lundi 18 décembre 2023

Le Temps des Oliviers

Nouvelle écrite d'après le thème éponyme


Derrière la vitre trempée, les immeubles défilent, impassibles et mornes, séparés parfois par des saignées de goudron mouchetées d'arbres chétifs. Sur certaines façades, d'immenses panneaux publicitaires glorifient on ne sait quoi, les glabres visages qui y trônent restant figés dans des piaillements niais. Une voix de femme grésille dans le wagon, annonçant sobrement l'arrivée imminente à Paris Gare de Lyon. A ces mots, une bonne moitié des passagers se lève, s'ébroue, se bouscule et récupère diverses affaires avant de se tenir debout dans la travée centrale, formant une file d'attente compacte et remuant de concert avec le train qui roule toujours. 


 Marin n'a pas entendu l'annonce, mais il a remarqué l'agitation habituelle qui l'a suivit. Il ne réagit pas, enfoncé dans sa veste en cuir trop large pour lui, ses boucles hirsutes aplaties contre la vitre, les mâchoires serrées. Dans son casque, les premières notes du « Temps des Oliviers » se font entendre, lancinantes, et une sensation de chute libre le saisit un instant. Son regard oscille constamment, suivant l'une après l'autre les gouttes de pluie qui strient son champs de vision à l'horizontale sans discontinuer. Quelqu'un ri, très fort, pas loin derrière lui. Il ferme les yeux et soupire longuement. Seule une gamine aux tresses roses, assises dans la rangée de devant et qui l'observe entre les dossiers de sièges, remarque les deux larmes qui glissent sur ses joues et disparaissent dans le système de ventilation situé sous les fenêtres. 


 Le train ralentit de plus en plus, et finit par s'arrêter tout à fait. Marin se lève par réflexe, et patiente alors que ses contemporains piaffent autour de lui, jusqu'à ce que tous parviennent à l'extérieur du wagon, dans la cohue prévisible des arrivées en gare. Sa valise à roues à la main, il trotte le long du quai, les yeux écarquillés, l'air préoccupé et un peu perdu. A mesure qu'il s'approche de la foule massée devant lui, son regard se pose sur les visages anxieux qui lui font face, et il soupire à nouveau. Des paires d'yeux le dévisagent brièvement, on le voit mais nul ne le regarde, et nul ne l'attend. Des sourires apparaissent, des amants s'embrassent. Des rires se font entendre, un petit garçon en béquilles est porté haut par son père, ou son oncle, ou qu'importe. Marin traverse la multitude en frissonnant, croyant voir celle qui le hante chaque fois qu'une chevelure blonde attire son attention. Une fois de plus, il n'a pu s'empêcher d'imaginer qu'elle serait là, qu'elle l'attendrait avec sur le visage cette moue boudeuse qu'il adorait. Ils se prendraient dans les bras et s'étreindraient sans mot dire, sentant à peine les autres passagers les frôler en râlant. Il lui partagerait ses regrets, ses failles, elle accepterait ses excuses, il la ferait rire, ils... 


Un homme aux yeux morts ne portant qu'une chaussure se tient devant lui, la main tendue, paume ouverte vers le plafond. Une effroyable odeur d'urine et de transpiration rance émane de tout son être. Marin n'entends pas ses élucubrations, et parvient à l'esquiver machinalement d'un bond sur le côté, percutant presque un homme âgée qui essayait d'acheter un billet à l'une des bornes automatiques présentes dans le hall 1 de la gare. Le vieil homme proteste, mais Marin est déjà parti. En descendant le parvis sous une pluie battante, il réfléchi à la soirée qui l'attend. Une demie heure de métro, puis environ dix minutes de marche. Il fera nuit lorsqu'il refermera la porte de son studio, à Montrouge. Il faudra qu'il appelle sa mère, qu'il lui parle de son travail, qu'elle fasse semblant de comprendre de quoi il s'agit. Il pourra lui dire que le rendez vous à Montargis s'est très bien passé, que les clients ont apprécié sa vision concernant les pôles d'innovation et d'excellence qui seront chargés de structurer les process lors du merger. Il pourra lui dire ce qui lui plaît et inventer des mots et des collaborateurs sans que ça change grand chose, à dire vrai. Puis elle lui dira qu'elle l'aime, et il raccrochera en forçant sa voix pour la rendre aussi joviale que possible. Ensuite, il restera assis dans son canapé élimé, à faire défiler des absurdités sur l'écran fatigué de son téléphone. De temps à autre, son regards se perdra sur le mur devant lui, slalomant entre des photos d'un couple qui n'est plus et des réminiscences colorées d'une époque où il ne pouvait pas s'empêcher de créer. Toiles, collages, silhouettes et formes abstraites ornent toujours les parois qui l'entourent, mais les ans les ont transformé, quoi qu'imperceptiblement. Là où il voyait une forme d'accomplissement, une fierté d'avoir tant essayé, expérimenté, exploré, il ne reste plus qu'une collection d'efforts vains, d'histoire trop racontées et de questions éternellement stériles. Il soupirera, beaucoup, sanglotera peut être un peu, discrètement, en écoutant une fois de plus le « Temps des Oliviers ». Il pensera à plusieurs reprises qu'il serait bon qu'il appelle quelqu'un, un ami, un collègue, une connaissance, et il passera en revue de nombreux noms dans son téléphone. Pendant de longues minutes, il en fixera un en particulier, et écrira quantité de messages aussitôt effacés, dont le contenu oscillera entre une détermination viscérale, un ressentiment puéril et des apitoiements pathétiques. Il finira par essayer de lire, cuisiner, écouter une émission et même ranger quelque coin obscur de son studio, sans accomplir une seule de ces tâches plus de quelques minutes. Puis il ouvrira probablement une grande canette de bière trop forte et trop sucrée, et... 


Une explosion tonitruante dans le ciel le ramène au présent. Il pleut de plus en plus fort, le fracas des trombes d'eau qui assaillent la chaussée est assourdissant. Voici maintenant plus de deux heures que Marin s'est assis sans vraiment y penser, sur un petit muret près de l'entrée du métro Quai de la Rapée. Ses épaules malingres tressautent faiblement, sa bouche s'ouvre et se ferme dans un monologue inaudible, ses yeux restent écarquillés. Les rares passants qui trottent tant bien que mal en agrippant leurs parapluies le remarquent à peine, figure cocasse ruisselante et presque immobile. Depuis quelques années, il est devenu difficile de lui donner un âge, tant ses traits se sont tirés. Sa veste en cuir, ses grands yeux sombres et ses cheveux bouclés le rajeunissent un peu, mais le reste de son accoutrement évoque plutôt un col blanc de petite classe moyenne, usé et fripé. Sur son omoplate droite, un vieux tatouage abîmé proclame toujours un slogan utopique qu'il ne supporte plus, depuis que le temps est passé sans ménagement sur ses rêves et ses idéaux naïfs. Un autre éclair, une nouvelle explosion. Un souvenir flou mais réconfortant lui revient, et il est secoué d'un bref ricanement alors qu'il se revoit, à trente ans, faisant rire aux éclats ceux et celles qui l'aimaient. L'époque où il se racontait du matin au soir, celle où on lui demandait conseils et soutient. Le temps béni où une jeune femme généreuse et naïve avait cru qu'elle pourrait le supporter, malgré lui, parce qu'elle voyait en lui tout ce qu'il ne parvenait pas à accepter. Son talent, ses dons, ses faiblesses les plus béantes. Ses lèvres s'entrouvrent et il souffle « Ma petite princesse », avant de se taire à nouveau. Sept ans avaient passé. Sept ans au cours desquels il avait dû se rendre à l'évidence : sa trentaine ne serait pas « la plus belle décennie de sa vie » comme il aimait à le répéter après ses études. 


La pluie a cessé. Marin respire par petits à coup, pas tout à fait réguliers. Il ne se rends pas compte qu'il frissonne faiblement, ni qu'un filament poisseux relie le bout de son nez au sol, entre ses jambes. Ses pensées se croisent et se remplacent, monologue éreintant et cacophonique qui le mène immanquablement aux mêmes conclusions apparemment inéluctables. Plusieurs fois par minute, il pose la main sur la poche gauche de sa veste, là où se trouve son téléphone, comme pour s'assurer qu'il ne vibre pas. Tout aussi régulièrement, il jette des coups d’œil à sa gauche, près de la sortie de métro, et se demande si les quatre jeunes qui y font le pied de grue pourraient lui vendre un peu de shit, ou quelque chose d'autre. Il se lance en lui même dans des ébauches de grandes déclarations brûlantes, d'accusations libératrices, de regrets, de tant de choses qu'il n'a pas dites et ne dira jamais. Puis il se remémore avec précision l'emplacement des épiceries de nuit qui pullulent autour de la gare, et se voit en sortir avec des sacs pleins de bières fraîches, sans parvenir à décider de la suite des événements. Il pense à la journée du lendemain, et n'arrive jamais à se voir quitter son lit. Il regarde passer des vieux en haillons, désorientés et poussant des caddies branlants, et une culpabilité absurde lui coupe la respiration. Il sanglote, gémis des « pardon » et bafouille des prières décousues. En son for intérieur, il s'approche de gouffres entêtants, au fond desquels brille une forme de libération définitive, un lâcher prise dont on ne revient plus. Sans qu'il ne le remarque, la pluie s'est remise à tomber. 


La première bière ne lui a rien fait. Il l'a vidé d'un trait, debout en silence devant l'épicerie, sa valise à la main. La deuxième l'a fait entrer dans cet état précieux où l'esprit s'émousse et où l'ego rayonne, l'espace d'un instant. Il a jeté la troisième après seulement quelques gorgées, en reniflant bruyamment. Puis il s'est mis à marcher, sans vraiment savoir vers où. Au bout de quelques centaines de mètres, il a finit par croiser deux jeunes gens occupés à tagger un rideau métallique rouillé, près de Bastille. Une fille traçait des lettres rondes et élancées à la fois, tandis que son ami semblait faire le guet. Le regard de ce dernier ne laissait pas de doutes quant aux soupçons qui pesaient sur Marin, alors qu'il s'approchait d'eux, trempé et titubant. Être pris pour un flic, ça n'était pas nouveau pour lui. Mais la défiance, l'hostilité et le mépris qu'il lu dans les yeux du gamins le secouèrent malgré tout, et il sentit le vide s'accentuer d'un coup derrière sa cage thoracique. Un vieux réflexe le poussa à saluer les deux gosses, mais ses mots s’emmêlèrent et trébuchèrent, il bafouilla et un sentiment de honte le saisit alors que les visages de ses interlocuteurs se plissaient de gène et de dégoût. Il continua sa route, à court de mots, en sanglots, priant et implorant, se maudissant à chaque pas. Avait-il déjà su aborder ainsi des inconnus ? Comment leur faire comprendre que voici à peine une poignée d'années, il leur ressemblait, traitant la vie et la ville comme des réserves d'aventures sans fin, se riant des conséquences possibles de ses excès, collectionnant les hauts faits promptement oubliés... Il ouvrit une autre bière. Qu'avait-il accompli, lors de la décennie qui s'était écoulée depuis ? Où pouvaient bien être ses compagnons d'alors ? A bien y réfléchir, il avait passé une bonne partie de son existence à chercher des modèles, des puits de vérité dont il pourrait s'inspirer. Il avait cru en trouver dans sa famille, puis au lycée, dans le monde de l'art, puis dans celui du travail... Mais inévitablement, ces exemples finissaient par se fissurer quand ils ne tombaient pas littéralement en poussière. Son père, homme bon et cultivé, était devenu en vieillissant un individu anxieux, suivant aveuglément des gourous paranoïaques et xénophobes qui répandaient leurs insanités sur le net. Quant à son mentor, celui qui avait en quelques sortes orienté son adolescence, il était mort voici presque sept ans, d'avoir ingéré trop de médicaments. Il n'avait même pas eu la décence de laisser un indice qui permettrait de savoir si son geste était prémédité. L'amour de sa vie, elle, avait finit par le rejeter, lassée par sa dépression chronique, son cynisme et le nombrilisme qui les accompagnait. Il n'y avait plus personne. La douleur, causée en grande partie par son sentiment récurrent d'être une anomalie inutile, avait finit par prendre ses quartiers en lui, pour ne plus le lâcher. Et sa vie, comme celle de tant de ses contemporains, s'était rapidement transformée en une suite d'étapes absconses, franchies par habitude, et qui ne semblaient mener nulle part. 


Le jour se lève doucement, et quelques oiseaux s'égosillent dans les rues bordées d'arbres du quartier latin. Marin a passé la nuit à errer de bancs en bancs avant d'échouer dans un petit parc, le menton couvert de morve, la respiration irrégulière. Les yeux toujours grands ouverts, le regard fixe, il paraît aveugle. Ses cheveux hirsutes frémissent dans un vent léger, alors qu'il se met à siffloter les premières notes du « Temps des Oliviers ». L'air est un peu faux, le rythme hésitant. Soudain, il se lève une fois de plus, et se traîne vers la sortie du parc en laissant derrière lui deux sacs remplis de canettes de bières tièdes. Il a tenté d'en faire cadeaux à des sans abris qui campaient près de la cabane du gardien, mais ils ne l'ont pas entendu, et il n'a pas trouvé la force d'insister. La porte du parc s'ouvre dans un long grincement, et il la tient ouverte pour laisser passer une jeune maman replète et sa poussette. Marin ne parvient pas a voir l'enfant, et la mère ne lui accorde pas un regard, alors il reste là un instant, à la suivre des yeux, puis il tourne les talons et emprunte une rue au hasard. Dans sa veste, son téléphone se met à sonner et vibrer furieusement, il s'en empare sans en regarder l'écran et le laisse mollement tomber dans le caniveau bouché. Tout son environnement paraît lointain, un peu flou, abstrait. Marin marche. Près de l'un des bancs où il s'est assis voici quelques heures, sa valise à roues chauffe doucement au soleil, seule, ouverte, béante, presque vide. A l'intérieur ne restent que quelques paires de chaussettes dépareillées, deux moitiés d'une carte visa dorée, des documents divers, et la photo écornée d'une jeune femme blonde à l'air faussement boudeur. 


 C'est sans doute l'apparence très digne et propre sur elle de la dame, sa jolie jupe un peu vieillotte, ses fins cheveux blancs bien coiffés qui ont attiré son attention. Marin s'arrête, sous un pont qu'il situe quelque part entre le quatorzième et quinzième arrondissement, et se retourne vers elle en fronçant un sourcil. Quelque chose ne va pas. En mâchant mollement un pain au chocolat sec et caoutchouteux, les bras ballants, il tente péniblement de mettre des mots sur l'incongruité de la situation. Elle est assise là sur le trottoir, le dos contre le mur et les jambes tendues bien droite devant elle, mains posées sur ses cuisses malingres. Les yeux grands ouverts, elle ne regarde pourtant rien de particulier, et son visage doux et ridé paraît surpris et un peu déçu. A peine deux mètres devant elle, les voitures et les bus passent bruyamment sans discontinuer, noircissant imperceptiblement les murs en pierres et les grilles métalliques qui forment ses environs directs. Une dizaine de mètres plus loin sur sa droite, un homme somnole sur un entassement de matelas et de frusques élimées, entouré d'emballages vides et de vieux magazines. Les rares passants les croisent sans les voir, même ceux qui se penchent pour laisser tomber quelques pièces près de l'un d'eux ne les regardent pas vraiment. « Bonjour madame », lâche Marin dans un coassement rauque. Il se racle la gorge en se grattant la joue, pas tout à fait certain d'avoir parlé. La dame ne réagit pas. Il s’accroupit près d'elle, et ses genoux lui rappellent avec un craquement sec qu'il n'a pas été en forme depuis quelques années. L'espace d'un bref instant, il se demande encore ce qu'il a bien pu être pendant tout ce temps. « Bonjour Madame, vous allez bien ? ». Sa voix est plus forte, moins enrouée, et il affiche un sourire qu'il espère avenant. Pas de réponse. Une deuxième série de craquements alors qu'il se relève, se retourne et jette un œil distrait aux inscriptions ordurières qui parsèment les affiches électorales en lambeaux, un peu partout sur les murs au dessous du pont. Une cohorte d'anges passent, le grondement des moteurs se fond dans un bourdonnement lointain. Le temps n'existe plus vraiment, et il serait bien en peine de dire si des minutes ou des heures ont passées, avant qu'il ne commence à fredonner à nouveau le « Temps des Oliviers », sans vraiment y penser. Mais il s'est arrêté très vite, le souffle coupé. Derrière lui, une voix éraillée à peine audible dans les embouteillages de la fin de l'après midi s'est élevée, et a englouti le monde : 

 « Te rappelles-tu, amour, du temps des oliviers, 

 de la chevelure rousse de nos défunts foyers, 

 de ces fleurs que jamais l'on ne verra faner, 

 du passé qui n'est plus, de sa triste beauté ? » 

Marin suffoque, il tangue d'une jambe sur l'autre, et ses lèvres s'agitent comme pour chanter en cœur, mais aucun son ne parvient à franchir ses lèvres. Dans son dos, la voix continue, déchirante, criarde, brisée mais tenace. Il se retourne et pose son regard sur la dame qui s'égosille, yeux fermés, les sourcils arqués. Elle pleure. Sur ses joues creusés, des larmes coulent sans cesse, et viennent imbiber son chandail à carreaux. Puis, son interprétation terminée, elle ouvre les yeux et se perd de nouveau dans un monde qui est le sien. Marin reprends peu à peu une respiration normale, il chancelle un moment, sursaute lorsqu'un klaxon tonitruant balaye les lambeaux du passé qui dansaient devant lui. Puis un sourire fatigué s'installe sur son visage mal rasé. « C'est une jolie chanson », dit la dame sans le regarder. « C'est la plus belle » répond Marin en s'asseyant à ses côtés sur le goudron poisseux et tiède. Spontanément, la frêle silhouette s'est remise à chanter de vieux airs oubliés, sans que son visage ne trahisse le moindre changement d'expression. Marin ferme les yeux et penche la tête en arrière en respirant profondément. Il réfléchi un court instant aux mots qu'il devrait choisir, aux questions qui l'assaillent, puis secoue la tête pour chasser ces considérations inutiles. 

 Et reste silencieux.

En dépit du bon sens

 Nouvelle écrite à partir du thème éponyme


Une vraie bonne journée de merde de plus. Réveil avec une gueule de bois lancinante, déjeuner de famille bien rance, trois heures au téléphone avec la CAF, une heure chez Pôle Emploi à l'autre bout de la ville. J'arrive chez moi après une demi-heure de sauna social non sollicité sur la ligne 2, la porte claque dans mon dos et je m'affale sur mon vieux canap' tout déchiré, la tête dans le gaz, un peu angoissé pour demain faut l'avouer. Demain ? Je dois récupérer ma petite sœur chez mon beau père à 7h30 du mat' déjà, et l'emmener à l'école. Ensuite rendez-vous chez Orange dans le 19ème à 8h45, pour ma première journée de taf, puis entretien dans le 5ème avec un éditeur pour un projet de bande dessiné qui m'obsède depuis deux ans, et pour finir je dois rejoindre Julie dans le 14ème pour boire des verres et, et... Et on verra. Elle me plaît bien Julie. Bon. Le tout, ça va être de réussir à ne pas faire le dégénéré ce soir, faudrait même couper mon portable tiens. Ah. Y a un concert de Chess, c'est vrai. Mais ça compte pas, c'est pas loin de chez moi et ça commence tôt, dans... Dans une heure, ça vaaaa ça sera terminé avant 21h, tout va bien. Le temps de manger un petit truc, très important ça, et j'y v... Qui frappe à la porte ?


Je regarde dans l’œil de bœuf, on y voit rien. Ça frappe encore, je demande qui c'est, ça recommence. C'est Nico, c'est sûr. J'ouvre la porte en pinçant les lèvres pour montrer mon agacement, il s'en contrefout et fait entrer son mètre quatre vint treize dans l'appart' en m'insultant joyeusement, un gros joint allumé aux lèvres. Je lui lance « Hey frérot j't'ai dit de pas fumer dans l'immeuble sérieux, tu fais ça chez toi ou quoi ? » en le regardant s'asseoir sur mon pouf sans enlever ses baskets montantes, et mettre ces dernières sur l'accoudoir de mon canapé. Il a pas l'air confortable du tout, avec les jambes en l'air comme ça, mais il pose en fumant avec application. « T'inquiète bébé, j'ai fumé à tous les étages en montant, tes voisins crameront jamais que c'est à cause de toi ». Il a dit tout ça sans recracher la moindre fumée, en apnée et en me tendant le joint. Je m'en saisis, soupire, tire une latte et me rassois en précisant « Bah c'est pas à cause de moi, donc c'est... » Le shit est bon. Je continue : « C'est... T'es relou quoi. Tu cherches quoi dans ton sac ? » Il ne répond pas, et sort des trucs divers et plutôt crades de son vieux Eastpack tout croûté. Des bombes de peinture, des fringues, un bout de sandwich, une boite de capotes. En quelques secondes, le planché est couvert de miettes et de tâches collantes, puis il trouve une flasque d'un liquide sombre, et enfin un petit sachet transparent. « C'est du calva de mon daron, juste pour toi bébé, et ça... » Je l'interromps en me levant, la tête un peu embrumée, et lui explique que c'est vraiment pas le jour pour ses conneries, et que je me fiche de ce qu'il y a dans son pochon. « Grossière erreur mecton, grossière erreur » il me répond en imitant un accent difficile à identifier. « En plus, à tous les coups tu vas au concert de Chess, ça va pas te faire du mal de t'ambiancer un peu, j'allais pas te proposer de prendre un taz à 19h gros, mais à ta place je me... » Il est lourd, Nico. Je chope la petite flasque et l'ouvre, ça sent l'alcool pur, le dissolvant presque. J'en bois une petite gorgée qui me brûle salement, mais y a un genre d'arrière goût sympa, on dirait. Je me rassois et on discute un peu, je recommence à avoir la patate, ça va être cool de passer une soirée d'adulte, un petit concert, une bière et au lit, pour commencer le taf' dans les meilleures conditions possibles. En tout cas, fini le bédo pour moi ce soir, suis censé avoir arrêté de toutes façons.


Le bar où a lieu le concert est blindé, évidemment, et on comprend vite qu'il va falloir faire la queue un quart d'heure pour espérer boire quoi que ce soit. On ressort donc pour fumer des clopes en attendant que ça commence, Nico me retend sa flasque et je la regarde un instant, avant de jeter un regard sur la foule qui se presse contre le comptoir. J'ai soif. Bon. La deuxième et la troisième gorgée font moins mal que la première, c'est déjà ça. Quelques minutes plus tard, on est toujours dehors en train de discuter avec deux filles aux cheveux bleus, qui ont l'air de trouver Nico très drôle, quand Chess sort en trombe du bar et nous rejoint, avec une grosse pinte dans chacune de ses petites mains et son bob enfoncé sur la tête. On se claque la bise, il nous passe les pintes et nous informe que le le concert commencera dans 2 minutes et qu' « il est temps de rentrer mes couillasses », avant de tourner les talons et de disparaître dans la masse de gens rassemblés devant la scène à l'intérieur. Je m'apprête à le suivre, mais Nico me retient par le bras et me glisse « oh frérot, on l'a déjà vu sur scène 10 fois ton pote, là on est bien non ? » Ses yeux sont rouges, et il a son expression sournoise favorite plaquée sur le visage. « Il est bon le calva ou pas ? » Il rajoute, en me souriant encore. J'hésite, en me saisissant sans réfléchir du joint qu'il me tend. Je tousse, et bois une longue lampée de bière pour calmer la douleur dans ma gorge. Aïe, c'est de la Triple Karmélite.


Une heure plus tard, à quelques rues de là, il fait presque nuit et je roule un joint en regardant Nico faire un graffiti (assorti d'un dicton ordurier) sur la devanture d'une permanence du parti Socialiste. Les deux gadjis sont mortes de rire et moi aussi, la flasque de « calva » passe de mains en mains, les couleurs sont plus vives et tout s'arrondit dans mon champs de vision. Nico termine son truc et le regarde une bonne dizaine de secondes, avant de revenir vers nous d'une démarche un peu vacillante, et de lâcher un « king ! » avec un sourire carnassier. On se marre encore, mon portable vibre et je regarde l'écran, j'ai quatre messages de Chess qui demande où on est, et trois de Salma qui m'insulte parce que je devais passer lui rendre son appareil à raclette ce soir. Merde. Bon, il est temps de rentrer chez moi, j'ai encore une chance de me rattraper et de me... Je me tourne vers le petit groupe, et boum, évidemment, Nico est en train d'en embrasser une, et l'autre, elle s'appelle Prune je crois, me regarde avec un sourire difficile à décrire. Je fais la moue en tanguant d'un pied sur l'autre, et la vois sortir de son sac une bouteille d'un truc ignoble, un genre de Passoa bas de gamme. Elle me fait un clin d’œil. Les autres se galochent toujours. Je rote en essayant de dire « scandale » en même temps, mais c'est un échec, et je me retrouve avec la bouteille dans les mains. C'est encore pire que le calva, on dirait du dentifrice au soja, je réprime un haut-le-cœur et la fille se fout ouvertement de moi en me tendant un joint. Je fume dessus en me demandant ce que j'ai pu faire de celui que je roulais y a pas deux minutes, et tousse, fort. C'est de l'herbe, clairement. Une quinte de toux incontrôlable me secoue pendant quelques secondes, j'entends à peine les vannes que me lancent les trois autres, puis une d'entre elle dit « vous voulez pas venir boire un verre à la maison, j'habite juste au dessus d'ici ». Je croise le regard de Nico et lui fait « nooooon » de la tête, avant de joindre mes mains, doigts tendus, et de les coller contre ma tempe droite en penchant la tête sur le côté, pour imiter quelqu'un qui dort. Nico me fait un clin d’œil en faisant « ok » du menton, et se tourne vers sa conquête en répondant « Ouais pourquoi pas, y a une épicerie pas loin ? »


L'appartement de la fille est assez glauque, c'est un studio avec une minuscule fenêtre et un balcon du même acabit, sous les combles d'un vieil immeuble qui a échappé par miracle à la gentrification, et les murs sont couverts de marques d'humidité. On est assis en tailleur par terre autour d'une table basse toute collante, sur laquelle trône des canettes de Goudale qu'on écluse avec application, j'ai un peu de mal à suivre les conversations. Je me lève pour aller aux toilettes, une des filles m'explique que l'ampoule ne fonctionne pas et « qu'il faut que (je) fasse attention blablabla », je trouve la pièce en question et m'assois dans le noir pour minimiser les dégâts potentiels. Y a même pas de lunette sur les toilettes, je déteste ça, mais qu'importe. Il est temps de dégainer mon téléphone, 5 messages de Chess qui est de moins en moins poli, j'ouvre Instagram et commence à scroller par réflexe quand bzzzz, ça vibre dans mes mains. Un message de Julie ! Je ferme un œil pour voir plus net, et me penche sur mon écran pour lire.


« Salut ! *émoji qui souri* ça te dit qu'on se retrouve à la Butte aux Cailles demain vers 19h30 alors ? Comme ça je te montrerai mes collages dans la rue du Pouy *émoji pinceau* *émoji qui fait un clin d'oeil* »


Tout sourire, je me rue sur mon clavier et lui répond en ricanant « Sallut oue pa sde soucie, tant que tu me casse pa sles pouy ! *émoji mort de rire* *émoji cerises* »


Message envoyé.


Message lu.


Un long silence. Je serre les mâchoires en fermant les yeux puis lâche un « PUTAAAAIN ! » en jetant mon portable contre la porte et en pestant vainement contre ma stupidité. Quel tocard ! Qu'est ce qui m'a pris ? Bon, il est encore temps de me rattraper, je vais lui dire que... Que rien du tout. L'écran de mon portable est fracassé, irrémédiablement. Il vibre à nouveau, mais impossible de déchiffrer quoi que ce soit dans l'enchevêtrement de cassures qui ont remplacé mon fond d'écran osé. Je remet l'outil à présent inutile dans ma poche et souffle bruyamment par le nez en me passant les mains sur le visage. Bon. Il est vraiment temps de rentrer.


En me levant je cherche la chasse d'eau, mais impossible de mettre la main dessus. Agacé, je remonte mon futal et ouvre la porte pour éclairer mes environs directs, ce qui me permet de m'apercevoir que je viens de pisser dans un bidet au fond duquel était entreposés tout un tas de culottes et de strings bien pliés. Juste à côté, je trouve les toilettes (munis d'une lunette rose à motifs fleuris) et un évier, que j'utilise brièvement pour tenter de laver certains des sous vêtements souillés, avant de perdre patience et de lâcher l'affaire. Lorsque je les rejoins, les autres sont en train de sniffer en silence des lignes d'une poudre blanche, que Nico continue de concasser avec sa carte bleue. Je m'assois lourdement, et m'apprête à dire quelque chose quand Prune -je crois- laisse échapper un rôt d'anthologie, puis se tape la poitrine en nous regardant avant d'enchaîner : « Vous avez déjà essayé de parler aux esprits ? Marlène, elle voit l'aura des gens, et quand on... Quand on est avec les bonnes personnes, on peut faire apparaître des versions passées de... De nos vies passées » « C'est réel. » acquiesce sa pote. « Enfin ça marche pas si on est vacciné. Vous êtes pas vaccinés vous ? Parce que les vaccins ça a été prouvé que c'était du fluor et des microprocesseurs qu'ils ont donné aux gens pour qu'on... En tout cas, on continue à manger de la viande et, alors que... Mais on sait pas d'où elle vient, la viande ! » Y a un court silence, les expressions se succèdent sur le visage de Nico : étonnement, confusion, efforts pour ne pas rire, puis je finis par dire « bah si, quand même, la viande c'est... » Mais Prune m'interrompt en prenant la voix de quelqu'un qui va divulguer un secret majeur : « Vous saviez qu'en France, plus de 154 000 adolescents disparaissaient toutes les semaines ? Et que si on en parle pas à la télé, c'est parce que les médias sont contrôlés par les jui... »


« Hey elles sont vraiment tarées les gadjis ! J'aimais pas trop où allait cette conversation, t'as capté ? » s'esclaffe Nico derrière moi, alors qu'on dévale les escaliers quatre à quatre et que les dites-gadjis nous crient des trucs qu'on ne comprends pas depuis la porte du studio. « J'te jure, une minute de plus et on finissait en HP ou sur une liste du gouvernement mon gars » je réponds en tirant sur le joint qu'il me fait passer par dessus mon épaule. On se retrouve en bas de l'immeuble, à bout de souffle, et on marche dans la rue en subissant les foudres de nos hôtesses qui s'époumonent maintenant depuis leur balcon. Après un bon moment, on finit par trouver un banc dans une rue déserte, et Nico s'emploie à rouler un énième joint alors que j'ouvre la bouteille de faux Passoa, subtilisée à la hâte lors de notre fuite improvisée. Je bredouille « Hey, moi je... je bois un dernier coup et après genre, après je rentre, il est quelle heure ? » « Il est 22h04 bébé, t'inquiète t'as le temps » me répond mon pote en ricanant, toujours pas remis du bourbier dans lequel il nous a entraîné. « Si tôt que ça ? Tu mens ! » je lance sans recracher la fumée de mon joint. Impossible de faire confiance à Nico, aussi tentante que soit sa réponse. Il enchaîne : « En vrai si je te jure, une fois chez elles on a bu vite fait, puis t'es parti aux chiottes et on s'est barré juste après quasiment... » Il a raison. J'écrase le pétard et bois la fin de la bouteille d'une traite, mais ça passe mal et je me lève à la hâte pour aller m'appuyer contre un arbre. Ça remonte. Ça ressort. Je reste là un moment, à me vider bruyamment, puis ça va mieux, et je me redresse. Nico est toujours assis sur le dossier du banc, et fait des ronds de fumée en me regardant et en me tendant une petite bouteille d'eau. En quelques gorgées, je la termine et le remercie, mais le voilà qui me montre une petite pilule blanche qui trône dans la paume de sa main. « Ah non c'est mort mec, je suis... Faut que je... » Je tente. « T'inquiète bébé, je n'ai que ton bien être en tête. C'est du FZ22F, ça fait baisser les effets de l'alcool, et c'est même utilisé pour tuer les gueules de bois ». Il souri. « Sérieux ? » je tente à nouveau. « Il paraît ouais » il m'achève. J'observe la pilule en fermant un œil, et finis par annoncer « Je vais en prendre qu'une moitié, parce que... parce que j'ai pas tant bu, en plus, en fait. » Et sans attendre, je la casse entre mes dents, et en avale la plus grosse partie. Nico éclate de rire, et chantonne « moi non pluuuuus » avant de me prendre ce qui reste de la pilule et de la poser sur sa langue. Puis il reprend une expression sérieuse et me fixe dans les yeux en me prévenant : « par contre y a moyen que ça nous donne un peu envie d'danseeeeer !!! » Je le regarde, consterné, et le maudis en lui garantissant que je vais rentrer chez moi, que c'est la dernière fois que je sors avec lui, que c'est un faux frère qui ne mérite pas mon amitié, et que je me casse.


L'ambiance dans la boite est électrique, ça fait un bout de temps que je me trémousse sans m'arrêter, il fait mille degrés mais j'ai une énergie incroyable, on a mis le feu à la piste dès notre arrivée. Je finis par m'extirper de la foule de danseurs agglutinés autour du DJ et par sortir dans la zone fumeur qui donne sur la rue. De l'autre côté de la barrière, une dame en manteau long très classe passe devant moi en levant le nez, et je lui demande l'heure. Pas de réponse. Puis un petit monsieur chauve qui promène un chien très laid arrive dans l'autre sens, et je lui pose la question aussi. « Il est, mmh, il est 5h36 » il me répond, avant de passer son chemin. Interloqué, je ne parviens qu'a roter bruyamment, et me rue à l'intérieur pour trouver Nico. Le voici, en train de chuchoter à l'oreille d'une trentenaire bien en chair qui se mordille la lèvre inférieure en l'écoutant. Je le secoue et lui crie qu'il est tard, qu'il est tôt, qu'il est con, mais il n'entrave que dalle, et je le maudis encore en me disant qu'il est grand temps de rentrer, parce que, parce que... Parce qu'il est temps.


Dans la rue, je titube doucement mais sûrement en direction du métro, en essayant d'avoir l'air normal malgré mes dents qui grincent et mes yeux écarquillés. Je me perds une ou deux fois, je parle quelques minutes à un mec qui campe sur le trottoir, et il me dépanne une clope en échange de quelques euros, puis je reprends ma route. Ça y est, le métro est en vue ! Arrivé sur le quai, je me rappelle que je suis à 7 minutes à pied de chez moi, et que je n'ai donc pas choisi le moyen de transport le plus logique pour y parvenir. Je remonte péniblement les marches, et croise Nico qui déambule dans la rue en chantonnant des trucs de punk obscurs. Il me voit et crie mon nom très fort, il me prend dans ses bras, et on se parle sans s'écouter quelques secondes avant que l'un de nous se taise (c'est moi). Il relâche son étreinte et me saisit par les épaules en fermant un œil pour planter son regard dans le mien -je ferme un œil aussi. « Fré... Frérot, y a moyen que j'dorme chez toi ? Comme ça, comme ça tranquille, on rentre se poser, p'tit bédo, p'tit plat de pâtes, p'tit film, et si t'as des trucs à faire demain j'te réveille, p'tit café, p'tit bédo, tranquille... » Il tente.

Il a pas tort.