dimanche 16 avril 2023

Eperdument (version 2)

Nouvelle semi autobiographique écrite à partir du thème éponyme



C'est la chaleur qui me réveille en général. Les klaxons, c'est bon, je crois que je suis immunisé. Ça se dit, pour l'audition, « immunisé » ? Enfin, quoi qu'il arrive, à partir d'avril ou mai, j'émerge quand mon matelas commence à régurgiter la transpiration qu'il absorbe chaque nuit. En général, en titubant jusqu'au brûleur à gaz, j'entends un muezzin qui s’époumone plus ou moins loin, là bas, ou alors un petit gars râblé qui pousse une charrette en bois dans la rue juste en bas, en gueulant « samak samak samaaaak ». « Samak », ça veut dire poisson. Y en a plein sa charrette, d'ailleurs. Une fois devant le brûleur à gaz, donc, je fais bouillir de l'eau dans un petit récipient en métal et... Merde, plus de gaz. Bon. C'est Beyrouth. C'est le Liban. J'ouvre le frigo, on est en pleine coupure de courant et le générateur qui est censé prendre le relais n'a pas l'air d'avoir envie de faire son boulot. C'est l'une des différences majeures entre lui et moi, ça. Je les aime vraiment, mes différents jobs. Une gorgée d'eau tièdasse, je replace la bouteille dans ce qui n'est actuellement qu'un placard vaguement frais, puis direction la douche. Cinq minutes sous l'eau salée, collante, que des camions antédiluviens apportent chaque semaine pour remplir les réservoirs qui trônent sur le toit de l'immeuble. De chaque immeuble dans ce pays, en fait. Après, la qualité de l'eau varie selon les milieux sociaux. Moi, je vis avec l'équivalent des classes moyennes basses, donc c'est probablement pire ailleurs. En tout cas, c'est plus par tradition que je me frictionne, à peu près certain d'être plus crade en sortant. Mais comme mon pommeau de douche est pété, je me lave « au tuyau » et le débit qui sort est costaud, j'aime bien. C'est « vivifiant » comme on dit. Je me sèche en m'asseyant sur mon petit toit/terrasse et en fumant une clope au soleil, technique très efficace, puis j'enfile un futal, un t-shirt, mes pompes. Et c'est partit.


La mère de mon proprio, qui habite avec lui à l'étage d'en dessous, me regarde d'un air confus tandis que je descends quatre à quatre les escaliers qui passent devant sa porte. Puis elle me reconnaît comme chaque matin, et me souris en me parlant en arabe. Elle transpire autant que moi, et dodeline de la tête comme le font ceux qui ne sont plus tout à fait avec le reste d'entre nous. Je n'entrave quasiment rien de ce qu'elle dit, comme chaque matin, et je lui souris largement en lui sortant une banalité polie et probablement mal prononcée. Elle hoche la tête en me rendant mon sourire. On ne se comprend pas, mais on s'apprécie. Encore un étage plus bas, c'est l'espèce de jardin où traînent mes voisines du rez-de-chaussée, toutes adorables, toutes occidentales, toutes constamment souriantes. Il n'y a personne aujourd'hui, à part leur tortue qui erre sans but entre les canapés faits de palettes jetées les unes sur les autres. On dit « tortue » quand c'est le genre qui vit uniquement sur terre ? Mouais.


Me voici dans la rue, je lance un « Marhaba ! » sonore à Maurice, mon voisin d'en face qui fume au balcon, et il rigole en me saluant. Il a vraiment une dégaine d'acteur des années cinquante, Maurice, avec son marcel blanc et sa grosse moustache. Et il dégage un genre de sagesse que j'admire vraiment. J'espère que j'aurai ce genre d'aura, plus tard. Un jour. Hop, je tourne à droite, puis à gauche devant Mario y Mario, ce restaurant Italien cossu dont tout le monde dit qu'il est dégueulasse, mais qui est blindé tout le temps. C'est Beyrouth. Je marche le long des immeubles pour profiter du peu d'ombre qu'il reste, en regardant les bougainvilliers qui fleurissent pour la deuxième ou troisième fois de l'année. Et me voilà arrivé à l'épicerie, qui répand ses micros légumes et ses trucs en plastique bizarres sur plusieurs mètres carrés de part et d'autre de la porte, sur le trottoir. Mais y a pas vraiment de trottoirs ici, c'est surtout des places de parkings surélevées, en fait. On se marre avec Louise l'épicière, qui a vécue en France et s'apprête à y retourner avec son mari, parce qu'ici « c'est plus possible ». On est en 2019. Elle me dit qu'elle ne peut pas m'aider pour le shit, je lui dit que c'est pas grave et que c'est plutôt de gaz dont j'ai besoin, là tout de suite. Mhamad, son employé syrien, débarque en souriant, elle lui parle deux secondes en arabe et il repart vers le fond de la boutique en marmonnant des trucs tout seul. « Je suis livrée dans deux heures pour le gaz. Ça va la femme de ménage ? Elle est bien hein ? » me demande Louise. Ouais, elle est bien. On se comprend pas, et j'ai l'air idiot chaque fois que je lui ouvre la porte et que je cours enfiler un t-shirt pour ne pas la mettre mal à l'aise, mais elle est très bien. C'est frustrant, parfois, d'être nul en arabe. Souvent même. Mais c'est drôle aussi. On s'exprime en gestes, en mimes, en sourires. Je réussi à la faire rire, juste en faisant l'andouille. Bon. Y a plus de gaz avant deux heures donc. Et je ne bosse pas aujourd'hui, ni demain. Pas beaucoup de sous dans les poches, mais le loyer et le générateur sont payés. Internet aussi (genre 39$ ou un chiffre aberrant dans ces eaux là, pour un débit type fin des années 90 en France. C'est le Liban, quoi). Bon. Donc tout est payé, et les dollars et les livres libanaises que j'ai dans la poche, c'est à moi. J'ai quelque chose comme 32$. On va improviser.


Je tire ma révérence avec deux trois blagues sans queues ni têtes, non sans avoir acheté une canette de Weidmann toute fraîche, en format pinte s'il vous plaît, pour la modique somme de 1500 livres, soit un dollar tout rond. Je l'ouvre en bifurquant vers la rue principale de Mar Mikhael, et je m'amuse à compter les tags et les graffs de mes potes, les miens, ceux de quelques abrutis locaux ou internationaux. Le quartier est vraiment à nous. Tiens, c'est qui là bas à droite sous le pont ? Je change de sens pour aller voir, m'arrête trente secondes pour acheter des clopes dans une autre épicerie, vraiment minuscule celle là, le caissier s'esclaffe en me voyant boire de la bière, il est 10h43. Je ressors en lui disant que je bois à sa santé, il rigole encore. Ah, c'est mon petit frère Exist qui peint sous le vieux pont ferroviaire avec Disek. Exist, c'est pas vraiment mon frère, c'est la famille choisie quoi. Et un des meilleurs graffeurs du pays, en plus d'être un des seuls qui utilise l'arabe plutôt que l'alphabet latin. Suis vraiment, sincèrement fan de son taf, comme de celui de tous mes potes ici. Et Disek, il est juste de passage ici et c'est un peu une légende du graffiti français, mais il est humble, ce qui est assez rare chez nos semblables. On se salue, ils se foutent de ma gueule parce que je bois, j'improvise un sketch pour les faire marrer, ça marche. Ils sont en train de peindre deux lettrages magnifiques, dans les tons bleus et turquoises avec un peu de orange pour rehausser le tout, sur un mur en parpaings ignoble et criblé d'impacts de balles. L'odeur de la peinture se mêle à celle du tas de poubelles qui borde la route, et à celle que vomissent les pots d'échappement des bouchons du matin. A ne pas confondre avec les bouchons du milieu de journée, ni avec ceux de l'après midi ou du soir, attention. On discute un moment, ma bière est tiède, puis j'aperçois ma meilleure pote Célia, super bien sapée comme d'habitude, qui trace entre les voitures garées sur le trottoir d'en face. Je suis parti de la soirée hip hop hebdomadaire vers minuit hier, mais elle commençait tout juste à ce moment là. Ça explique son air blasé et ses sourcils de gueule de bois, froncés comme il faut. Je prends congé de mes frères de peinture et je traverse entre les pare-chocs brûlants, en éructant un « BRRRRAP ! » assourdissant.


Célia me remarque, on se prend dans les bras, on parle de la soirée de la veille. « Tu vas où ? » je me renseigne. « Franchement, j'sais pô. J'suis trop dans le mal, je devais bosser là en plus » elle râle. Je me marre et je la vanne un peu, on connaît ce refrain par cœur. « On va manger des lahme bajin' ? » je tente. « Bah oui, c'est là où j'allais. » Le lahme bajin', c'est un genre de pizza à pâte très fine, avec de la viande de bœuf hachée, du citron, du piment, d'autres trucs. C'est délicieux, et les gens qui bossent dans le « furn » qu'on préfère sont adorables. En deux minutes à pied, on y est, on commande, la grosse dame qui tient la caisse nous fait des compliments gratos, on discute, je finis ma bière et je la pose dans le tas d'ordures le plus proche. Célia n'a pas l'air au top, mais je me démène pour la faire marrer. Ça marche un peu, puis elle finit par proposer la meilleure idée de la journée : « On va chez Nadaaaaaa ? » Elle dit ça en faisant une moue exagérée et en me regardant par en dessous. J'éclate de rire, et j'accepte sans réfléchir. Nada, c'est une amie qui vit dans les montagnes, ou les collines, au dessus d'une ville qui s'appelle Batroun, au nord de Beyrouth. Elle a une maison, un jardin, des chambres d'hôtes, et elle picole presque autant que nous. On rigole tout le temps, là bas, et on profite du silence. Enfin, du silence libanais quoi. Ça veut dire qu'on entend qu'un seul engin de chantier, au loin, qui détruit la montagne tranquillement, et puis des coups de fusils de temps en temps, parce que les chasseurs du coin aiment s'asseoir devant chez eux et défourailler sur le moindre volatile qui passe. Enfin, c'est mieux que les klaxons, les feux d'artifices diurnes et les 23 chantiers simultanés. Yalla, allons à Edde, chez Nada.


C'est partit. Un coup de téléphone à Nada (« Akeed vous pouvez venir, non je n'ai besoin de rien, tayib je vous attends ! »), trois minutes pour prendre des affaires chez moi (deux caleçons, un t-shirt, du matos de dessin, un petit morceau de shit), trois autres pour faire les courses (3 pintes de Weidmann, une bouteille d'Arak, deux paquets de clopes, un paquet de longues feuilles). Et on marche vers l'autostrad qui devient le ring, l'espèce de périphérique qui ne fait pas le tour de la ville, mais qui la traverse en... Bon c'est compliqué. C'est Beyrouth. Je suis éperdument amoureux de cette ville, mais tout à fait conscient qu'il est vital de la quitter au moins 24 heures par semaine si on tient à sa santé mentale. Nous voici sur le bord de l'autoroute, il doit faire 35 degrés, il est midi et quelques. Les minibus ralentissent en passant devant nous mais je leur fais signe de continuer leur route, pas envie de me plier en 6 pour tenir à l'intérieur.


Là ! Un grand bus gris ! C'est plutôt des cars en fait, y a une porte à l'avant, pas vraiment d'espace pour se tenir au milieu, juste des rangées de sièges et une allée centrale très étroite, par dessus laquelle on peut replier un siège par rangée. On lève la main et il pile à côté de nous, porte ouverte. On monte en criant « Batroun ? » pour couvrir le bruit de la circulation, il répond un truc du genre « 5000 » en arabe, et on avance vers le fond alors qu'il redémarre en trombe. Il est presque vide, comme d'habitude. Hop, on s'installe, Célia choisit la rangée juste devant la mienne et se retourne pour me bombarder de questions sur la femme avec laquelle elle sait/pense que j'ai passé la nuit il y a quelques jours. J'élude à moitié puis je vide mon sac, hilare, en rendant l'histoire aussi divertissante que possible sans rentrer dans les détails. En même temps, j'ouvre la fenêtre et une bière, avant d'allumer une clope et de ressentir, comme chaque fois, ce sentiment de liberté incomparable qui me monte à la tête. Cette liberté qui naît d'une forme de chaos, de laisser faire, dans ce pays qui se meurt mais qui donne encore tellement.


A gauche, la mer, à perte de vue, entrecoupée de bâtiments plus ou moins terminés et couverts d'affiches publicitaires. A droite, la montagne, des falaises, des immeubles, des publicités aussi. Le bus s'arrête dès que quelqu'un a l'air de l'attendre sur le côté de l'autoroute. On pourrait choisir de descendre où on veut, je le fais de temps en temps, en général pour peindre un édifice abandonné repéré depuis mon siège au trajet précédent. D'ici quelques heures, selon les bouchons, on sera au checkpoint de l'armée, près de Batroun, et on descendra sur le bord de l'autoroute pour faire du stop vers chez Nada. On fera halluciner les militaires en arrivant à pied à l'autre checkpoint, celui de la petite route au dessus, puis on sourira à chaque voiture qui passe et on regardera la mer au loin, en levant le pouce. Le trajet en voiture durera une dizaine de minutes, à peine assez pour profiter du paysage en écoutant distraitement les théories plus ou moins racistes du chauffeur du jour. C'est le Liban, quoi. Ensuite, il sera temps d'aider Nada à faire à manger (on fait tout le temps à manger, chez Nada), de boire un arak avec Aïssam (le voisin fou qui m'appelle « Boutros »), de dessiner, d'écouter, de raconter, de ne pas regarder l'heure... Et de bien rigoler, surtout.


Eperdument (version 1)

Nouvelle écrite à partir du thème éponyme


Ils ne m'ont pas vu. Les trois voitures grises, bleues et rouges sont passées, les gyros allumés mais sans sirènes, devant la petite impasse où je suis garé depuis deux bonnes heures. C'est moi qu'ils cherchent, les collègues ? Possible. Je dois bouger d'ici, il doit être minuit passé, ça sera plus facile de passer inaperçu en ville à cette heure-ci. Ou est-ce que c'est l'inverse ? Difficile de me concentrer, mon cœur bat trop fort, ça me fait presque mal. Je ne pense qu'à toi. Tu es là, si proche, mais tu me manques. Je te parle intérieurement, tout le temps, comme depuis des mois. Des mots rassurants, des promesses, des excuses. Je t'aime, Julie. On va y arriver. Le monde pourrait se liguer contre nous, on parviendrait quand même à se retrouver, crois moi. Mes yeux s'emplissent de larmes, les jointures de mes doigts sont livides, à force de serrer le volant comme si ma vie en dépendait. Je bois un coup dans ma flasque de whisky, et je souffle, fort, en fermant les yeux. « Je t'aime, je vous aime, pardon, j'arrive » je mugis à voix haute dans l'habitacle. Puis je met le contact, et la petite Twingo part en trombe vers le périphérique.


Ils m'ont vu. Ou plutôt, je me suis jeté dans leurs bras, comme un abruti. Le barrage était installé juste après un virage, à l'entrée de la forêt, et j'ai pas eu le temps d'improviser une histoire cohérente. Le collègue m'a demandé « vous allez où comme ça monsieur ? » en se penchant à la fenêtre côté conducteur, et je n'ai pu que bafouiller « c'est ma femme, je vais voir ma femme, on était presque séparés mais c'est-je-je suis désolé... ». Il m'a regardé, ses yeux se sont rétrécis et je l'ai vu se redresser presque imperceptiblement. « D'accord, je vais vous demander de sortir de... » Il a pas eu le temps de finir, j'ai écrasé l'accélérateur et salement amoché l'arrière d'une de leurs bagnoles qui bloquait la route. Ils ne m'ont pas tiré dessus, mais je les voyais courir vers leurs véhicules dans le rétro. Ça s'est salement compliqué d'un coup. Mais on y est presque ma chérie, je te le promet. Bientôt on sera tous les trois.


J'ai conduit jusqu'à notre chemin préféré, celui qu'on empruntait au retour quand notre Paulito voulait aller voir les animaux, tu te souviens ? Et je voulais rentrer la voiture entre les arbres pour la planquer dans le sous bois, mais j'ai mal calculé mon coup et j'ai percuté un marronnier presque de plein fouet. Mon nez a dû se casser sur le volant, j'ai du sang partout sur le devant de mon t-shirt, l'airbag n'a pas fait son boulot. Mais il est temps de bouger. Je bois une longue lampée de whisky, je sais que tu détestes ça mais j'en ai besoin là tout de suite, et puis j'arrête bientôt de toutes façons. Je m'extirpe de la voiture en grognant, et je titube jusqu'au coffre, qui s'est ouvert tout seul au moment du choc. Je prends ta valise à bras le corps, et je m'enfonce dans la forêt en gémissant. Je chuchote ton nom, je le chante, je le hurle. J'entends des sirènes au loin, à droite. Il commence à pleuvoir, je n'y vois presque rien et je m'érafle de partout, mais je connais le chemin par cœur. Je crois que j'y suis presque, j'ai dû enjamber une bande en plastique jaune qui semblait faire tout le tour de chez toi. De chez nous.


Il y a quelqu'un. Là, dans notre jardin, il y a quelqu'un. Ils sont deux, même, et ils discutent en fumant des clopes, adossés au mur de la cuisine pour se protéger de la pluie, comme si c'était chez eux. C'est des collègues, encore. La lumière du jardin leur fait des ombres immenses, qui viennent presque jusqu'à moi. J'ai posé délicatement ta valise près du chêne où Paul jouait quand il est tombé et qu'on l'a emmené chez le docteur, et qu'on nous a dit qu'il était malade et que... Les collègues rigolent fort, pendant que je rampe derrière la petite barrière en bois que j'avais construite. Tu t'étais moqué de moi parce qu'elle ne payait pas de mine, ma barrière, mais elle est toujours là 5 ans après, tu vois. Je parviens à l'angle de la barrière, les collègues sont à moins de 5 mètres de moi, il pleut de plus en plus fort et le vent se lève. « Tu penses qu'il l'a enlevé ? Parce que d'après les téléphones, ils étaient ensembles jeudi soir, elle était partie le voir non ? » Je sors lentement mon arme de service, j'ai un peu envie de vomir. « Nan, tu connais pas Philippe, à tous les coups il... » Je me lève d'un coup et je gueule « SORTEZ D'CHEZ MOI !! » en tirant trois ou quatre fois sur le plus grand des deux, qui s'effondre en râlant bizarrement. L'autre tourne les talons pour rentrer dans la maison, mais il glisse dans la boue, et je prends appui sur la barrière pour viser à nouveau. Je tire, encore et encore. Je crois que j'ai vidé mon chargeur, et je suis certain de l'avoir touché mais je vois trouble, et il réussi à se relever et à claudiquer jusqu'à avoir passé l'angle de la baraque. Il se barre. L'autre n'a pas l'air de pouvoir se relever. J'entends à nouveau des sirènes, à quelques centaines de mètres peut-être, et je cours chercher ta valise en psalmodiant ton nom, et en manquant de me rétamer à chaque pas. L'orage claque, tout proche. Tous les trois. On est presque tous les trois.


J'entends des voix, dont celle du collègue touché qui crie, assez loin derrière notre maison. Et encore des sirènes aussi. Je m'en fous. La baraque crache des volutes de fumée de plus en plus épaisses, par toutes les fenêtres que j'ai ouverte à la hâte. Je t'avais bien dit que nos tapis étaient dangereux, ils ont pris feu en trente secondes, avec le canapé et les rideaux, quand je les ai posé sur mon petit réchaud à gaz de camping, au milieu du salon. On voit les flammes de l'autre bout du jardin.


J'ai terminé de creuser. Le trou ne sera pas très profond, mais on est ensemble. Torse nu, trempé, à bout de souffle, je pose la pelle contre cette foutue barrière, et je regarde la pierre rose idiote que tu avais tenue à mettre sur le petit hôtel en bois à la mémoire de Paulito. Celui qu'on avait construit près du marronnier, juste là, avec dessus cette écriture doré et ce slogan que je trouvais con, mais auquel tu tenais tant. Je ne m'en souviens même plus, c'est drôle, hein Julie ? Et impossible de le lire là, dommage. Je finis d'un trait ma flasque et la jette de toutes mes forces contre le mur de la maison, mais elle rebondi sans se briser. Pas grave, on est ensemble mon amour. Tous les trois. Comme avant. Je suis tellement désolé.


Je tire vers moi ta grosse valise valise et je l'ouvre, et tu es là, presque entière, mais ça n'est pas toi, c'est-ça n'est pas... Je ne... On va être tous ensemble, crois moi ma chérie, mon amour. Je t'ai ramené chez nous, tu es déjà avec le petit Paul et j'arrive, je... J'ai un hoquet et je vomis sans pouvoir me contrôler, partout à côté du trou où je m'enfonce jusqu'à mi-cuisse. Je chiale, je hurle, je me bourre la figure de coups de poings, mon nez pisse le sang. Je cris ton nom, celui de Paul, je vous dis que j'arrive. Quelqu'un braille « Il a son arme, faites gaffe, il a tiré sur Karim ! ». Ils sont tout proches, cette fois. Je renverse le contenu de la valise à mes pieds en prenant garde à ce que rien ne tombe à côté. Tous ces morceaux qui jusqu'à hier matin formaient la seule femme que j'ai aimé, la seule qui m'aimait, ça me donne le vertige, j'ai l'impression que je perds pied, la nausée revient. Puis je vérifie mon chargeur. Vide. Merde. Je le jette vers la maison en manquant de perdre l'équilibre, je hurle toutes les pires insultes qui soient, celles que tu détestais entendre, mais tu dois me comprendre mon amour, je fais, je-j'ai pas voulu, je vais tout arranger crois moi, je t'aime.


Ils m'ont vu. Ils sont là, à l'angle de notre maison là bas, et en nombre. Des lampes m'éblouissent. Je chiale, accroupi dans notre trou, en caressant du bout des doigts des parties de toi, je te demande pardon, je te jure que j'arrive. « Fais pas l'con Philippe, on peut parler, balance ton arme ! » « Qu'est ce qu'il fait ? » « Putain il est couvert de sang l'enfoiré » J'ai un petit rire sec, au moment où je me relève en braquant mon arme inutile vers les lumières aveuglantes. Je m'entends hurler « je t'aime Julie » alors qu'une douzaine de détonations déchirent la nuit. Une partie de ma mâchoire qui s'effrite, un grand trou d'air dans mes poumons, un voile rouge qui tombe devant mes yeux. Je vous rejoins. J'arrive.