti en courant et en me cognant le coude sur le battant, ça a fait « pop » et j'ai senti comme une pluie de piqûres dans tout mon bras gauche, et ma main est devenue toute engourdie d'un coup. « Ah ça c'est, vraiment c'est... » j'ai fait en la secouant, mais je n'ai pas eu le temps de finir parce que dans la rue, des gens pointaient du doigt un truc dans mon immeuble et ça m'a rendu curieux. Des gens dans ma rue à cette heure du soir déjà, c'était pas commun, mais des gens qui regardent vers ma fenêtre je vous raconte pas. C'est pas les Champs-Élysées ici, vous comprenez. Mais j'avais pas vraiment le temps de m'y intéresser, alors j'ai trottiné vers l'épicerie en cherchant encore dans les poches de ma chemise pour voir si j'allais y retrouver mes 20 sacs. J'en ai retrouvé une partie, bien plus qu'il ne m'en fallait même, et j'ai jeté le mégot de la gauloise par terre avant de débouler en sueur dans la petite épicerie .

Évidemment, c'était Mo qui faisait des ronds de fumée parfumée derrière son comptoir tout crasseux, et il m'a regardé encore plus mal que d'habitude. Il n'arrête pas de dire à sa sœur que je veux l'attirer dans mon plumard, et que je suis un type louche, et un tas d'autres idioties. « Salam », je lui ai dit en m'emparant de trois boîtes de haricots. Il ne répondait pas, alors j'ai lancé « Y a du monde dehors hein, c'est quoi tout ce tintouin ? tu sais ? » en prenant la direction du frigo à bières. J'étais en train d'hésiter entre une blonde avenante ou une rousse un peu sournoise quand il a répondu un truc en libanais du genre « lek haïda al hmar », et ça m'a mis la puce à l'oreille parce que depuis le temps, Mo sait très bien que je n'entrave pas un mot d'arabe. « Il doit se foutre de moi » je me suis dit, et j'ai pris les deux canettes taille soldat avant de les caler sur les boîtes de haricots, contre moi. Ma main droite me faisait mal mais la gauche était occupée à tenir mes provisions, alors c'est quand même elle dont les doigts se sont coincés dans la porte du frigo. « Ah, merde » j'ai crié, « c'est vraiment une... » mais en me retournant j'ai vu la tête de Mo, et on aurait dit qu'il était comme figé, la bouche un peu ouverte et de la fumée qui en sortait lentement. Ses sourcils faisaient des angles compliqués, et il regardait mes jambes, on aurait dit. En avançant vers lui pour payer mes commissions j'ai baissé les yeux, mais je les ai relevé très vite, j'ai eu très chaud d'un coup et j'ai voulu dire quelque chose mais je ne savais pas quoi alors j'ai juste continué de marcher vers son comptoir comme si de rien n'était. C'était bien la première fois que je sortais de chez moi sans pantalon vous comprenez, et il fallait bien entendu que mon caleçon soit celui avec les petites têtes de vaches violettes dessus, j'ai su tout de suite que ça allait faire des histoires. J'ai voulu poser les boîtes et les bières devant Mo mais tout s'est cassé la figure et une des bières a fait « pschiiiiit » et il y avait de la mousse partout, heureusement j'ai réussi à rattraper l'autre d'une main et à faire rebondir une boîte de haricots avec le pied gauche. Ça m'a fait un peu mal parce qu'un de mes orteils s'est tordu tout bizarrement, mais la boîte est remontée jusque devant mon visage, et j'ai pu la choper aussi. J'ai regardé Mo, un peu con, et je lui ai balancé : « bon je te prends juste cette bière et une boîte de haricot, je suis pressé mon pote » en laissant tomber 4,90 sacs sur la partie du comptoir qui est faite pour ça. Ensuite j'ai opéré un demi tour aussi classe que possible en pivotant sur mes tongs, Mo ne disait toujours rien, et j'ai quitté les lieux en présentant bruyamment mes excuses de trois ou quatre manières différentes.

En sortant j'ai croisé Lilia, qui arrivait dans le sens inverse et m'a regardé en secouant la tête sans rien dire non plus, mais elle avait un de ces sourires assourdissants sur la gueule, ça lui allait super bien et ça m'a fait plaisir. Je l'aime bien, Lilia. C'était vraiment pas de veine, le coup du caleçon, parce qu'il me semble que j'avais fait quelques progrès avec elle, on rigole bien tout les deux. Je l'ai entendu parler à son frère en arabe, lui il criait et elle se marrait, et j'ai ouvert ma bière en me dirigeant vers chez moi. J'avais eu un coup de bol quand même, c'était la petite rousse un peu sournoise qui avait survécu, et elle m'a ragaillardi dès les premières gorgées. J'ai croisé une, puis deux petites demoiselles avec des coupes de cheveux pas banales, qui regardaient vers mon immeuble et ça m'a rappelé toute cette histoire de monde dans la rue, alors j'ai levé le nez comme elles, en me demandant en même temps où j'avais pu mettre ce qui me restait des 20 sacs. Je les ai oublié rapidement, parce que là haut, au cinquième, on voyait presque plus la fenêtre de ma cuisine avec toute la fumée qui s'en échappait. Ça m'a fait tout drôle, vous comprenez, alors j'ai accéléré le pas en pestant : « ah, ça, il manquait plus qu'ça, c'est vraiment... » et puis je me suis pris les pieds dans le caniveau et j'ai failli m'étaler de tout mon long entre un petit épagneul tout tremblant et un type accroupi qui écrivait des trucs sur un mur avec une bombe aérosol. Mais le type en question s'est retourné et m'a rattrapé au dernier moment, et j'ai renversé un peu de bière sur sa veste en me relevant. Il avait l'air de s'en fiche pas mal, il a eu un espèce de grand rire et il m'a dit comme ça : « c'est pas chez toi le feu mamène ? ». Je l'avais déjà vu dans le quartier, il tenait toujours à m'appeler mamène, je n'ai jamais su pourquoi -je m'appelle Paul- mais j'avais pas le temps de discuter alors j'ai dit « On dirait bien, faut qu'j'arrive à ouvrir ma porte sans quoi ça va être compliqué pour mon pote qui pionce à l'intérieur ! » et j'ai continué ma route, toujours en nage, en biberonnant ma petite rousse et en tenant ma boîte de haricots contre moi. Le type m'a suivi en criant « allons ouvrir cette porte alors, je sais comment faire, pas de galère mamène », et il faut dire que j'étais bien content de l'entendre dire ça parce que mon idée sur la façon de procéder une fois arrivé devant la porte ne pesait pas lourd. On a croisé mon oncle qui fumait une cigarette d'une forme pas normale, adossé au mur de l'immeuble, comme si de rien n'était. Il m'a fait un signe de tête en désignant mon pantalon, ça voulait dire « grandiose » je crois, mais on ne sait jamais avec lui. Je l'ai ignoré, le peintre a pris sa cigarette et lui en a volé deux trois bouffées avant de lui rendre, ils avaient l'air de se connaître, puis on s'est lancé dans l'escalier à l'aveugle.

C'était plus facile dans ce sens là que dans l'autre, et puis le peintre avait un gros briquet avec une flamme maousse, donc on y voyait un peu. J'ai fini ma bière vers le deuxième étage et j'ai voulu la poser au sol, mais le furet a débarqué à toute vitesse et il l'a fait voler contre le mur en couinant comme un perdu, elle s'est cassé en faisant « cling ! » et un petit bout est rentré dans ma chaussette, ça piquait vachement et je me suis mis à boitiller presque tout de suite. « Ah, ça ! » j'ai crié. Le peintre se marrait en toussotant, et il n'arrêtait pas d'écrire des mots sur les murs avec un gros feutre blanc, moi je ne trouvais pas ça très drôle mais il me filait un coup de main, alors je n'ai rien dit. Au quatrième étage, on a vu la voisine avec sa bougie, elle m'a encore regardé comme si j'étais vraiment à poil, et puis le briquet du peintre s'est éteint et en passant devant elle il lui a dit « au calme madame » en regardant son peignoir entrouvert, et elle a souri. Moi je regardais surtout le plafond au-dessus de la voisine, c'était quand même salement enfumé, et j'ai dit « vache, c'est quand même salement enfumé », et j'ai continué à monter. Je suis arrivé pas loin de la porte, avec ma main droite qui tenait la boîte de haricots et la gauche qui battait l'air devant moi pour trouver un mur ou quoi que ce soit de solide. J'aurai aimé pouvoir trouver la poignée de ma porte, mais il n'y en avait pas à l'extérieur, donc pas la peine de compter dessus. C'était un peu difficile de respirer, mais je ne m'en sortais pas trop mal, et j'ai trouvé la porte assez vite, en me tapant l'index en plein dedans. Ça a fait « snap » ! alors j'ai compris que j'étais bon pour que ça enfle quelque chose de sévère, mais au moins j'y étais. J'ai commencé à taper dessus avec la main droite, mais ça faisait vraiment mal, alors j'ai donné deux ou trois coup d'épaule dedans. Ça faisait pas grand chose non plus. C'était vraiment pas une situation commode, et ça n'a rien arrangé d'entendre mon proprio, quelque part à gauche de la porte, qui se remettait à me crier dessus. « J'ai des amis qui vont vous transformer en pulpe si j'ai pas mon argent aujourd'hui, espèce de tocard ! » il disait, et on aurait dit que le feu ça lui faisait ni chaud ni froid. L'idée du feu en tout cas, parce qu'en réalité on transpirait pas mal au cinquième étage à ce moment là. « J'ai la monnaie des haricots » je lui ai crié entre deux coups contre la porte, et je me suis mis a tousser en même temps que lui, il y avait vraiment beaucoup de fumée vous comprenez. J'avais décidé de ne rien lui dire pour la bière, au cas où il se permettrait de juger ma façon de gérer mes sous, je trouvais que j'avais assez de choses sur le feu, sans mauvais jeu de mots. « Où est-ce qu'on vous a appris à enfoncer une porte, tocard ! » il a crié en toussant, et il s'est mis a donner de grands coups de pieds contre la porte en question, alors que je fouillais mes poches de chemise pour trouver les quelques sacs qui s'y nichaient. Le peintre a choisi ce moment pour se désintéresser de la voisine du dessous et monter quatre à quatre les marches qui le séparaient de nous, il m'est rentré dans le côté de la cuisse et j'ai bien failli me retrouver assis sur les fesses, il a fait « scuse mamène » et « j'ai un truc pour ouvrir les portes, mais faut pousser dessus en même temps ». Mon proprio a dit « qui parle ? » parce qu'on y voyait toujours rien, et le peintre a dit « tais toi et pousse », et moi j'ai crié « yaaa » et j'ai poussé la porte de la main droite, parce que la gauche était occupée avec les haricots. J'entendais le peintre qui essayait de glisser un truc entre la porte et le battant pour l'ouvrir, et il criait en toussant et le proprio et moi on faisait pareil en poussant comme des sourds. Et puis la porte s'est ouverte, et on a failli se casser la figure sur la silhouette qui était de l'autre côté.

La fille, que j'avais un peu oublié c'est vrai, mais j'avais faim, vous comprenez, est sortie de mon appartement encore moins habillée que moi, elle tenait une bougie et elle m'a lancé une bonne claque sur l'oreille en passant et en disant « sale con ! ». Je pouvais pas lui en vouloir, la soirée ne s'était pas déroulée exactement comme on aurait voulu, elle était couverte de suie et de graisse et elle a regardé mes jambes et mon caleçon à vache et mes chaussettes oranges et elle a soupiré, puis elle est partie, et le proprio, le peintre et moi on les a regardé partir dans le noir, elle et sa bougie avec la bouche un peu ouverte. Ensuite ils se sont remis à me parler en même temps, et ça avait l'air important ce qu'ils disaient mais je n'ai pas compris parce que la lumière s'est rallumée pile à ce moment là, et qu'on a vu ma clef qui dépassait de la serrure à l'extérieur de l'appartement, j'avais dû la laisser là la dernière fois que j'étais sorti. Le peintre a éclaté de rire, et puis il a dit que maintenant que la porte était ouverte il redescendait voir mon oncle, vu qu'il n'était pas pompier, et il m'a pris ma boîte de haricots au passage en disant « taxe mamène ». De toute façon, il y avait déjà beaucoup moins de fumée, donc on se serait bien passé des pompiers, j'ai pensé. Le proprio m'a dit que j'avais intérêt à casquer et à faire mes valises le plus vite possible, et il est parti en secouant son poing au dessus de sa tête et en aboyant des trucs en portugais je crois. Il n'avait rien dit sur mon caleçon, c'était déjà ça, alors j'ai dit « bon, c'est quand même déjà ça », puis je suis entré chez moi, j'ai pris ces foutues clefs sur la porte et je les ai jeté dans le petit bol que je mets sur le radiateur à l'entrée, j'ai fermé la porte derrière moi et je suis allé voir dans la cuisine, là où il y avait le plus de fumée. J'ai vu mon bacon tout brûlé, mes frites carbonisées, et pas mal de traces noires tout partout. Un coup d'oeil sur le canapé m'a rassuré sur l'état de santé de mon pote, qui ronquait toujours comme un bienheureux. J'ai ouvert le frigo, bu une gorgée de vodka à l'eau un peu tiède, et j'ai sorti les dernières tranches de bacon qui me restait. Après avoir jeté le bacon et les frites tout noircis, j'ai rallumé le gaz et mis un peu d'huile dans la poêle, j'ai balancé le bacon tout neuf dedans, et je me suis rendu compte que je n'avais plus de haricots ! Heureusement je savais qu'il ne me faudrait pas des masses de temps pour descendre en choper et remonter, le temps que le bacon soit à point. La tête de mon pote quand il se réveillerait avec un gueuleton pareil ! Alors j'ai mis mon chapeau préféré, qui traînait sur le frigo, j'ai ramassé deux ou trois pièces sous la table de la cuisine, je suis sorti en coup de vent... 

Et j'ai claqué la porte.