Nouvelle écrite à partir du thème éponyme
Nour est assis en tailleur, la tête
basse et les mains sur les genoux, sur l'unique siège de la petite
pièce circulaire inondée d'une lumière fade. De petite taille, le
visage mangé de barbe poivre et sel, le nez long et rendu difforme
et bigarré par les coups récents, il porte une blouse d'un blanc
cassé presqu'entièrement poisseuse de sang. Le sien en partie, en
plus de celui de 4 de ses collègues, dont deux gisent au sol juste
derrière lui. L'un d'eux émet par moment un sifflement rauque. Nour leur jette un regard froid en plongeant sa main dans sa poche pour en
sortir une cigarette et une boite d'allumettes, et rapidement
une fumée rendue immaculée par l'éclairage se répand autour de
lui. Il entend vaguement les coups sourds et les cris étouffés qui
résonnent sans cesse dans le couloir qui débouche sur la pièce
au milieu de laquelle il trône à présent. C'est l'équipe de sécurité
qui tente de défoncer la seule porte d'accès, avec ce qu'ils ont
sous la main. Conscient que le temps ne lui manque pas, il fume
doucement en observant avec attention les six petits tubes à essais
rangés dans une minuscule console en verre suspendue au milieu de la
pièce. La portée de ce qu'il est sur le point d'accomplir comparée
à la difficulté dérisoire de l'opération le submerge par moment,
et il prend une longue inspiration en plissant les yeux. Le tube à
essais situé tout à droite peut être. Ou le numéro deux à partir
de la gauche, pourquoi pas ? Qu'importe. Il le sait, chacun
d'eux contient des souches de bacilles synthétiques uniques,
perfectionnés depuis des décennies pour être aussi contagieux et
létal que possible... Que l'un d'eux s'entrouvre l'espace d'un
battement de cœur, et c'est 92% à 97% de la population européenne
qui disparaît dans l'année, avant que le reste du monde ne suive
inévitablement. Boites de pandore au coût exorbitant, destinées à
n'être jamais utilisées mais simplement étudiées, admirées,
craintes, révérées. Tout a été fait pour garantir à cette
partie du site une sécurité optimale. Et il suffit d'un homme pour
balayer tout cela.
Qu'est ce qui a poussé Nour à sortir
un long couteau en céramique de sa veste, après avoir passé sans
problème les derniers portiques de sécurité du laboratoire de
recherches en ce matin du 25 avril 2023 ? Il n'a eu aucun mal à
se débarrasser du petit stagiaire, qui n'a pas détaché son regard
de son téléphone jusqu'à ce que le couteau pénètre dans la base
de son cou puis en ressorte avec un chuintement humide. Son supérieur
hiérarchique direct, le vieux docteur Villiers, ne s'est aperçu de
rien non plus, avant de rouler sur le sol en tentant vainement de
refermer des deux mains la plaie béante qui remplaçait dorénavant
sa pomme d'Adam. Les deux collègues suivant lui ont donné un peu
plus de fil à retordre, et il a été blessé à l'aine et à la
main gauche par des coups de tournevis administrés dans la panique.
Son arcade sourcilière gauche a elle aussi écopée d'une série de
coups de poings qui l'ont fait voler en éclat et son nez est
sûrement cassé, sans compter la tâche sombre qui grandit sous son
oeil. En somme, bien peu de choses, pense-t-il, pour en arriver là.
Un autre sifflement rauque émane du corps de celui qui fut son
collègue. La porte dans le couloir semble sur le point de céder, il
s'en rend compte et se lève afin de saisir le code à 12 chiffres qui contrôle l'ouverture de la console en verre. Dès que retentit le petit tintement signifiant l'autorisation d'accès, il entrouvre la console, saisit un des tubes à essais et le
place entre son visage et la lumière diffusées par les néons au plafond, comme si il pouvait voir ce qu'il contient. Il se
souvient de ses premiers pas dans le laboratoire, du sérieux de ses
collègues, des années qu'il a fallut avant qu'il obtienne
l'autorisation de se déplacer dans l'aile ouest, où il se trouve
actuellement. Il se souvient de ses études de médecine, du sourire
béat de Roshan et de la teinte presque ambrée de sa peau, de la
dernière fois qu'il a eu l'impression que la vie n'avait pas besoin
d'avoir un sens clair et précis pour être supportable. Il se
souvient de l'époque où il était trop jeune pour comprendre
quoi que ce soit, puis de celle où il était convaincu d'avoir
compris, et enfin des suivantes qui lui ont appris qu'à l'image de
ses semblables il ne comprendrait jamais rien. Juste assez pour avoir
l'impression d'être sain d'esprit dans un sanatorium à l'échelle
planétaire dont le personnel aurait jeté les clefs et cloué les
portes. Tout ceci lui paraît si médiocre, si fragile, si vide, une
succession d'échecs si pathétique et inconséquente qu'il doit se
mordre les joues pour ne pas hurler. Hop, on l'avait casé en
virologie à l'issue de ses études alors qu'il n'avait jamais eu que
faire de cette discipline. Hop ! Roshan avait disparue du jour
au lendemain, emmenant avec elle leur chien, leurs plantes et la
seule de leurs trois filles qui était saine de corps et d'esprit.
Hop, il avait perdu la foi d'un coup, sans le vouloir, se voyant
privé en même temps d'un pilier essentiel de son approche du reste
du monde... Et du contact avec sa famille de sang. Hop, les
dirigeants du monde semblaient s'être passé le mot et avoir décidé
de calquer leurs politiques sur les pires dystopies que comptaient la
science fiction depuis les années 50, se servant de catastrophes
naturelles pour consolider leur pouvoir et amasser le nouvel or du
21ème siècle, l'information. Hop, on avait décidé que la vérité
dépendait du point de vue de chacun et créé des algorithmes
besogneux qui renforçaient chaque jour les croyances et les
suppositions de tous, rendant toute recherche d'information
absolument vaine, transformant le monde en un bubon rempli à craquer
d'opinions bancales et de théories du complot qui seraient risibles
si elles n'étaient pas colportées par des faiseurs d'opinions
officiels. Hop, on fonçait dans tant de murs à la fois en n'ayant
jamais l'air de vouloir ralentir qu'il fallait désormais choisir son
combat parmi les dizaines de défis qui menaçaient l'Homme et une
partie du règne animal, sans aucun espoir de voir sa cause
progresser puisque le cours terme était plus que jamais maître des
événements. Hop ! On avait refusé d'accorder plus de budget à
la recherche de vaccins, pour se concentrer sur la technologie
nécessaire à la guerre « sale », années après années,
peu importe le camp supposé du bonhomme au pouvoir à ce moment là.
Tout cela était arrivé de manière imprévisible... Ou l'était-ce
vraiment ?
Nour entend la porte qui cède au fond
du couloir, il se lève et se retourne doucement en cherchant de sa
main libre une autre cigarette, qu'il allume avec le mégot de la
précédente tandis que les cris de l'équipe de sécurité se
rapproche. Dans son autre main, le petit tube à essais est blotti,
minuscule, absurde, absolu. « Putain ! ». Quelqu'un
vient de crier dans le couloir. Ils ont dû trouver le stagiaire et
Villiers dans le réfectoire. Des pas. Un bruit d'arme à feu que
l'on charge. D'autres injures étouffées quand ils arrivent au
niveau de la petite pièce circulaire où Nour leur fait maintenant
face, cigarette aux lèvres, bras ballants. C'est le jeune Marc qui
se tient devant lui dans son uniforme noir, le canon de son Glock 17
tremblant légèrement alors qu'il ne peut détacher son regard des
deux corps à ses pieds. « Bougez pas, on a tout vu sur les
caméras... » bégaye-t-il. « Vous vous rendez compte ? »
le coupe Nour. Il porte la main à ses lèvres, en retire la
cigarette et poursuit : « Est-ce que vous arrivez à vous
représenter à quel point tout ceci est... Je veux dire, tout peut
se terminer, comme ça, hop ! ! Et le seul endroit où on
peut être à l'origine de ça... C'est ici ». Sa voix est un
coassement désagréable, il a un petit rire sec. Marc est rejoint
par ses deux collègues Kamel et Frank, comme prévu. Ces trois
débutants sont toujours de service le mardi matin, équipe réduite.
Aucun des autres gardiens de sécurité n'aurait pénétré dans
cette partie du complexe étant donnés les risques potentiels. Les
deux nouveaux arrivants pointent leur tasers sur la silhouette
écarlate du scientifique, fébriles. Un silence. Nour tire une
bouffée puis écarte doucement les mains. « Hop ! »
glapit-il, « Un royaume s'effondre, un million d'âmes
disparaissent, pas de logique, pas de pitié, pas de règles, hop ! »
Les trois hommes armés, épaules contre épaules, ne le quittent pas
des yeux, Frank crache « Ecoute moi bien fils de pute, je m'en
fous de tes conneries, tu vas avancer doucement avec tes deux mains
derrière la tête, et lâcher cette clope et cette ampoule de merde
ok ? » Sa voix tremble un peu, Nour sourit à nouveau,
tout est si prévisible, si facile, si dépourvu de substance. Il
lève la main droite et envoie d'une pichenette le mégot s'écraser
dans l'oeil de Marc qui hurle en ouvrant le feu à l'aveugle, la
balle fuse à droite de la tête de Nour et ricoche contre le mur du
fond derrière lui puis le plafond avant de revenir aller se ficher
avec un petit craquement entre la bouche et le menton de Frank.
L'homme bascule en arrière en gargouillant, et Kamel tire à son
tour en visant le torse du scientifique. Nour sent une piqûre sous
le pectoral droit, puis au dessus du nombril, il avance mécaniquement
en souriant vers la porte que barrent encore Marc et son collègue,
et trouve la force de scander « hop ! » juste avant
qu'une balle ne le touche sous l'oreille gauche et l'envoie s'étaler sur le
corps de ses deux dernières victimes, inerte. Tandis que Marc se
retourne pour constater le décès de Frank, Kamel fait feu à
nouveau, touchant le corps déjà sans vie de Nour à trois reprises,
puis reprend son souffle, et entreprend de le fouiller. Arrivé à la
main gauche du mort, il en desserre les doigts, et recule d'un pas,
interdit.
Dans la paume de la main, le tube à
essais est en morceaux, mais ça n'est pas ce qui attire son
attention. Toute la peau jusqu'au poignet semble se fissurer, des
bulles jaunâtres crèvent à la surface des plaies laissées par le
verre brisé, et une odeur de putréfaction se fait déjà sentir.
Kamel tousse en reculant, agrippe Marc par l'épaule et le traîne
dans le couloir, déjà sa vue se brouille, il tente de cracher mais
sa bouche est desséchée. Ils parviennent tout deux à la porte
vitrée qui mène au reste du complexe juste à temps pour la voir se refermer devant eux avec un claquement métallique.
Derrière, des employés du laboratoire les dévisagent, en sueur,
l'air contrits et terrifiés. L'un d'entre eux hausse les épaules en
proférant des paroles qu'ils ne peuvent entendre, mais qu'ils
déchiffrent sans peine. « Désolé, quarantaine ». Un
silence, seulement brisé par les respirations lourdes de Marc et
Kamel. Soudain, de l'autre côté de la vitre, un homme porte la main
à sa gorge et tousse, projetant quelques gouttes de sang qui
s'écrasent sur la porte avant de couler doucement.
Des deux côtés,
des hurlements résonnent.