lundi 18 décembre 2023

Le Temps des Oliviers

Nouvelle écrite d'après le thème éponyme


Derrière la vitre trempée, les immeubles défilent, impassibles et mornes, séparés parfois par des saignées de goudron mouchetées d'arbres chétifs. Sur certaines façades, d'immenses panneaux publicitaires glorifient on ne sait quoi, les glabres visages qui y trônent restant figés dans des piaillements niais. Une voix de femme grésille dans le wagon, annonçant sobrement l'arrivée imminente à Paris Gare de Lyon. A ces mots, une bonne moitié des passagers se lève, s'ébroue, se bouscule et récupère diverses affaires avant de se tenir debout dans la travée centrale, formant une file d'attente compacte et remuant de concert avec le train qui roule toujours. 


 Marin n'a pas entendu l'annonce, mais il a remarqué l'agitation habituelle qui l'a suivit. Il ne réagit pas, enfoncé dans sa veste en cuir trop large pour lui, ses boucles hirsutes aplaties contre la vitre, les mâchoires serrées. Dans son casque, les premières notes du « Temps des Oliviers » se font entendre, lancinantes, et une sensation de chute libre le saisit un instant. Son regard oscille constamment, suivant l'une après l'autre les gouttes de pluie qui strient son champs de vision à l'horizontale sans discontinuer. Quelqu'un ri, très fort, pas loin derrière lui. Il ferme les yeux et soupire longuement. Seule une gamine aux tresses roses, assises dans la rangée de devant et qui l'observe entre les dossiers de sièges, remarque les deux larmes qui glissent sur ses joues et disparaissent dans le système de ventilation situé sous les fenêtres. 


 Le train ralentit de plus en plus, et finit par s'arrêter tout à fait. Marin se lève par réflexe, et patiente alors que ses contemporains piaffent autour de lui, jusqu'à ce que tous parviennent à l'extérieur du wagon, dans la cohue prévisible des arrivées en gare. Sa valise à roues à la main, il trotte le long du quai, les yeux écarquillés, l'air préoccupé et un peu perdu. A mesure qu'il s'approche de la foule massée devant lui, son regard se pose sur les visages anxieux qui lui font face, et il soupire à nouveau. Des paires d'yeux le dévisagent brièvement, on le voit mais nul ne le regarde, et nul ne l'attend. Des sourires apparaissent, des amants s'embrassent. Des rires se font entendre, un petit garçon en béquilles est porté haut par son père, ou son oncle, ou qu'importe. Marin traverse la multitude en frissonnant, croyant voir celle qui le hante chaque fois qu'une chevelure blonde attire son attention. Une fois de plus, il n'a pu s'empêcher d'imaginer qu'elle serait là, qu'elle l'attendrait avec sur le visage cette moue boudeuse qu'il adorait. Ils se prendraient dans les bras et s'étreindraient sans mot dire, sentant à peine les autres passagers les frôler en râlant. Il lui partagerait ses regrets, ses failles, elle accepterait ses excuses, il la ferait rire, ils... 


Un homme aux yeux morts ne portant qu'une chaussure se tient devant lui, la main tendue, paume ouverte vers le plafond. Une effroyable odeur d'urine et de transpiration rance émane de tout son être. Marin n'entends pas ses élucubrations, et parvient à l'esquiver machinalement d'un bond sur le côté, percutant presque un homme âgée qui essayait d'acheter un billet à l'une des bornes automatiques présentes dans le hall 1 de la gare. Le vieil homme proteste, mais Marin est déjà parti. En descendant le parvis sous une pluie battante, il réfléchi à la soirée qui l'attend. Une demie heure de métro, puis environ dix minutes de marche. Il fera nuit lorsqu'il refermera la porte de son studio, à Montrouge. Il faudra qu'il appelle sa mère, qu'il lui parle de son travail, qu'elle fasse semblant de comprendre de quoi il s'agit. Il pourra lui dire que le rendez vous à Montargis s'est très bien passé, que les clients ont apprécié sa vision concernant les pôles d'innovation et d'excellence qui seront chargés de structurer les process lors du merger. Il pourra lui dire ce qui lui plaît et inventer des mots et des collaborateurs sans que ça change grand chose, à dire vrai. Puis elle lui dira qu'elle l'aime, et il raccrochera en forçant sa voix pour la rendre aussi joviale que possible. Ensuite, il restera assis dans son canapé élimé, à faire défiler des absurdités sur l'écran fatigué de son téléphone. De temps à autre, son regards se perdra sur le mur devant lui, slalomant entre des photos d'un couple qui n'est plus et des réminiscences colorées d'une époque où il ne pouvait pas s'empêcher de créer. Toiles, collages, silhouettes et formes abstraites ornent toujours les parois qui l'entourent, mais les ans les ont transformé, quoi qu'imperceptiblement. Là où il voyait une forme d'accomplissement, une fierté d'avoir tant essayé, expérimenté, exploré, il ne reste plus qu'une collection d'efforts vains, d'histoire trop racontées et de questions éternellement stériles. Il soupirera, beaucoup, sanglotera peut être un peu, discrètement, en écoutant une fois de plus le « Temps des Oliviers ». Il pensera à plusieurs reprises qu'il serait bon qu'il appelle quelqu'un, un ami, un collègue, une connaissance, et il passera en revue de nombreux noms dans son téléphone. Pendant de longues minutes, il en fixera un en particulier, et écrira quantité de messages aussitôt effacés, dont le contenu oscillera entre une détermination viscérale, un ressentiment puéril et des apitoiements pathétiques. Il finira par essayer de lire, cuisiner, écouter une émission et même ranger quelque coin obscur de son studio, sans accomplir une seule de ces tâches plus de quelques minutes. Puis il ouvrira probablement une grande canette de bière trop forte et trop sucrée, et... 


Une explosion tonitruante dans le ciel le ramène au présent. Il pleut de plus en plus fort, le fracas des trombes d'eau qui assaillent la chaussée est assourdissant. Voici maintenant plus de deux heures que Marin s'est assis sans vraiment y penser, sur un petit muret près de l'entrée du métro Quai de la Rapée. Ses épaules malingres tressautent faiblement, sa bouche s'ouvre et se ferme dans un monologue inaudible, ses yeux restent écarquillés. Les rares passants qui trottent tant bien que mal en agrippant leurs parapluies le remarquent à peine, figure cocasse ruisselante et presque immobile. Depuis quelques années, il est devenu difficile de lui donner un âge, tant ses traits se sont tirés. Sa veste en cuir, ses grands yeux sombres et ses cheveux bouclés le rajeunissent un peu, mais le reste de son accoutrement évoque plutôt un col blanc de petite classe moyenne, usé et fripé. Sur son omoplate droite, un vieux tatouage abîmé proclame toujours un slogan utopique qu'il ne supporte plus, depuis que le temps est passé sans ménagement sur ses rêves et ses idéaux naïfs. Un autre éclair, une nouvelle explosion. Un souvenir flou mais réconfortant lui revient, et il est secoué d'un bref ricanement alors qu'il se revoit, à trente ans, faisant rire aux éclats ceux et celles qui l'aimaient. L'époque où il se racontait du matin au soir, celle où on lui demandait conseils et soutient. Le temps béni où une jeune femme généreuse et naïve avait cru qu'elle pourrait le supporter, malgré lui, parce qu'elle voyait en lui tout ce qu'il ne parvenait pas à accepter. Son talent, ses dons, ses faiblesses les plus béantes. Ses lèvres s'entrouvrent et il souffle « Ma petite princesse », avant de se taire à nouveau. Sept ans avaient passé. Sept ans au cours desquels il avait dû se rendre à l'évidence : sa trentaine ne serait pas « la plus belle décennie de sa vie » comme il aimait à le répéter après ses études. 


La pluie a cessé. Marin respire par petits à coup, pas tout à fait réguliers. Il ne se rends pas compte qu'il frissonne faiblement, ni qu'un filament poisseux relie le bout de son nez au sol, entre ses jambes. Ses pensées se croisent et se remplacent, monologue éreintant et cacophonique qui le mène immanquablement aux mêmes conclusions apparemment inéluctables. Plusieurs fois par minute, il pose la main sur la poche gauche de sa veste, là où se trouve son téléphone, comme pour s'assurer qu'il ne vibre pas. Tout aussi régulièrement, il jette des coups d’œil à sa gauche, près de la sortie de métro, et se demande si les quatre jeunes qui y font le pied de grue pourraient lui vendre un peu de shit, ou quelque chose d'autre. Il se lance en lui même dans des ébauches de grandes déclarations brûlantes, d'accusations libératrices, de regrets, de tant de choses qu'il n'a pas dites et ne dira jamais. Puis il se remémore avec précision l'emplacement des épiceries de nuit qui pullulent autour de la gare, et se voit en sortir avec des sacs pleins de bières fraîches, sans parvenir à décider de la suite des événements. Il pense à la journée du lendemain, et n'arrive jamais à se voir quitter son lit. Il regarde passer des vieux en haillons, désorientés et poussant des caddies branlants, et une culpabilité absurde lui coupe la respiration. Il sanglote, gémis des « pardon » et bafouille des prières décousues. En son for intérieur, il s'approche de gouffres entêtants, au fond desquels brille une forme de libération définitive, un lâcher prise dont on ne revient plus. Sans qu'il ne le remarque, la pluie s'est remise à tomber. 


La première bière ne lui a rien fait. Il l'a vidé d'un trait, debout en silence devant l'épicerie, sa valise à la main. La deuxième l'a fait entrer dans cet état précieux où l'esprit s'émousse et où l'ego rayonne, l'espace d'un instant. Il a jeté la troisième après seulement quelques gorgées, en reniflant bruyamment. Puis il s'est mis à marcher, sans vraiment savoir vers où. Au bout de quelques centaines de mètres, il a finit par croiser deux jeunes gens occupés à tagger un rideau métallique rouillé, près de Bastille. Une fille traçait des lettres rondes et élancées à la fois, tandis que son ami semblait faire le guet. Le regard de ce dernier ne laissait pas de doutes quant aux soupçons qui pesaient sur Marin, alors qu'il s'approchait d'eux, trempé et titubant. Être pris pour un flic, ça n'était pas nouveau pour lui. Mais la défiance, l'hostilité et le mépris qu'il lu dans les yeux du gamins le secouèrent malgré tout, et il sentit le vide s'accentuer d'un coup derrière sa cage thoracique. Un vieux réflexe le poussa à saluer les deux gosses, mais ses mots s’emmêlèrent et trébuchèrent, il bafouilla et un sentiment de honte le saisit alors que les visages de ses interlocuteurs se plissaient de gène et de dégoût. Il continua sa route, à court de mots, en sanglots, priant et implorant, se maudissant à chaque pas. Avait-il déjà su aborder ainsi des inconnus ? Comment leur faire comprendre que voici à peine une poignée d'années, il leur ressemblait, traitant la vie et la ville comme des réserves d'aventures sans fin, se riant des conséquences possibles de ses excès, collectionnant les hauts faits promptement oubliés... Il ouvrit une autre bière. Qu'avait-il accompli, lors de la décennie qui s'était écoulée depuis ? Où pouvaient bien être ses compagnons d'alors ? A bien y réfléchir, il avait passé une bonne partie de son existence à chercher des modèles, des puits de vérité dont il pourrait s'inspirer. Il avait cru en trouver dans sa famille, puis au lycée, dans le monde de l'art, puis dans celui du travail... Mais inévitablement, ces exemples finissaient par se fissurer quand ils ne tombaient pas littéralement en poussière. Son père, homme bon et cultivé, était devenu en vieillissant un individu anxieux, suivant aveuglément des gourous paranoïaques et xénophobes qui répandaient leurs insanités sur le net. Quant à son mentor, celui qui avait en quelques sortes orienté son adolescence, il était mort voici presque sept ans, d'avoir ingéré trop de médicaments. Il n'avait même pas eu la décence de laisser un indice qui permettrait de savoir si son geste était prémédité. L'amour de sa vie, elle, avait finit par le rejeter, lassée par sa dépression chronique, son cynisme et le nombrilisme qui les accompagnait. Il n'y avait plus personne. La douleur, causée en grande partie par son sentiment récurrent d'être une anomalie inutile, avait finit par prendre ses quartiers en lui, pour ne plus le lâcher. Et sa vie, comme celle de tant de ses contemporains, s'était rapidement transformée en une suite d'étapes absconses, franchies par habitude, et qui ne semblaient mener nulle part. 


Le jour se lève doucement, et quelques oiseaux s'égosillent dans les rues bordées d'arbres du quartier latin. Marin a passé la nuit à errer de bancs en bancs avant d'échouer dans un petit parc, le menton couvert de morve, la respiration irrégulière. Les yeux toujours grands ouverts, le regard fixe, il paraît aveugle. Ses cheveux hirsutes frémissent dans un vent léger, alors qu'il se met à siffloter les premières notes du « Temps des Oliviers ». L'air est un peu faux, le rythme hésitant. Soudain, il se lève une fois de plus, et se traîne vers la sortie du parc en laissant derrière lui deux sacs remplis de canettes de bières tièdes. Il a tenté d'en faire cadeaux à des sans abris qui campaient près de la cabane du gardien, mais ils ne l'ont pas entendu, et il n'a pas trouvé la force d'insister. La porte du parc s'ouvre dans un long grincement, et il la tient ouverte pour laisser passer une jeune maman replète et sa poussette. Marin ne parvient pas a voir l'enfant, et la mère ne lui accorde pas un regard, alors il reste là un instant, à la suivre des yeux, puis il tourne les talons et emprunte une rue au hasard. Dans sa veste, son téléphone se met à sonner et vibrer furieusement, il s'en empare sans en regarder l'écran et le laisse mollement tomber dans le caniveau bouché. Tout son environnement paraît lointain, un peu flou, abstrait. Marin marche. Près de l'un des bancs où il s'est assis voici quelques heures, sa valise à roues chauffe doucement au soleil, seule, ouverte, béante, presque vide. A l'intérieur ne restent que quelques paires de chaussettes dépareillées, deux moitiés d'une carte visa dorée, des documents divers, et la photo écornée d'une jeune femme blonde à l'air faussement boudeur. 


 C'est sans doute l'apparence très digne et propre sur elle de la dame, sa jolie jupe un peu vieillotte, ses fins cheveux blancs bien coiffés qui ont attiré son attention. Marin s'arrête, sous un pont qu'il situe quelque part entre le quatorzième et quinzième arrondissement, et se retourne vers elle en fronçant un sourcil. Quelque chose ne va pas. En mâchant mollement un pain au chocolat sec et caoutchouteux, les bras ballants, il tente péniblement de mettre des mots sur l'incongruité de la situation. Elle est assise là sur le trottoir, le dos contre le mur et les jambes tendues bien droite devant elle, mains posées sur ses cuisses malingres. Les yeux grands ouverts, elle ne regarde pourtant rien de particulier, et son visage doux et ridé paraît surpris et un peu déçu. A peine deux mètres devant elle, les voitures et les bus passent bruyamment sans discontinuer, noircissant imperceptiblement les murs en pierres et les grilles métalliques qui forment ses environs directs. Une dizaine de mètres plus loin sur sa droite, un homme somnole sur un entassement de matelas et de frusques élimées, entouré d'emballages vides et de vieux magazines. Les rares passants les croisent sans les voir, même ceux qui se penchent pour laisser tomber quelques pièces près de l'un d'eux ne les regardent pas vraiment. « Bonjour madame », lâche Marin dans un coassement rauque. Il se racle la gorge en se grattant la joue, pas tout à fait certain d'avoir parlé. La dame ne réagit pas. Il s’accroupit près d'elle, et ses genoux lui rappellent avec un craquement sec qu'il n'a pas été en forme depuis quelques années. L'espace d'un bref instant, il se demande encore ce qu'il a bien pu être pendant tout ce temps. « Bonjour Madame, vous allez bien ? ». Sa voix est plus forte, moins enrouée, et il affiche un sourire qu'il espère avenant. Pas de réponse. Une deuxième série de craquements alors qu'il se relève, se retourne et jette un œil distrait aux inscriptions ordurières qui parsèment les affiches électorales en lambeaux, un peu partout sur les murs au dessous du pont. Une cohorte d'anges passent, le grondement des moteurs se fond dans un bourdonnement lointain. Le temps n'existe plus vraiment, et il serait bien en peine de dire si des minutes ou des heures ont passées, avant qu'il ne commence à fredonner à nouveau le « Temps des Oliviers », sans vraiment y penser. Mais il s'est arrêté très vite, le souffle coupé. Derrière lui, une voix éraillée à peine audible dans les embouteillages de la fin de l'après midi s'est élevée, et a englouti le monde : 

 « Te rappelles-tu, amour, du temps des oliviers, 

 de la chevelure rousse de nos défunts foyers, 

 de ces fleurs que jamais l'on ne verra faner, 

 du passé qui n'est plus, de sa triste beauté ? » 

Marin suffoque, il tangue d'une jambe sur l'autre, et ses lèvres s'agitent comme pour chanter en cœur, mais aucun son ne parvient à franchir ses lèvres. Dans son dos, la voix continue, déchirante, criarde, brisée mais tenace. Il se retourne et pose son regard sur la dame qui s'égosille, yeux fermés, les sourcils arqués. Elle pleure. Sur ses joues creusés, des larmes coulent sans cesse, et viennent imbiber son chandail à carreaux. Puis, son interprétation terminée, elle ouvre les yeux et se perd de nouveau dans un monde qui est le sien. Marin reprends peu à peu une respiration normale, il chancelle un moment, sursaute lorsqu'un klaxon tonitruant balaye les lambeaux du passé qui dansaient devant lui. Puis un sourire fatigué s'installe sur son visage mal rasé. « C'est une jolie chanson », dit la dame sans le regarder. « C'est la plus belle » répond Marin en s'asseyant à ses côtés sur le goudron poisseux et tiède. Spontanément, la frêle silhouette s'est remise à chanter de vieux airs oubliés, sans que son visage ne trahisse le moindre changement d'expression. Marin ferme les yeux et penche la tête en arrière en respirant profondément. Il réfléchi un court instant aux mots qu'il devrait choisir, aux questions qui l'assaillent, puis secoue la tête pour chasser ces considérations inutiles. 

 Et reste silencieux.

En dépit du bon sens

 Nouvelle écrite à partir du thème éponyme


Une vraie bonne journée de merde de plus. Réveil avec une gueule de bois lancinante, déjeuner de famille bien rance, trois heures au téléphone avec la CAF, une heure chez Pôle Emploi à l'autre bout de la ville. J'arrive chez moi après une demi-heure de sauna social non sollicité sur la ligne 2, la porte claque dans mon dos et je m'affale sur mon vieux canap' tout déchiré, la tête dans le gaz, un peu angoissé pour demain faut l'avouer. Demain ? Je dois récupérer ma petite sœur chez mon beau père à 7h30 du mat' déjà, et l'emmener à l'école. Ensuite rendez-vous chez Orange dans le 19ème à 8h45, pour ma première journée de taf, puis entretien dans le 5ème avec un éditeur pour un projet de bande dessiné qui m'obsède depuis deux ans, et pour finir je dois rejoindre Julie dans le 14ème pour boire des verres et, et... Et on verra. Elle me plaît bien Julie. Bon. Le tout, ça va être de réussir à ne pas faire le dégénéré ce soir, faudrait même couper mon portable tiens. Ah. Y a un concert de Chess, c'est vrai. Mais ça compte pas, c'est pas loin de chez moi et ça commence tôt, dans... Dans une heure, ça vaaaa ça sera terminé avant 21h, tout va bien. Le temps de manger un petit truc, très important ça, et j'y v... Qui frappe à la porte ?


Je regarde dans l’œil de bœuf, on y voit rien. Ça frappe encore, je demande qui c'est, ça recommence. C'est Nico, c'est sûr. J'ouvre la porte en pinçant les lèvres pour montrer mon agacement, il s'en contrefout et fait entrer son mètre quatre vint treize dans l'appart' en m'insultant joyeusement, un gros joint allumé aux lèvres. Je lui lance « Hey frérot j't'ai dit de pas fumer dans l'immeuble sérieux, tu fais ça chez toi ou quoi ? » en le regardant s'asseoir sur mon pouf sans enlever ses baskets montantes, et mettre ces dernières sur l'accoudoir de mon canapé. Il a pas l'air confortable du tout, avec les jambes en l'air comme ça, mais il pose en fumant avec application. « T'inquiète bébé, j'ai fumé à tous les étages en montant, tes voisins crameront jamais que c'est à cause de toi ». Il a dit tout ça sans recracher la moindre fumée, en apnée et en me tendant le joint. Je m'en saisis, soupire, tire une latte et me rassois en précisant « Bah c'est pas à cause de moi, donc c'est... » Le shit est bon. Je continue : « C'est... T'es relou quoi. Tu cherches quoi dans ton sac ? » Il ne répond pas, et sort des trucs divers et plutôt crades de son vieux Eastpack tout croûté. Des bombes de peinture, des fringues, un bout de sandwich, une boite de capotes. En quelques secondes, le planché est couvert de miettes et de tâches collantes, puis il trouve une flasque d'un liquide sombre, et enfin un petit sachet transparent. « C'est du calva de mon daron, juste pour toi bébé, et ça... » Je l'interromps en me levant, la tête un peu embrumée, et lui explique que c'est vraiment pas le jour pour ses conneries, et que je me fiche de ce qu'il y a dans son pochon. « Grossière erreur mecton, grossière erreur » il me répond en imitant un accent difficile à identifier. « En plus, à tous les coups tu vas au concert de Chess, ça va pas te faire du mal de t'ambiancer un peu, j'allais pas te proposer de prendre un taz à 19h gros, mais à ta place je me... » Il est lourd, Nico. Je chope la petite flasque et l'ouvre, ça sent l'alcool pur, le dissolvant presque. J'en bois une petite gorgée qui me brûle salement, mais y a un genre d'arrière goût sympa, on dirait. Je me rassois et on discute un peu, je recommence à avoir la patate, ça va être cool de passer une soirée d'adulte, un petit concert, une bière et au lit, pour commencer le taf' dans les meilleures conditions possibles. En tout cas, fini le bédo pour moi ce soir, suis censé avoir arrêté de toutes façons.


Le bar où a lieu le concert est blindé, évidemment, et on comprend vite qu'il va falloir faire la queue un quart d'heure pour espérer boire quoi que ce soit. On ressort donc pour fumer des clopes en attendant que ça commence, Nico me retend sa flasque et je la regarde un instant, avant de jeter un regard sur la foule qui se presse contre le comptoir. J'ai soif. Bon. La deuxième et la troisième gorgée font moins mal que la première, c'est déjà ça. Quelques minutes plus tard, on est toujours dehors en train de discuter avec deux filles aux cheveux bleus, qui ont l'air de trouver Nico très drôle, quand Chess sort en trombe du bar et nous rejoint, avec une grosse pinte dans chacune de ses petites mains et son bob enfoncé sur la tête. On se claque la bise, il nous passe les pintes et nous informe que le le concert commencera dans 2 minutes et qu' « il est temps de rentrer mes couillasses », avant de tourner les talons et de disparaître dans la masse de gens rassemblés devant la scène à l'intérieur. Je m'apprête à le suivre, mais Nico me retient par le bras et me glisse « oh frérot, on l'a déjà vu sur scène 10 fois ton pote, là on est bien non ? » Ses yeux sont rouges, et il a son expression sournoise favorite plaquée sur le visage. « Il est bon le calva ou pas ? » Il rajoute, en me souriant encore. J'hésite, en me saisissant sans réfléchir du joint qu'il me tend. Je tousse, et bois une longue lampée de bière pour calmer la douleur dans ma gorge. Aïe, c'est de la Triple Karmélite.


Une heure plus tard, à quelques rues de là, il fait presque nuit et je roule un joint en regardant Nico faire un graffiti (assorti d'un dicton ordurier) sur la devanture d'une permanence du parti Socialiste. Les deux gadjis sont mortes de rire et moi aussi, la flasque de « calva » passe de mains en mains, les couleurs sont plus vives et tout s'arrondit dans mon champs de vision. Nico termine son truc et le regarde une bonne dizaine de secondes, avant de revenir vers nous d'une démarche un peu vacillante, et de lâcher un « king ! » avec un sourire carnassier. On se marre encore, mon portable vibre et je regarde l'écran, j'ai quatre messages de Chess qui demande où on est, et trois de Salma qui m'insulte parce que je devais passer lui rendre son appareil à raclette ce soir. Merde. Bon, il est temps de rentrer chez moi, j'ai encore une chance de me rattraper et de me... Je me tourne vers le petit groupe, et boum, évidemment, Nico est en train d'en embrasser une, et l'autre, elle s'appelle Prune je crois, me regarde avec un sourire difficile à décrire. Je fais la moue en tanguant d'un pied sur l'autre, et la vois sortir de son sac une bouteille d'un truc ignoble, un genre de Passoa bas de gamme. Elle me fait un clin d’œil. Les autres se galochent toujours. Je rote en essayant de dire « scandale » en même temps, mais c'est un échec, et je me retrouve avec la bouteille dans les mains. C'est encore pire que le calva, on dirait du dentifrice au soja, je réprime un haut-le-cœur et la fille se fout ouvertement de moi en me tendant un joint. Je fume dessus en me demandant ce que j'ai pu faire de celui que je roulais y a pas deux minutes, et tousse, fort. C'est de l'herbe, clairement. Une quinte de toux incontrôlable me secoue pendant quelques secondes, j'entends à peine les vannes que me lancent les trois autres, puis une d'entre elle dit « vous voulez pas venir boire un verre à la maison, j'habite juste au dessus d'ici ». Je croise le regard de Nico et lui fait « nooooon » de la tête, avant de joindre mes mains, doigts tendus, et de les coller contre ma tempe droite en penchant la tête sur le côté, pour imiter quelqu'un qui dort. Nico me fait un clin d’œil en faisant « ok » du menton, et se tourne vers sa conquête en répondant « Ouais pourquoi pas, y a une épicerie pas loin ? »


L'appartement de la fille est assez glauque, c'est un studio avec une minuscule fenêtre et un balcon du même acabit, sous les combles d'un vieil immeuble qui a échappé par miracle à la gentrification, et les murs sont couverts de marques d'humidité. On est assis en tailleur par terre autour d'une table basse toute collante, sur laquelle trône des canettes de Goudale qu'on écluse avec application, j'ai un peu de mal à suivre les conversations. Je me lève pour aller aux toilettes, une des filles m'explique que l'ampoule ne fonctionne pas et « qu'il faut que (je) fasse attention blablabla », je trouve la pièce en question et m'assois dans le noir pour minimiser les dégâts potentiels. Y a même pas de lunette sur les toilettes, je déteste ça, mais qu'importe. Il est temps de dégainer mon téléphone, 5 messages de Chess qui est de moins en moins poli, j'ouvre Instagram et commence à scroller par réflexe quand bzzzz, ça vibre dans mes mains. Un message de Julie ! Je ferme un œil pour voir plus net, et me penche sur mon écran pour lire.


« Salut ! *émoji qui souri* ça te dit qu'on se retrouve à la Butte aux Cailles demain vers 19h30 alors ? Comme ça je te montrerai mes collages dans la rue du Pouy *émoji pinceau* *émoji qui fait un clin d'oeil* »


Tout sourire, je me rue sur mon clavier et lui répond en ricanant « Sallut oue pa sde soucie, tant que tu me casse pa sles pouy ! *émoji mort de rire* *émoji cerises* »


Message envoyé.


Message lu.


Un long silence. Je serre les mâchoires en fermant les yeux puis lâche un « PUTAAAAIN ! » en jetant mon portable contre la porte et en pestant vainement contre ma stupidité. Quel tocard ! Qu'est ce qui m'a pris ? Bon, il est encore temps de me rattraper, je vais lui dire que... Que rien du tout. L'écran de mon portable est fracassé, irrémédiablement. Il vibre à nouveau, mais impossible de déchiffrer quoi que ce soit dans l'enchevêtrement de cassures qui ont remplacé mon fond d'écran osé. Je remet l'outil à présent inutile dans ma poche et souffle bruyamment par le nez en me passant les mains sur le visage. Bon. Il est vraiment temps de rentrer.


En me levant je cherche la chasse d'eau, mais impossible de mettre la main dessus. Agacé, je remonte mon futal et ouvre la porte pour éclairer mes environs directs, ce qui me permet de m'apercevoir que je viens de pisser dans un bidet au fond duquel était entreposés tout un tas de culottes et de strings bien pliés. Juste à côté, je trouve les toilettes (munis d'une lunette rose à motifs fleuris) et un évier, que j'utilise brièvement pour tenter de laver certains des sous vêtements souillés, avant de perdre patience et de lâcher l'affaire. Lorsque je les rejoins, les autres sont en train de sniffer en silence des lignes d'une poudre blanche, que Nico continue de concasser avec sa carte bleue. Je m'assois lourdement, et m'apprête à dire quelque chose quand Prune -je crois- laisse échapper un rôt d'anthologie, puis se tape la poitrine en nous regardant avant d'enchaîner : « Vous avez déjà essayé de parler aux esprits ? Marlène, elle voit l'aura des gens, et quand on... Quand on est avec les bonnes personnes, on peut faire apparaître des versions passées de... De nos vies passées » « C'est réel. » acquiesce sa pote. « Enfin ça marche pas si on est vacciné. Vous êtes pas vaccinés vous ? Parce que les vaccins ça a été prouvé que c'était du fluor et des microprocesseurs qu'ils ont donné aux gens pour qu'on... En tout cas, on continue à manger de la viande et, alors que... Mais on sait pas d'où elle vient, la viande ! » Y a un court silence, les expressions se succèdent sur le visage de Nico : étonnement, confusion, efforts pour ne pas rire, puis je finis par dire « bah si, quand même, la viande c'est... » Mais Prune m'interrompt en prenant la voix de quelqu'un qui va divulguer un secret majeur : « Vous saviez qu'en France, plus de 154 000 adolescents disparaissaient toutes les semaines ? Et que si on en parle pas à la télé, c'est parce que les médias sont contrôlés par les jui... »


« Hey elles sont vraiment tarées les gadjis ! J'aimais pas trop où allait cette conversation, t'as capté ? » s'esclaffe Nico derrière moi, alors qu'on dévale les escaliers quatre à quatre et que les dites-gadjis nous crient des trucs qu'on ne comprends pas depuis la porte du studio. « J'te jure, une minute de plus et on finissait en HP ou sur une liste du gouvernement mon gars » je réponds en tirant sur le joint qu'il me fait passer par dessus mon épaule. On se retrouve en bas de l'immeuble, à bout de souffle, et on marche dans la rue en subissant les foudres de nos hôtesses qui s'époumonent maintenant depuis leur balcon. Après un bon moment, on finit par trouver un banc dans une rue déserte, et Nico s'emploie à rouler un énième joint alors que j'ouvre la bouteille de faux Passoa, subtilisée à la hâte lors de notre fuite improvisée. Je bredouille « Hey, moi je... je bois un dernier coup et après genre, après je rentre, il est quelle heure ? » « Il est 22h04 bébé, t'inquiète t'as le temps » me répond mon pote en ricanant, toujours pas remis du bourbier dans lequel il nous a entraîné. « Si tôt que ça ? Tu mens ! » je lance sans recracher la fumée de mon joint. Impossible de faire confiance à Nico, aussi tentante que soit sa réponse. Il enchaîne : « En vrai si je te jure, une fois chez elles on a bu vite fait, puis t'es parti aux chiottes et on s'est barré juste après quasiment... » Il a raison. J'écrase le pétard et bois la fin de la bouteille d'une traite, mais ça passe mal et je me lève à la hâte pour aller m'appuyer contre un arbre. Ça remonte. Ça ressort. Je reste là un moment, à me vider bruyamment, puis ça va mieux, et je me redresse. Nico est toujours assis sur le dossier du banc, et fait des ronds de fumée en me regardant et en me tendant une petite bouteille d'eau. En quelques gorgées, je la termine et le remercie, mais le voilà qui me montre une petite pilule blanche qui trône dans la paume de sa main. « Ah non c'est mort mec, je suis... Faut que je... » Je tente. « T'inquiète bébé, je n'ai que ton bien être en tête. C'est du FZ22F, ça fait baisser les effets de l'alcool, et c'est même utilisé pour tuer les gueules de bois ». Il souri. « Sérieux ? » je tente à nouveau. « Il paraît ouais » il m'achève. J'observe la pilule en fermant un œil, et finis par annoncer « Je vais en prendre qu'une moitié, parce que... parce que j'ai pas tant bu, en plus, en fait. » Et sans attendre, je la casse entre mes dents, et en avale la plus grosse partie. Nico éclate de rire, et chantonne « moi non pluuuuus » avant de me prendre ce qui reste de la pilule et de la poser sur sa langue. Puis il reprend une expression sérieuse et me fixe dans les yeux en me prévenant : « par contre y a moyen que ça nous donne un peu envie d'danseeeeer !!! » Je le regarde, consterné, et le maudis en lui garantissant que je vais rentrer chez moi, que c'est la dernière fois que je sors avec lui, que c'est un faux frère qui ne mérite pas mon amitié, et que je me casse.


L'ambiance dans la boite est électrique, ça fait un bout de temps que je me trémousse sans m'arrêter, il fait mille degrés mais j'ai une énergie incroyable, on a mis le feu à la piste dès notre arrivée. Je finis par m'extirper de la foule de danseurs agglutinés autour du DJ et par sortir dans la zone fumeur qui donne sur la rue. De l'autre côté de la barrière, une dame en manteau long très classe passe devant moi en levant le nez, et je lui demande l'heure. Pas de réponse. Puis un petit monsieur chauve qui promène un chien très laid arrive dans l'autre sens, et je lui pose la question aussi. « Il est, mmh, il est 5h36 » il me répond, avant de passer son chemin. Interloqué, je ne parviens qu'a roter bruyamment, et me rue à l'intérieur pour trouver Nico. Le voici, en train de chuchoter à l'oreille d'une trentenaire bien en chair qui se mordille la lèvre inférieure en l'écoutant. Je le secoue et lui crie qu'il est tard, qu'il est tôt, qu'il est con, mais il n'entrave que dalle, et je le maudis encore en me disant qu'il est grand temps de rentrer, parce que, parce que... Parce qu'il est temps.


Dans la rue, je titube doucement mais sûrement en direction du métro, en essayant d'avoir l'air normal malgré mes dents qui grincent et mes yeux écarquillés. Je me perds une ou deux fois, je parle quelques minutes à un mec qui campe sur le trottoir, et il me dépanne une clope en échange de quelques euros, puis je reprends ma route. Ça y est, le métro est en vue ! Arrivé sur le quai, je me rappelle que je suis à 7 minutes à pied de chez moi, et que je n'ai donc pas choisi le moyen de transport le plus logique pour y parvenir. Je remonte péniblement les marches, et croise Nico qui déambule dans la rue en chantonnant des trucs de punk obscurs. Il me voit et crie mon nom très fort, il me prend dans ses bras, et on se parle sans s'écouter quelques secondes avant que l'un de nous se taise (c'est moi). Il relâche son étreinte et me saisit par les épaules en fermant un œil pour planter son regard dans le mien -je ferme un œil aussi. « Fré... Frérot, y a moyen que j'dorme chez toi ? Comme ça, comme ça tranquille, on rentre se poser, p'tit bédo, p'tit plat de pâtes, p'tit film, et si t'as des trucs à faire demain j'te réveille, p'tit café, p'tit bédo, tranquille... » Il tente.

Il a pas tort.





dimanche 16 avril 2023

Eperdument (version 2)

Nouvelle semi autobiographique écrite à partir du thème éponyme



C'est la chaleur qui me réveille en général. Les klaxons, c'est bon, je crois que je suis immunisé. Ça se dit, pour l'audition, « immunisé » ? Enfin, quoi qu'il arrive, à partir d'avril ou mai, j'émerge quand mon matelas commence à régurgiter la transpiration qu'il absorbe chaque nuit. En général, en titubant jusqu'au brûleur à gaz, j'entends un muezzin qui s’époumone plus ou moins loin, là bas, ou alors un petit gars râblé qui pousse une charrette en bois dans la rue juste en bas, en gueulant « samak samak samaaaak ». « Samak », ça veut dire poisson. Y en a plein sa charrette, d'ailleurs. Une fois devant le brûleur à gaz, donc, je fais bouillir de l'eau dans un petit récipient en métal et... Merde, plus de gaz. Bon. C'est Beyrouth. C'est le Liban. J'ouvre le frigo, on est en pleine coupure de courant et le générateur qui est censé prendre le relais n'a pas l'air d'avoir envie de faire son boulot. C'est l'une des différences majeures entre lui et moi, ça. Je les aime vraiment, mes différents jobs. Une gorgée d'eau tièdasse, je replace la bouteille dans ce qui n'est actuellement qu'un placard vaguement frais, puis direction la douche. Cinq minutes sous l'eau salée, collante, que des camions antédiluviens apportent chaque semaine pour remplir les réservoirs qui trônent sur le toit de l'immeuble. De chaque immeuble dans ce pays, en fait. Après, la qualité de l'eau varie selon les milieux sociaux. Moi, je vis avec l'équivalent des classes moyennes basses, donc c'est probablement pire ailleurs. En tout cas, c'est plus par tradition que je me frictionne, à peu près certain d'être plus crade en sortant. Mais comme mon pommeau de douche est pété, je me lave « au tuyau » et le débit qui sort est costaud, j'aime bien. C'est « vivifiant » comme on dit. Je me sèche en m'asseyant sur mon petit toit/terrasse et en fumant une clope au soleil, technique très efficace, puis j'enfile un futal, un t-shirt, mes pompes. Et c'est partit.


La mère de mon proprio, qui habite avec lui à l'étage d'en dessous, me regarde d'un air confus tandis que je descends quatre à quatre les escaliers qui passent devant sa porte. Puis elle me reconnaît comme chaque matin, et me souris en me parlant en arabe. Elle transpire autant que moi, et dodeline de la tête comme le font ceux qui ne sont plus tout à fait avec le reste d'entre nous. Je n'entrave quasiment rien de ce qu'elle dit, comme chaque matin, et je lui souris largement en lui sortant une banalité polie et probablement mal prononcée. Elle hoche la tête en me rendant mon sourire. On ne se comprend pas, mais on s'apprécie. Encore un étage plus bas, c'est l'espèce de jardin où traînent mes voisines du rez-de-chaussée, toutes adorables, toutes occidentales, toutes constamment souriantes. Il n'y a personne aujourd'hui, à part leur tortue qui erre sans but entre les canapés faits de palettes jetées les unes sur les autres. On dit « tortue » quand c'est le genre qui vit uniquement sur terre ? Mouais.


Me voici dans la rue, je lance un « Marhaba ! » sonore à Maurice, mon voisin d'en face qui fume au balcon, et il rigole en me saluant. Il a vraiment une dégaine d'acteur des années cinquante, Maurice, avec son marcel blanc et sa grosse moustache. Et il dégage un genre de sagesse que j'admire vraiment. J'espère que j'aurai ce genre d'aura, plus tard. Un jour. Hop, je tourne à droite, puis à gauche devant Mario y Mario, ce restaurant Italien cossu dont tout le monde dit qu'il est dégueulasse, mais qui est blindé tout le temps. C'est Beyrouth. Je marche le long des immeubles pour profiter du peu d'ombre qu'il reste, en regardant les bougainvilliers qui fleurissent pour la deuxième ou troisième fois de l'année. Et me voilà arrivé à l'épicerie, qui répand ses micros légumes et ses trucs en plastique bizarres sur plusieurs mètres carrés de part et d'autre de la porte, sur le trottoir. Mais y a pas vraiment de trottoirs ici, c'est surtout des places de parkings surélevées, en fait. On se marre avec Louise l'épicière, qui a vécue en France et s'apprête à y retourner avec son mari, parce qu'ici « c'est plus possible ». On est en 2019. Elle me dit qu'elle ne peut pas m'aider pour le shit, je lui dit que c'est pas grave et que c'est plutôt de gaz dont j'ai besoin, là tout de suite. Mhamad, son employé syrien, débarque en souriant, elle lui parle deux secondes en arabe et il repart vers le fond de la boutique en marmonnant des trucs tout seul. « Je suis livrée dans deux heures pour le gaz. Ça va la femme de ménage ? Elle est bien hein ? » me demande Louise. Ouais, elle est bien. On se comprend pas, et j'ai l'air idiot chaque fois que je lui ouvre la porte et que je cours enfiler un t-shirt pour ne pas la mettre mal à l'aise, mais elle est très bien. C'est frustrant, parfois, d'être nul en arabe. Souvent même. Mais c'est drôle aussi. On s'exprime en gestes, en mimes, en sourires. Je réussi à la faire rire, juste en faisant l'andouille. Bon. Y a plus de gaz avant deux heures donc. Et je ne bosse pas aujourd'hui, ni demain. Pas beaucoup de sous dans les poches, mais le loyer et le générateur sont payés. Internet aussi (genre 39$ ou un chiffre aberrant dans ces eaux là, pour un débit type fin des années 90 en France. C'est le Liban, quoi). Bon. Donc tout est payé, et les dollars et les livres libanaises que j'ai dans la poche, c'est à moi. J'ai quelque chose comme 32$. On va improviser.


Je tire ma révérence avec deux trois blagues sans queues ni têtes, non sans avoir acheté une canette de Weidmann toute fraîche, en format pinte s'il vous plaît, pour la modique somme de 1500 livres, soit un dollar tout rond. Je l'ouvre en bifurquant vers la rue principale de Mar Mikhael, et je m'amuse à compter les tags et les graffs de mes potes, les miens, ceux de quelques abrutis locaux ou internationaux. Le quartier est vraiment à nous. Tiens, c'est qui là bas à droite sous le pont ? Je change de sens pour aller voir, m'arrête trente secondes pour acheter des clopes dans une autre épicerie, vraiment minuscule celle là, le caissier s'esclaffe en me voyant boire de la bière, il est 10h43. Je ressors en lui disant que je bois à sa santé, il rigole encore. Ah, c'est mon petit frère Exist qui peint sous le vieux pont ferroviaire avec Disek. Exist, c'est pas vraiment mon frère, c'est la famille choisie quoi. Et un des meilleurs graffeurs du pays, en plus d'être un des seuls qui utilise l'arabe plutôt que l'alphabet latin. Suis vraiment, sincèrement fan de son taf, comme de celui de tous mes potes ici. Et Disek, il est juste de passage ici et c'est un peu une légende du graffiti français, mais il est humble, ce qui est assez rare chez nos semblables. On se salue, ils se foutent de ma gueule parce que je bois, j'improvise un sketch pour les faire marrer, ça marche. Ils sont en train de peindre deux lettrages magnifiques, dans les tons bleus et turquoises avec un peu de orange pour rehausser le tout, sur un mur en parpaings ignoble et criblé d'impacts de balles. L'odeur de la peinture se mêle à celle du tas de poubelles qui borde la route, et à celle que vomissent les pots d'échappement des bouchons du matin. A ne pas confondre avec les bouchons du milieu de journée, ni avec ceux de l'après midi ou du soir, attention. On discute un moment, ma bière est tiède, puis j'aperçois ma meilleure pote Célia, super bien sapée comme d'habitude, qui trace entre les voitures garées sur le trottoir d'en face. Je suis parti de la soirée hip hop hebdomadaire vers minuit hier, mais elle commençait tout juste à ce moment là. Ça explique son air blasé et ses sourcils de gueule de bois, froncés comme il faut. Je prends congé de mes frères de peinture et je traverse entre les pare-chocs brûlants, en éructant un « BRRRRAP ! » assourdissant.


Célia me remarque, on se prend dans les bras, on parle de la soirée de la veille. « Tu vas où ? » je me renseigne. « Franchement, j'sais pô. J'suis trop dans le mal, je devais bosser là en plus » elle râle. Je me marre et je la vanne un peu, on connaît ce refrain par cœur. « On va manger des lahme bajin' ? » je tente. « Bah oui, c'est là où j'allais. » Le lahme bajin', c'est un genre de pizza à pâte très fine, avec de la viande de bœuf hachée, du citron, du piment, d'autres trucs. C'est délicieux, et les gens qui bossent dans le « furn » qu'on préfère sont adorables. En deux minutes à pied, on y est, on commande, la grosse dame qui tient la caisse nous fait des compliments gratos, on discute, je finis ma bière et je la pose dans le tas d'ordures le plus proche. Célia n'a pas l'air au top, mais je me démène pour la faire marrer. Ça marche un peu, puis elle finit par proposer la meilleure idée de la journée : « On va chez Nadaaaaaa ? » Elle dit ça en faisant une moue exagérée et en me regardant par en dessous. J'éclate de rire, et j'accepte sans réfléchir. Nada, c'est une amie qui vit dans les montagnes, ou les collines, au dessus d'une ville qui s'appelle Batroun, au nord de Beyrouth. Elle a une maison, un jardin, des chambres d'hôtes, et elle picole presque autant que nous. On rigole tout le temps, là bas, et on profite du silence. Enfin, du silence libanais quoi. Ça veut dire qu'on entend qu'un seul engin de chantier, au loin, qui détruit la montagne tranquillement, et puis des coups de fusils de temps en temps, parce que les chasseurs du coin aiment s'asseoir devant chez eux et défourailler sur le moindre volatile qui passe. Enfin, c'est mieux que les klaxons, les feux d'artifices diurnes et les 23 chantiers simultanés. Yalla, allons à Edde, chez Nada.


C'est partit. Un coup de téléphone à Nada (« Akeed vous pouvez venir, non je n'ai besoin de rien, tayib je vous attends ! »), trois minutes pour prendre des affaires chez moi (deux caleçons, un t-shirt, du matos de dessin, un petit morceau de shit), trois autres pour faire les courses (3 pintes de Weidmann, une bouteille d'Arak, deux paquets de clopes, un paquet de longues feuilles). Et on marche vers l'autostrad qui devient le ring, l'espèce de périphérique qui ne fait pas le tour de la ville, mais qui la traverse en... Bon c'est compliqué. C'est Beyrouth. Je suis éperdument amoureux de cette ville, mais tout à fait conscient qu'il est vital de la quitter au moins 24 heures par semaine si on tient à sa santé mentale. Nous voici sur le bord de l'autoroute, il doit faire 35 degrés, il est midi et quelques. Les minibus ralentissent en passant devant nous mais je leur fais signe de continuer leur route, pas envie de me plier en 6 pour tenir à l'intérieur.


Là ! Un grand bus gris ! C'est plutôt des cars en fait, y a une porte à l'avant, pas vraiment d'espace pour se tenir au milieu, juste des rangées de sièges et une allée centrale très étroite, par dessus laquelle on peut replier un siège par rangée. On lève la main et il pile à côté de nous, porte ouverte. On monte en criant « Batroun ? » pour couvrir le bruit de la circulation, il répond un truc du genre « 5000 » en arabe, et on avance vers le fond alors qu'il redémarre en trombe. Il est presque vide, comme d'habitude. Hop, on s'installe, Célia choisit la rangée juste devant la mienne et se retourne pour me bombarder de questions sur la femme avec laquelle elle sait/pense que j'ai passé la nuit il y a quelques jours. J'élude à moitié puis je vide mon sac, hilare, en rendant l'histoire aussi divertissante que possible sans rentrer dans les détails. En même temps, j'ouvre la fenêtre et une bière, avant d'allumer une clope et de ressentir, comme chaque fois, ce sentiment de liberté incomparable qui me monte à la tête. Cette liberté qui naît d'une forme de chaos, de laisser faire, dans ce pays qui se meurt mais qui donne encore tellement.


A gauche, la mer, à perte de vue, entrecoupée de bâtiments plus ou moins terminés et couverts d'affiches publicitaires. A droite, la montagne, des falaises, des immeubles, des publicités aussi. Le bus s'arrête dès que quelqu'un a l'air de l'attendre sur le côté de l'autoroute. On pourrait choisir de descendre où on veut, je le fais de temps en temps, en général pour peindre un édifice abandonné repéré depuis mon siège au trajet précédent. D'ici quelques heures, selon les bouchons, on sera au checkpoint de l'armée, près de Batroun, et on descendra sur le bord de l'autoroute pour faire du stop vers chez Nada. On fera halluciner les militaires en arrivant à pied à l'autre checkpoint, celui de la petite route au dessus, puis on sourira à chaque voiture qui passe et on regardera la mer au loin, en levant le pouce. Le trajet en voiture durera une dizaine de minutes, à peine assez pour profiter du paysage en écoutant distraitement les théories plus ou moins racistes du chauffeur du jour. C'est le Liban, quoi. Ensuite, il sera temps d'aider Nada à faire à manger (on fait tout le temps à manger, chez Nada), de boire un arak avec Aïssam (le voisin fou qui m'appelle « Boutros »), de dessiner, d'écouter, de raconter, de ne pas regarder l'heure... Et de bien rigoler, surtout.


Eperdument (version 1)

Nouvelle écrite à partir du thème éponyme


Ils ne m'ont pas vu. Les trois voitures grises, bleues et rouges sont passées, les gyros allumés mais sans sirènes, devant la petite impasse où je suis garé depuis deux bonnes heures. C'est moi qu'ils cherchent, les collègues ? Possible. Je dois bouger d'ici, il doit être minuit passé, ça sera plus facile de passer inaperçu en ville à cette heure-ci. Ou est-ce que c'est l'inverse ? Difficile de me concentrer, mon cœur bat trop fort, ça me fait presque mal. Je ne pense qu'à toi. Tu es là, si proche, mais tu me manques. Je te parle intérieurement, tout le temps, comme depuis des mois. Des mots rassurants, des promesses, des excuses. Je t'aime, Julie. On va y arriver. Le monde pourrait se liguer contre nous, on parviendrait quand même à se retrouver, crois moi. Mes yeux s'emplissent de larmes, les jointures de mes doigts sont livides, à force de serrer le volant comme si ma vie en dépendait. Je bois un coup dans ma flasque de whisky, et je souffle, fort, en fermant les yeux. « Je t'aime, je vous aime, pardon, j'arrive » je mugis à voix haute dans l'habitacle. Puis je met le contact, et la petite Twingo part en trombe vers le périphérique.


Ils m'ont vu. Ou plutôt, je me suis jeté dans leurs bras, comme un abruti. Le barrage était installé juste après un virage, à l'entrée de la forêt, et j'ai pas eu le temps d'improviser une histoire cohérente. Le collègue m'a demandé « vous allez où comme ça monsieur ? » en se penchant à la fenêtre côté conducteur, et je n'ai pu que bafouiller « c'est ma femme, je vais voir ma femme, on était presque séparés mais c'est-je-je suis désolé... ». Il m'a regardé, ses yeux se sont rétrécis et je l'ai vu se redresser presque imperceptiblement. « D'accord, je vais vous demander de sortir de... » Il a pas eu le temps de finir, j'ai écrasé l'accélérateur et salement amoché l'arrière d'une de leurs bagnoles qui bloquait la route. Ils ne m'ont pas tiré dessus, mais je les voyais courir vers leurs véhicules dans le rétro. Ça s'est salement compliqué d'un coup. Mais on y est presque ma chérie, je te le promet. Bientôt on sera tous les trois.


J'ai conduit jusqu'à notre chemin préféré, celui qu'on empruntait au retour quand notre Paulito voulait aller voir les animaux, tu te souviens ? Et je voulais rentrer la voiture entre les arbres pour la planquer dans le sous bois, mais j'ai mal calculé mon coup et j'ai percuté un marronnier presque de plein fouet. Mon nez a dû se casser sur le volant, j'ai du sang partout sur le devant de mon t-shirt, l'airbag n'a pas fait son boulot. Mais il est temps de bouger. Je bois une longue lampée de whisky, je sais que tu détestes ça mais j'en ai besoin là tout de suite, et puis j'arrête bientôt de toutes façons. Je m'extirpe de la voiture en grognant, et je titube jusqu'au coffre, qui s'est ouvert tout seul au moment du choc. Je prends ta valise à bras le corps, et je m'enfonce dans la forêt en gémissant. Je chuchote ton nom, je le chante, je le hurle. J'entends des sirènes au loin, à droite. Il commence à pleuvoir, je n'y vois presque rien et je m'érafle de partout, mais je connais le chemin par cœur. Je crois que j'y suis presque, j'ai dû enjamber une bande en plastique jaune qui semblait faire tout le tour de chez toi. De chez nous.


Il y a quelqu'un. Là, dans notre jardin, il y a quelqu'un. Ils sont deux, même, et ils discutent en fumant des clopes, adossés au mur de la cuisine pour se protéger de la pluie, comme si c'était chez eux. C'est des collègues, encore. La lumière du jardin leur fait des ombres immenses, qui viennent presque jusqu'à moi. J'ai posé délicatement ta valise près du chêne où Paul jouait quand il est tombé et qu'on l'a emmené chez le docteur, et qu'on nous a dit qu'il était malade et que... Les collègues rigolent fort, pendant que je rampe derrière la petite barrière en bois que j'avais construite. Tu t'étais moqué de moi parce qu'elle ne payait pas de mine, ma barrière, mais elle est toujours là 5 ans après, tu vois. Je parviens à l'angle de la barrière, les collègues sont à moins de 5 mètres de moi, il pleut de plus en plus fort et le vent se lève. « Tu penses qu'il l'a enlevé ? Parce que d'après les téléphones, ils étaient ensembles jeudi soir, elle était partie le voir non ? » Je sors lentement mon arme de service, j'ai un peu envie de vomir. « Nan, tu connais pas Philippe, à tous les coups il... » Je me lève d'un coup et je gueule « SORTEZ D'CHEZ MOI !! » en tirant trois ou quatre fois sur le plus grand des deux, qui s'effondre en râlant bizarrement. L'autre tourne les talons pour rentrer dans la maison, mais il glisse dans la boue, et je prends appui sur la barrière pour viser à nouveau. Je tire, encore et encore. Je crois que j'ai vidé mon chargeur, et je suis certain de l'avoir touché mais je vois trouble, et il réussi à se relever et à claudiquer jusqu'à avoir passé l'angle de la baraque. Il se barre. L'autre n'a pas l'air de pouvoir se relever. J'entends à nouveau des sirènes, à quelques centaines de mètres peut-être, et je cours chercher ta valise en psalmodiant ton nom, et en manquant de me rétamer à chaque pas. L'orage claque, tout proche. Tous les trois. On est presque tous les trois.


J'entends des voix, dont celle du collègue touché qui crie, assez loin derrière notre maison. Et encore des sirènes aussi. Je m'en fous. La baraque crache des volutes de fumée de plus en plus épaisses, par toutes les fenêtres que j'ai ouverte à la hâte. Je t'avais bien dit que nos tapis étaient dangereux, ils ont pris feu en trente secondes, avec le canapé et les rideaux, quand je les ai posé sur mon petit réchaud à gaz de camping, au milieu du salon. On voit les flammes de l'autre bout du jardin.


J'ai terminé de creuser. Le trou ne sera pas très profond, mais on est ensemble. Torse nu, trempé, à bout de souffle, je pose la pelle contre cette foutue barrière, et je regarde la pierre rose idiote que tu avais tenue à mettre sur le petit hôtel en bois à la mémoire de Paulito. Celui qu'on avait construit près du marronnier, juste là, avec dessus cette écriture doré et ce slogan que je trouvais con, mais auquel tu tenais tant. Je ne m'en souviens même plus, c'est drôle, hein Julie ? Et impossible de le lire là, dommage. Je finis d'un trait ma flasque et la jette de toutes mes forces contre le mur de la maison, mais elle rebondi sans se briser. Pas grave, on est ensemble mon amour. Tous les trois. Comme avant. Je suis tellement désolé.


Je tire vers moi ta grosse valise valise et je l'ouvre, et tu es là, presque entière, mais ça n'est pas toi, c'est-ça n'est pas... Je ne... On va être tous ensemble, crois moi ma chérie, mon amour. Je t'ai ramené chez nous, tu es déjà avec le petit Paul et j'arrive, je... J'ai un hoquet et je vomis sans pouvoir me contrôler, partout à côté du trou où je m'enfonce jusqu'à mi-cuisse. Je chiale, je hurle, je me bourre la figure de coups de poings, mon nez pisse le sang. Je cris ton nom, celui de Paul, je vous dis que j'arrive. Quelqu'un braille « Il a son arme, faites gaffe, il a tiré sur Karim ! ». Ils sont tout proches, cette fois. Je renverse le contenu de la valise à mes pieds en prenant garde à ce que rien ne tombe à côté. Tous ces morceaux qui jusqu'à hier matin formaient la seule femme que j'ai aimé, la seule qui m'aimait, ça me donne le vertige, j'ai l'impression que je perds pied, la nausée revient. Puis je vérifie mon chargeur. Vide. Merde. Je le jette vers la maison en manquant de perdre l'équilibre, je hurle toutes les pires insultes qui soient, celles que tu détestais entendre, mais tu dois me comprendre mon amour, je fais, je-j'ai pas voulu, je vais tout arranger crois moi, je t'aime.


Ils m'ont vu. Ils sont là, à l'angle de notre maison là bas, et en nombre. Des lampes m'éblouissent. Je chiale, accroupi dans notre trou, en caressant du bout des doigts des parties de toi, je te demande pardon, je te jure que j'arrive. « Fais pas l'con Philippe, on peut parler, balance ton arme ! » « Qu'est ce qu'il fait ? » « Putain il est couvert de sang l'enfoiré » J'ai un petit rire sec, au moment où je me relève en braquant mon arme inutile vers les lumières aveuglantes. Je m'entends hurler « je t'aime Julie » alors qu'une douzaine de détonations déchirent la nuit. Une partie de ma mâchoire qui s'effrite, un grand trou d'air dans mes poumons, un voile rouge qui tombe devant mes yeux. Je vous rejoins. J'arrive.

lundi 27 mars 2023

Jackpot

                         Nouvelle écrite à partir du thème "Au fond du jardin, la montagne"


Dix sept jours de marche. Plein le dos. Aymeric marche en tête, en grognant quand ça monte trop, et il pue encore plus que d'habitude. On prie tous pour qu'il pleuve bientôt -on peut rêver- ou qu'on trouve enfin une rivière encore baignable. Tout le monde a faim, tout le monde crève de chaud, personne ne parle. Les quinze derniers villages qu'on a traversés n'ont été qu'une succession de déceptions : pas un rat, des rues envahies de mauvaises herbes plus hautes que nous et des maisons systématiquement vidées de toute trace de nourriture ou d'armes dignes de ce nom. Des bagnoles cramées tassées les unes contres les autres faisaient office de barrières de fortune aux entrées et aux sorties, mais ça n'avait clairement pas suffit à protéger les habitants. Fallait être un peu limité pour croire que c'était une stratégie efficace. En plus, on est probablement à au moins 2000 mètres d'altitude, la région doit être coriace quand ça commence à geler. J'ai du mal à comprendre comment les gens faisaient pour vivre à l'année dans des coins pareils, et mes seuls souvenirs d'avant la Chute ne me sont d'aucune utilité en la matière : on habitait une ville paumée près d'Orléans, et j'avais moins de cinq ans.

Abdoulaye me fait un signe, il marche à ma droite sur ce sentier caillouteux et stérile, et il me montre quelque chose au loin derrière nous, entre les sommets qui bordent la vallée qu'on a empruntée pour venir. Je me retourne en plissant les yeux et en passant ma langue sur mes lèvres desséchées, la respiration sifflante, et je les vois. Des gros oiseaux, peut être des genres de vautours, ils ont l'air vraiment costauds vus d'ici. J'aurai aimé pouvoir demander à Maryam ce que c'était, si ça se mangeait, comment les attraper. Elle aurai su tout ça. Mais Maryam est partie sans un bruit y a déjà deux mois de ça, quand des vagabonds encore plus pouilleux que nous lui ont ouvert la gorge sous nos yeux en pensant que ça nous ferait déguerpir. Ils ne savaient pas qu'on les avait déjà encerclés. Ils ont fait beaucoup de bruit, eux, jusqu'au bout. Il faut dire qu'on a pris notre temps. Quelqu'un tousse derrière moi et je tente de chasser ce souvenir poisseux, avant de montrer mon pouce levé à Abdoulaye en reprenant un peu mon souffle. On se remet en marche.

C'était tellement plus simple de se nourrir, les premières années. On trouvait encore des conserves et des trucs mangeables dans pas mal d'appartements et de maisons, les gens qui avaient survécu se méfiaient moins les uns des autres. Ou peut-être que j'idéalise un peu. Je transpire trop, je le sens, j'ai pas bu depuis hier matin et les lanières de mon sac me brûlent les épaules. Je pourrais tenter de demander de l'eau à Aymeric, mais l'idée même me dégoûte, c'est déjà une épreuve de marcher quinze mètres derrière lui avec la nausée qui me travaille. Je jette un coup d’œil au chemin qui nous attend, on a l'air d'être à encore quelques heures du sommet. J'en entends qui commencent à se plaindre autour de moi, le tibia de Nico saigne encore sous son bandage et il prend de plus en plus appui sur sa béquille. Le sentier monte salement depuis des kilomètres, mes seins me font mal et je commence à voir des tâches sombres qui me pourrissent la vue. Une vague angoisse me saisit, je me vois assise au sol à bout de force, entourée par les autres qui me regardent l'air désolé... Un bruit, devant sur la gauche. Je lève la tête et aperçois Karim qui dévale la pente vers nous, un gros sourire sur son visage hirsute. Il arrive au niveau d'Aymeric, qui s'est arrêté, et lui chuchote un truc que je n'entends pas. Abdoulaye, qui marche juste devant moi, lâche un « putain ouais » et se retourne vers moi en faisant louvoyer son bras gauche comme un serpent, toutes dents dehors. Une rivière. On a trouvé une rivière. Je lui décoche mon plus beau rictus et on ricane aussi discrètement que possible, bientôt rejoint par les autres qui apprennent comme nous la nouvelle.

Quelques centaines de mètres sur notre gauche, derrière un petit bosquet jauni par ce soleil qui fait cloquer nos peaux et clamser nos chiens depuis plusieurs mois, un cours d'eau misérable et magnifique nous attend. L'eau est claire, ne sent rien et il y a de quoi s'asseoir dedans et barboter par endroits. Les uns après les autres, on y passe : nos fringues posées en tas sur des rochers, on se frotte, se frictionne, on boit. Beaucoup affichent un air béat, ne parvenant pas à croire à notre chance, quelques-uns vomissent d'avoir trop étanché leur soif, et on les réprimande à voix basse en riant. On entreprend ensuite de laver vaguement nos vêtements, qui sèchent à toute vitesse, puis Aymeric vient se planter au milieu de nous, son fusil de chasse à la main, et nous toise. Je pense qu'il a passé le point de non retour, il puera toute sa vie. Mais on le suivra partout où il ira malgré tout. Ça fait sept ans que je l'ai rejoint, avec Maryam au début. Sept ans qu'on vit tous ensemble, qu'on lutte, qu'on se soutient, qu'on se protège. Sept ans qu'il nous guide, qu'il m’entraîne à la fronde et au couteau, à pister les animaux, et qu'il règle les problèmes qu'il peut y avoir entre certains d'entre nous. Cette fois ci, sa voix cassée est porteuse de bonnes nouvelles, alors qu'il nous briefe avec son économie de mots habituelle. « Karim et Djuguna sont formels. Deux heures de marche. Un hameau, une douzaine de sédentaires au maximum, donc à bouffer pour nous tous. On va faire un groupe de 7 et un de 6, comme la dernière fois. Puisque Nico est indisposé, il va rester ici avec Aymane, Joséphine et les chiots. Abdoulaye sera responsable du groupe Deux. Équipez-vous légèrement, planquez le reste de vos affaires ici. On part à l'aube. D'ici là, vous pouvez manger la fin de vos rations. Tenez bon, c'est peut être le jackpot » Il a dit tout ça en nous regardant tous à tour de rôle. Sa tignasse rousse et sa barbe informe sont comme toujours constellées de feuilles mortes et de petits cailloux, ses yeux gris nous transpercent par dessous ses sourcils touffus et poussiéreux. On l'écoute tous en silence, personne ne dit rien. Il tourne les talons et on s'installe de part et d'autre du ruisseau, notre barda en main.

C'est Nico qui me réveille en m'embrassant sur le front. Sa barbe me recouvre le visage un instant, et j'éternue en me réveillant. Ça le fait sourire dans l'obscurité relative qui nous enveloppe, et il me caresse la joue. « Je t'aime », il chuchote. Il dit souvent ça en ce moment, pas seulement à moi d'ailleurs. C'est drôle, c'est comme si il pensait que si on arrêtait de la dire, cette suite de mots finirait par ne plus vraiment vouloir dire quoi que ce soit, qu'elle disparaîtrait. « Fais attention à toi et au petit », il rajoute en frôlant mon ventre tout plat du bout des doigts. Je lui souris en me levant, puis je m'éloigne pour aller retrouver Abdoulaye et les autres, qui sont en train de s'équiper. Personne ne peut savoir de qui sera le gosse, pour moi comme pour Aymane et Joséphine. Encore moins si il va survivre plus longtemps que les autres. Ça fait un bail que j'ai pas vu de marmots tenir plus de quelques années avec la vie qu'on mène. Et puis à part la gerbe, j'ai pas vraiment d'indices précis sur mon état. Qui sait, je suis peut être juste en train de me vider petit à petit, comme Titi, qui a mis six mois à partir. Il me semble que ça avait commencé pareil pour lui.

Ça doit faire pas loin de deux heures qu'on marche, courbés en deux dans le noir, quand le soleil commence à éclairer timidement quelques nuages au dessus des sommets qui nous entourent. Il n'y a même plus de piste et on s'enfonce dans une végétation acérée et cassante, le sol n'est fait que de caillasse, on s'érafle à chaque pas, personne ne se plaint. Aymeric s'arrête brusquement près d'un arbre mort couché sur le côté et nous indique, par des gestes rapides, de nous séparer en groupes devant lui. Je suis dans le groupe deux, comme les dernières fois, et je m'accroupis derrière Noémie et Abdoulaye. Djuguna me pousse de ses longs bras osseux pour s'installer à mes côtés en me souriant bêtement. Il croit qu'il est le père, lui aussi. J'espère que ça sera Abdoulaye, ou Nico. Ils ne sont presque jamais malades, et tous les deux sont costauds et plutôt intelligents. Les ordres sont donnés, à partir des renseignements que Karim et Djuguna ont rapportés de leurs escapades en éclaireurs. On se murmure des conseils, on se souhaite du courage et de la force, puis on se sépare. Abdoulaye est en tête de notre groupe, il court entre les arbres pieds nus, quasiment en silence. Ses mollets secs et constellés de cicatrices se tendent à chaque pas, ses pieds sont tellement couverts de poussière blanche qu'on dirait qu'il porte des chaussettes. L'idée me fait sourire, même si j'ai mal au bide et que la peau de mon dos a l'air d'être à vif.

L'aube commence à s'installer en douceur, on est allongé sur un petit talus, en train de scruter le fameux « hameau ». Il nous a fallu presque une heure pour parcourir silencieusement les deux cents derniers mètres dans un terrain extrêmement difficile, et nous installer là où on ne nous attendrait pas : derrière nous, à quelques pas, c'est le vide, sur plusieurs centaines de mètres. Mais aucun d'entre nous n'y pense. On est tous comme hypnotisés par l'endroit qu'on a sous les yeux. C'est comme les images de certains livres que j'avais trouvés encore intacts il y a quelques années. A une cinquantaine de mètres devant nous se dresse une grosse maison sur deux étages, ancienne mais apparemment en parfait état, qui trône au milieu d'une étendue d'herbe d'un bon hectare et demi, coupée très court. Comme ce qu'on appelait le gazon. Tout autour, à gauche côté forêt, des arbustes plantés tout près les uns des autres forment une barrière efficace et un écran impénétrable pour qui se trouve de l'autre côté. Des petites structures en bois parsèment l'herbe, et je comprends que ce sont des jeux pour enfants. C'est un jardin qu'on a sous les yeux. Un putain de jardin, paradisiaque, isolé, accueillant, irréel. Là bas à droite de la maison, deux enclos, où l'on entend déjà brailler quelques chèvres. Il y a peut être des cochons aussi, vu l'odeur. Et là bas, au fond du jardin, la montagne. Le soleil commence à poindre au dessus des collines au loin, éclairant toute la vallée en contrebas. C'est l'endroit le plus paisible et le plus beau qu'on ai jamais vu. Noémie et Djuguna rient en silence, une main sur la bouche. Thomas et Ahmed s'autorisent à sourire aussi, pour une fois. Moi j'ai envie de hurler de joie, de danser, d'aller trouver et embrasser Aymeric. C'est lui qui nous a dit qu'on trouverait quelque chose, tout là haut. Que c'était tellement dur de parvenir dans ce genre d'endroit qu'on pourrait y trouver « le jackpot ». Il dit souvent ça, le « jackpot ». Je viens seulement de comprendre ce que ça veut dire. Je me surprends à vraiment souhaiter être en cloque, j'ai envie de toucher cette herbe verte et douce, je nous vois vivre ici tous ensemble, j'imagine les futurs petits qui courent partout en piaillant. Je crois que j'ai envie de pleurer.

Un homme, puis un autre, sortent de la maison. Ils sont quasiment nus, comme nous, et l'un d'entre eux, le plus grand, porte un fusil de chasse sur son épaule. Deux canons. Ils se dirigent vers l'arrière de la maison, sur notre gauche, et disparaissent derrière un petit appentis en bois. C'est la direction d'où est censé arrivé le groupe mené par Aymeric. Abdoulaye se redresse lentement, en retirant sa machette du fourreau en cuir usé qu'il porte sur le dos. On retient notre respiration. Puis un coup de feu claque. En deux secondes, tout mon groupe est debout et on cavale vers la porte de la baraque. Un deuxième coup de feu, un cri, puis des bruits de combats au corps à corps. Le type qui n'était pas armé déboule à toute vitesse de derrière la maison, un air terrifié sur le visage. Il hurle en nous voyant jusqu'à ce qu'une pierre lancée par Djuguna le cueille en pleine mâchoire et qu'il s'effondre lourdement sur l'herbe. Je lâche le groupe et me dirige vers lui au pas de course pour le finir, je n'ai même pas réalisé que j'avais mon couteau dans la main, et d'autres éclats de voix nous parviennent depuis l'arrière de la maison, avant de s'arrêter brusquement. Un cri de triomphe d'Aymeric fait vibrer l'air autour de nous et, galvanisés, les autres s'engouffrent dans la bâtisse alors que je m'installe à califourchon sur le dos du blessé en lui tirant les cheveux pour lui faire relever la tête. « Pas les enfants... » il bafouille avant que ma lame ne traverse son cou de part en part, puis il tremble quelques secondes en se vidant sur mes mains et s'immobilise enfin. Je me relève et part à la poursuite de mon groupe, la maison résonne de cris et de bruits de chocs, le groupe d'Aymeric est parvenu à entrer par l'autre côté apparemment. Un autre coup de feu, puis deux, puis trois, ça claque sec, ça doit être un pistolet automatique. Abdoulaye, Ahmed et Noémie ressortent en courant de mon côté alors que j'arrive devant la porte, Noémie serre son poignet droit de sa main encore valide, l'autre n'est plus qu'un morceau de chair à vif d'où jaillissent de long filets de sang. Elle ne pleure pas. On se planque de part et d'autre de l'ouverture, hors d'haleine, et une femme au crâne rasé sort en courant sans nous voir, un long couteau à la main. Elle court tout droit, et n'a pas fait quinze mètres qu'Abdoulaye est sur elle et lui fend la tempe droite d'un coup de machette. A l'intérieur, les cris de guerre du groupe Un et les ordres de batailles d'Aymeric résonnent, des pleurs et des hurlements se multiplient, puis s'arrêtent les uns après les autres. L'assaut est déjà terminé, il n'aura duré que trois ou quatre minutes. Fébrile, je pénètre dans la maison en enjambant des corps inconnus et des morceaux de vaisselles brisés pour rejoindre les autres. Thomas est allongé dans une position bizarre, sur le côté, au milieu d'une grande pièce qui doit être une salle à manger. Une balle l'a traversé de part en part au niveau du nombril, et une deuxième a dû l'atteindre sous le nez, parce que le bas de son visage est en miettes. Djuguna est à côté de lui, sa silhouette squelettique avachie contre le pied d'une table renversée, et il croise mon regard alors que la plaie qui orne tout le côté de son cou vomi le sang qu'il lui reste. Il n'en a plus pour longtemps. Il me sourit encore bêtement, et je lui rends son sourire avant de lever la tête vers Aymeric, occupé à achever deux femmes qui semblent enlacées sur le tapis devant lui. Son bras gauche saigne beaucoup, il a dû prendre quelques coups, mais ça n'a pas l'air trop sérieux. Je l'enlace et on s'embrasse brièvement, pendant que les autres continuent de fouiller les étages. Puis on vérifie l'état de nos forces. Son groupe n'a perdu qu'un seul membre, le petit Alex, qui a pris en pleine face la première volée de plombs tirée par le grand gars qui les a repérés le premier. De notre côté, à part Djuguna et Thomas, tout le monde respire encore, même si Noémie et Charly sont salement blessés. Des cris de joie éclatent là haut, puis nos chants de victoire. On lève les bras en hurlant de toutes nos forces, en transe.

Quelques minutes plus tard, on est tous debout au milieu de la pelouse devant la maison, avec une partie de notre butin entassé sous nos yeux. Noémie et les autres blessés se font installer des garrots, on panse nos plaies en écoutant Aymeric qui bombe son large torse encore couvert du sang des précédents propriétaires de l'endroit : « Succès. Jackpot, mes amis, jackpot. D’abord, en arrivant, on a trouvé la source de la rivière d'hier, elle est juste à côté de l'enceinte, à l'extérieur. Ensuite, ici, il y a 12 chèvres dont la plupart sont apparemment en bonne santé, quatre cochons, une vingtaine de poules et un coq, trois armes à feu en état de marche et en tout 56 munitions, surtout des cartouches de chasse. On a compté 8 chambres, et 16 lits en bonne condition il y a un cellier sous la cuisine, avec des centaines de kilos de gros sel. Et un potager d'environ 250 mètres carrés à vu de nez, avec pas mal de choses dedans. Liz » Il me regarde. « Tu vas voir si tu reconnais ce qui pousse là bas, et ce qu'on doit faire pour garder tout ça en vie. Abdoulaye, tu retournes chercher Nico et les autres. Ahmed, tu prends deux personnes avec toi et vous rassemblez les corps là bas, dans le gravier à côté de l'appentis. Je veux que tout soit découpé et préparé d'ici ce soir, on va en saler la moitié, je vous montrerai comment on fait... Mais ce soir, on va se goinfrer. Vous l'avez mérité, tous. Djuguna Alex et Thomas seront les premiers, comme le veut la tradition, puis on verra ce que donnent les...»

Un cri suraiguë lui coupe la parole, et on se retourne tous vers la maison pour apercevoir un gamin qui ne doit pas avoir plus de six ans, en train de courir ventre à terre vers le bout du jardin qui s'enfonce dans la foret. Il tient dans ses bras un fusil qui paraît immense, et hurle « je vais tous vous tueeeeer » de toutes ses forces en traçant vers la seule sortie praticable à pied, entre des arbres qui forment une sorte de porte naturelle. « Rattrapez le, il nous faut cette arme » siffle Aymeric, et on se lève tous d'un coup, quand soudain la tête du gosse percute une branche basse avec un craquement bref et il bascule en arrière dans une pirouette absurde, cul par-dessus tête. Il ne bouge plus. Un silence total s'installe pendant deux bonnes secondes avant que j'éclate de rire, instantanément suivie par tout le reste du groupe. On rit à gorges déployées, en se tapant sur les cuisses, je crois qu'Abdoulaye pleure en se tenant les côtes, Ahmed glousse comme une gamine en se dirigeant vers le petit pour le terminer et récupérer le flingue. « Fouillez moi ce manoir comme il faut bordel » s'esclaffe Aymeric, et on repart dans un fou rire qui durera de longues minutes.

Tout le monde est parti remplir sa mission, je reviens du potager après en avoir fait l'inventaire, on a de quoi se nourrir correctement et pour un bout de temps. Noémie se repose, blême et en sueur, allongée au bout de la pelouse près du précipice d'où on est arrivé. Je viens m'asseoir à ses côtés et l'embrasse, ses lèvres sont aussi sèches et brûlantes que les miennes. « Je t'aime », je lâche, et elle me regarde intriguée, il n'y a que Nico pour dire des trucs pareils d'habitude. Puis on rit toutes les deux, et je prends sa main restante entre les miennes en regardant les montagnes au loin. Il fait encore doux, des nuages cachent maintenant celui qui a été notre pire ennemi pendant toute l'ascension. Quand les autre reviendront, il faudra choisir qui dort où -dans des lits!- et commencer à mettre en place les tours de gardes, l'amélioration de la sécurité de l'endroit, distribuer les rôles à chacun et chacune... Puis commencer à vivre, comme des sédentaires, pour la première fois depuis... Depuis trois ans. L'herbe est soyeuse sous mes cuisses, les cris des chèvres et du coq sonnent comme une mélodie oubliée, le bruit des lames qui préparent les corps pour le repas de ce soir y ajoute un rythme alléchant. Je me sens transportée, j'ai du mal à croire que je vais me réveiller chaque matin avec cette vue, ce jardin, cet endroit qui regorge de vie. Que je serai entourée de ceux et celles qui comptent, ceux et celles qui sont encore là du moins. Que j'élèverai peut être un marmot qui apprendra à courir et à rire ici, dans une sécurité qu'on pensait impossible. Noémie gémit et ses doigts se contractent sur les miens, j'entends sa jolie voix rauque qui marmonne : « Tu penses à quoi ? ». Je souris et un court silence s'installe, puis je murmure :

« Jackpot ».


lundi 20 mars 2023

La prison que j'ai construite

 LA PRISON QUE J'AI CONSTRUITE


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme. L'exercice, donné par mon amie Jehanne, était de "faire ressentir le sens du toucher tout au long du texte". 

00h23 

On m'effleure le bras, une main passe furtivement dans mes cheveux. Dans ma poche, une vibration presque continue m'informe de l'intérêt que me témoignent des gens sans visage, qui ne s'expriment plus qu'en petits dessins séquencés de manière quasi-identique. Flamme flamme, pouce vers le haut. Volcan volcan, visage hilare, lunettes de soleil, flamme. Mains jointes, visage hilare, visage hilare, poing fermé, poing fermé, flamme, pouce vers le... On me pince la joue, je reviens à moi et pose mon regard sur la brune au teint mat, couverte de taches de rousseur, qui à présent me tapote le cou en souriant. « Franchement, c'est pas pour faire genre, mais j'vais pas te mentir, c'était vraiment archi bien, ah ouais, archi archi archi bien. C'est fou de voir que tia tout fait tout seul, tié trop fort ». Sa voix est un peu nasillarde, elle sourit encore plus largement et je comprends qu'elle fait partie des gens qui triment dans mon sillage et comptent sur moi, sur mes résultats, pour leur propre progression. Je transpire encore pas mal, j'aimerais arracher la veste en satin striée de bandes fluo qui me gratte le dos mais je ne porte rien en dessous et je me rends bien compte qu'il fait salement froid dans le carré fumeur. Je souris à mon tour et lui frôle le menton en lâchant, la voix un poil plus grave qu'au naturel : « T'as vu ça ? On est là on est là, c'est ça qui arrive quand on charbonne frère », je m'entends dire cette suite de mots abscons, je les découvre en même temps qu'elle, elle rosit en riant et je me retourne pour mettre fin à cet échange en demandant du feu au cameraman qui me suit depuis des semaines. Ou des mois. 

« Aiiight », il dit sans cesser de me filmer, en secouant la main qui ne tient pas son stabilisateur. Il attend clairement que je réagisse. En une seconde je voûte mon dos, ma bouche se tort et je me balance d'une jambe sur l'autre en éructant « vas-y ma caille t'as capté on a retourné le Molotov à Massilia-zoo, envoie le briquet qu'on fasse cracher l'dragon, aiiight c'est chaud ici, on est là on est là, hahaaaaa », il est mort de rire mais silencieux, parce que pro, et me tend son briquet. J'allume le joint qui traîne dans mon paquet de clopes en me brûlant le pouce au passage, je crois que je n'aime plus le goût du shit. On m'enlace par derrière, je me dégage et découvre la journaliste qui m'a interviewé avant l'événement, avec une copine à elle, elles ont l'air un peu saoules et me regardent comme si elles n'en croyaient pas leurs yeux. Je sens les larmes monter et tire bien trop fort sur le joint. Mes lèvres m'en veulent, et me le font savoir. Ma poche vibre à présent en continu. Je souffle la fumée sur le côté en m'appuyant d'un coude sur la barrière en bois couverte d'autocollants écornés, et je leur décoche le sourire qui marche le mieux -un peu plus large à gauche qu'à droite, dents serrées, sourcils un peu froncés. Je les regarde et laisse exister un court silence calculé, puis je leur sors une énormité que j'entends à peine par-dessus le son des basses qui se déverse sur nous et dans la rue, au-delà de ce cocon étouffant. Elles éclatent de rire en s’attrapant l'épaule et le coude, sans me lâcher des yeux, une main inconnue passe dans mon cou, quelqu'un joue avec mes tresses, on me claque la fesse droite, je fais un effort absurde pour ne pas me retourner, les flashs sont autant de gifles, j'ai envie de hurler et je souris à pleines dents.


11h48 

« Alors quand est ce qu'il est millionnaire hein, le futur, heu, le futur Elie Semoun ? Ça va mon fils ? » Il me fait cette blague à chaque fois, avant que j'ai mis un pied dans l'appartement, avant que j'ai pu ouvrir la bouche, en me compressant le bras d'une main par intermittence. J'aimerai me rappeler de la dernière fois qu'on a pu parler de quelque chose d'autre. Mes trois sœurs et mon frère sont déjà là, assis autour de la vieille table basse en bois mal laquée, en train d'écluser des kirs en grignotant des trucs aux couleurs criardes. On me demande quand sort le clip, on fait des blagues envieuses sur ma vie « de rêve » que je « mérite vraiment », on me félicite pour l'interview, on me demande des sous plus ou moins directement. J'essaye de prendre des nouvelles de mes neveux, de savoir comment va Sara depuis son opération. On me répond à peine, on balaye tout ça d'un revers de main en me bombardant de questions sur ma nouvelle coupe de cheveux -les tresses/dreadlocks font l'unanimité-, la « chance incroyable que j'ai », ma relation avec Célia -dont le dernier single « Revi1 BB ou c la f1 » cartonne apparemment. J'ai écrit le refrain. Je passe les doigts sur la surface rugueuse de cette table qui est plus vieille que moi, en faisant mine d'écouter le bourdonnement de paroles confuses qui m'enveloppe. Des blagues sortent de ma bouche par automatisme, une majorité d'entre elles font mouche, deux heures passent, on se fait la bise, on me demande des sous, je sors en faisant quelques pas de danse, ils rient en applaudissant.


14h02

« … et c'est pour ça, je voulais savoir si on pouvait, si peut-être il y avait un genre de plainte qui pourrait dissuader ces personnes de me... de me harceler, en fait. » Je me mordille les lèvres sans m'en rendre compte, en pianotant sur le comptoir en faux marbre turquoise. De l'autre côté de la vitre, le flic me regarde d'un œil torve, avant de hausser les sourcils et de sourire largement. « Ah mais c'est vous, le, mmh, le gars qui... Le mec marrant là non ? Ah bah ça fait plaisir, mon fils, enfin le fils de ma, de ma compagne, il est fan. » Le sourire s'élargit encore, son front immense réfléchit la lumière blafarde du néon qui le surplombe, j'essaye de répondre quelque chose mais il m'interrompt d'un geste, avant de reculer sa chaise de bureau à roulette et d'appeler à la cantonade : « Hey c'est qui qui a le, le mec marrant du film là, non de, du truc à la télé ? C'est bibi ! Alors Longjumeau, prends bien ça dans ta gueule » Il s'esclaffe, impossible de là où je me trouve de percevoir la moindre réaction de la part de ses collègues, qui échappent à mon champs de vision. Je tente à nouveau, sans grands espoirs : « Y a un truc qu'on peut peut être faire, en anglais ça se dit « restraining order », vous savez c'est quand... « Oh l'autre avec son anglais là haha, vous m'avez perdu, j'sais plus où j'suis » Il renifle très fort, plusieurs fois de suite, en se tenant la panse à deux mains, à bout de souffle. Des petites larmes apparaissent au coin de ses yeux, que sépare à peine l'arrête d'un nez rougeaud. Il cesse de rire, s'essuie le visage de la manche droite de sa chemise, puis reprend : « Non mais vous savez faire le con n'importe comment, heu, enfin vous imitez très bien quoi, c'est fou. » Les yeux clos, je pose mon front contre la vitre qui nous sépare, en respirant profondément. « Monsieur l'agent, c'est vraiment sérieux, c'est... C'est important, ce que je vous demande. Les gens croient... » Lorsqu'il m'interrompt de nouveau, la déception dans sa voix est palpable. « Les gens croient, les gens croient, écoutez on va se détendre un peu d'accord, y a pas mort d'homme, tout le monde, heu, tout le monde rêverait d'être à votre place, de se créer une situation pareille, faut savoir, comment on dit ? Faut assumer aussi, donc pour... » Le reste se perds dans le brouhaha constant qui règne dans le commissariat, tandis que je prends la fuite à grande enjambées en murmurant des insultes incohérentes, me voici dans la rue, j'ai mal partout, je regarde l'heure, on me hèle et je saute dans un Uber alors que deux adolescents me pourchassent, smarphone en main, en hurlant des citations de ma dernière apparition sur une quelconque émission YouTube.


 16h34 

« Wallah je suis trop trop une fan, hey on va pas s'mentir comment vous êtes trop drôle j'suis morte ». Elle a un rire bref et strident. Ses mains me pétrissent les épaules et le cou, s'attardent sur ma nuque, l'odeur de l'huile me file un peu la gerbe, j'ai la gueule de bois et la gorge sèche. La joue écrasée sur la table de massage, je cherche une succession de mots qui conviendraient pour lui répondre, sans succès. « Genre j'suis sûr vous pouvez me faire rire là genre trop facilement », elle ajoute. Une pause. Je grogne, les mots veulent sortir, je tente de maîtriser ma voix malgré la boule qui vient d'apparaître dans ma gorge et finis par lâcher « C'est pas toujours facile... » mais ma voix se brise. Elle rit aux éclats. « Trop fort haha j'suis morte, hey franchement c'est abusé, c'est pô toujours faciiiiile haha sérieux vous êtes trop fort ». Je déglutis et force un sourire carnassier. « Nan, c'est toi qui es bon public t'as vu » Ce coassement à peine audible semble lui convenir, elle rit à nouveau, à gorge déployée, en malaxant mon dos. Je sue toujours à profusion, la table est gelée, j'ai envie de lâcher prise et de hurler, je ressens les vibrations ininterrompues de mon téléphone pourtant posé à quelques mètres de moi. C'est terminé, selfies, embrassade à sens unique, compliments, envie, ascenseur, taxi. Un coup d’œil à mon écran m'apprends qu'en une heure, j'ai récolté 465 likes, 89 demandes d'amis, une petite vingtaine de messages privés un peu pitoyables de parfaites inconnues pas farouches. Célia m'a écrit aussi, 17 fois, pour savoir où on dîne ce soir et si je « suis cho pour 1 shooting photo avec le gars de Bref ». Je réponds par automatisme, sans écouter les salades que le chauffeur me déverse avec application, puis jette mon portable sur la banquette et renverse la tête en arrière en expirant longuement par la bouche, mes yeux se ferment, le cuir me colle à la nuque, j'ai mal au crâne et au dos. Un instant passe, le chauffeur m'affirme que je suis « très drôle c'est clair, et même franchement votre carrière, tout faire tout seul comme ça, votre carrière elle est bien, franchement elle est grave bien, mais mon cousin à Agadir lui il est tellement drôle aussi en vrai vous devriez faire un truc, je vous file son Snap et... » Je coupe le son mentalement, ma gorge est toujours bloquée, mes lèvres serrées, impossible de sortir la moindre syllabe. Sans ouvrir les yeux, je cherche mon téléphone à tâtons, le trouve, et m'oblige à relever la tête pour répondre à Célia. « Franchement BB je suis a bout, genre limite au bord des larmes jpp, viens on reste à la casa ce soir ». Je n'ai pas le temps d’enchaîner, la réponse est fulgurante : « arrête de te plaindre tt va bien tout le monde compte sur toi fais pas le gamin wsh ». Je réprime un sanglot en me plaquant la main gauche sur la bouche. J'essaye : « Sérieux je peux pas je te jure BB ». Envoyé. Quelques secondes plus tard, une fin de non recevoir me parvient, précédée de trois visages arrondis de couleur ocre, penchés sur le côté, en plein fous rires: « Jte jure jvais te giflé mdr, aller BB rdv chez Konbini 18h pr le shooting après on va dîner après on va danser » puis un certain nombre de cœurs de différentes couleurs que je ne prends pas la peine de compter, mon rythme cardiaque s'accélère, je suis à bout de souffle en quelques secondes, je coupe la parole au chauffeur et lui demande de faire demi tour, direction Montmartre. 


18h21 

J'arrive à destination, pourboire, selfie, promesses en l'air, des gens aux cheveux fluorescents me reconnaissent dans la rue et m'agrippent, me caressent, me palpent, selfies selfies selfies, je me dégage et m'engouffre dans l'entrée de mon immeuble, j'entends « sale crevard !» avant que la porte ne claque. Ascenseur, salon temporaire, tapis duveteux où se perdent mes orteils, canapé. Mon téléphone vibre et émet un rugissement enregistré par mes soins, pour la 6ème fois de la journée, me signalant par là que c'est l'heure d'enregistrer une courte vidéo en impro pour Tiktok, et que je dois porter la casquette de la marque qu'on tente de lancer pour moi. Mes mains se remettent à trembler, comme hier ou la veille je ne sais plus, j'entends à peine le bruit de l'écran du téléphone qui se fracasse sur la table basse en verre, je me couvre le visage des deux mains, mes paumes sont brûlantes, les sanglots se déchaînent d'un coup, le portable vibre sans discontinuer.  

Je hurle, recroquevillé au fonds de moi même dans cette scintillante prison que j'ai construite, et dont mes semblables sont devenus les gardiens.

vendredi 22 janvier 2021

D'ordinaire

 Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, co-imaginée et illustrée par Nashe RBK 

Les articulations du robot produisent leur petit grincement habituel lorsqu'il touche pour la première fois le sol desséché des pourtours de l'immense cratère. L'endroit n'inspire pas grand chose de positif, comme souvent, mais on n’est pas encore assez idiot pour programmer des robots flippés, alors ça ne me dérange pas plus que ça. J’emboîte le pas au tas de ferraille en faisant craquer ma nuque, passant en quelques pas du confort de mon caisson de cryogénisation, vissé au sol du vieux vaisseau humide, à la surface salée de cette planète qui m'ennuie déjà. On doit être à peu près au bon endroit, je le sens. Pensez, c'est pas pour rien qu'on envoie chaque fois ce brave Shepard faire du jardinage 3.0 dans des banlieues galactiques dégueulasses. « Maudits ceux qui savent faire », hein, c'est pas ça qu'on dit ?


Je marche le long du vaisseau, un ancien modèle "Musk Maestro 131-2" qui suinte la retraite par tous ses boulons, et jette machinalement un coup d’œil alentour. D'ordinaire, les différents mondes où je traîne mes os sont par définition inhabités, inhospitaliers, aussi chiants à regarder que les débats politiques du siècle dernier. Et ce que j'ai sous les yeux ne déroge pas à la règle. Le cratère doit faire entre 2300 et 2500 hectares, que du cailloux jaunasse et de la poussière au diapason. Edgar, sans rire c'est le nom du robot (pour « Équipement de Délimitation Géologique d'Assistance Rapprochée »), Edgar donc est en train de dévaler à toute vitesse la pente devant nous, vers l'épicentre. Va falloir le suivre. Je renifle un bon coup et crache à mes pieds, le glaviot traverse dans un crissement l'invisible membrane générée autour de ma ganache par mon Simulateur d'Atmosphère Individuel. C'est le truc qui me permet théoriquement de respirer à peu près partout, sans casque ou quoi que ce soit. Le jet de salive touche le sol en crépitant, produisant une infime quantité de vapeur à laquelle je ne prête pas vraiment attention. D'un doigt j'active les petites fusées qui encadrent mon sac a dos. De part et d'autre de mes bottes jaillissent des skis aiguisés qui fendent la terre, la roche et la poussière, alors que je me lance à la poursuite de ce foutu cube métallique sur pattes. En chemin je cogite sur le temps qu'il me reste avant de retourner dans mon caisson, tranquille. Cette tiédeur unique, l'absence de son, l'obscurité. La vie. Je regarde l'un des petits écrans sur mon avant bras, et qui indique 379km/h. Classique. On y sera bientôt. Des petits cailloux se fracassent sur le champ de force émis par mon plastron, la roche éclate sur mon passage, 425km/h, je pourrais battre mon record. Si j'essayais.


Edgar est déjà au centre, je vois sa silhouette de gros clebs cubique qui s'immobilise, ses quatre pattes se plantent dans le sol d'un coup en soulevant de fins nuages jaunes. Puis du cube couvert de rainures qui forme son corps jaillit un long tube orange d'où s'échappent quantités de câbles minuscules, et qui se met à tourner sur lui même en crachant à intervalle régulier les tiges noires qui deviendront les piliers du Dôme. Avec une régularité prévisible -c'est une machine, je vois pas où est le miracle- chacun des futurs piliers en question va se ficher sur la paroi intérieure du cratère, avant de s'agrandir a toute vitesse pour atteindre plusieurs centaines de mètres. Entre eux se créera automatiquement un Simulateur Atmosphérique Temporaire autrement plus puissant que la babiole qui me maintient en vie. En général, l'installation prend à peine quelques minutes. Le temps d'en griller un.


Étant arrivé au niveau d'Edgar, qui a terminé son petit manège avec ses tiges, je rentre d'un clic mes skis et les réacteurs, et sors d'une de mes poches à munition un cigare reconstitué. De l'autre main j'effleure le bouton situé en dessous du canon orange du robot, ce qui a pour effet de le replier en un instant. Du côté droit d'Edgar sortent deux petites fioles d'une substance visqueuse, que je saisis sans réfléchir avant de les poser sur la partie plane de son « corps ». C'est un cube, pas difficile hein, à ce stade on dirait presque une table design avec ses pattes qui brillent, ses motifs anguleux et sont aspect poli. En deux ou trois enjambées, je me retrouve au beau milieu -le milieu exact quoi- du cratère, à quelques mètres d'Edgar qui ronronne doucement, et j'allume mon premier cigare en 3 ans. De la main droite, en soupirant, j'attrape sous mon plastron pectoral le tube transparent où s'agite un liquide vert, qui est l'unique raison de ma présence ici. Chaque millilitre de ce truc coûte autant qu'un bon million d'Edgar dernier modèle. J'en ai une demi- pinte, au bas mot. Après avoir vérifié que le simulateur atmosphérique fonctionne (tout roule), j'analyse d'un œil distrait la topographie environnante, en dévissant du bout des doigts le bouchon métallique du tube. Puis, cigare aux lèvres, d'un grand geste du bras, j'en répands le contenu devant moi sur plusieurs mètres. Et ça commence.



D'abord, une sorte de purée verte se met à grouiller là où s'est déposé le liquide, puis la purée se met à grossir tandis que de grosses bulles éclatent à sa surface. De quelques gouttes, on passe à des milliers de litres qui se démultiplient, couvrant en moins d'une minute l'intérieur du cratère, alors que je me dirige à nouveau vers Edgar pour me saisir des deux petites fioles toujours posées sur son plateau. Même pas le temps de me retourner que les premiers arbres ont commencé à se former, en produisant comme chaque fois des craquements et grincements d'apocalypse. Les fioles toujours en main, je tire de grosses bouffées sur mon cigare en me demandant le type de rêve que je vais sélectionner pour mon prochain hyper-sommeil. La prochaine planète est à peine à 12 années lumière, ça devrait prendre une quarantaine de mois maximum. D'ordinaire je choisis le type de rêve le plus simpliste, fond noir, silence, dissolution.

 
Tout autour d'Edgar et moi bouillonne maintenant une flore toute neuve, d'immenses lianes d'un bleu vif s'élancent pour atteindre les branches des plus hautes tiges qui n'en finissent plus de s'étendre dans toutes les directions, une mousse orangée pulse partout au sol, faisant apparaître ça et là des fleurs-feu de la taille d'un terrain de golfball. Entre les cascades et les lacs qui se forment ça et là, les arbustes deviennent en quelques instants des squelettes de cathédrales disloqués, se reliant les uns aux autres au premier contact et formant un maillage irrégulier et moucheté de feuilles de toutes tailles, multicolores, changeantes.




Quel type de rêve, donc ? Peut -être un truc qui bouge un peu pour une fois ? Un peu de sang, du cul, tout ça ? Mmmh. Ou alors je saute le pas, et je tente le rêve fait maison que j'ai programmé voici une demie douzaine de planètes au bas mot. A peu près aucune chance d'en revenir vivant, je crois que c'est le but. Pas sûr. 

Bon, la flore ça va, allons y pour la faune et l'air. C'est pas les pauvres piliers d'Edgar qui vont suffire à terraformer ce trou à rat. Une fiole dans chaque main, j'expire un grand coup, en tentant sans succès de refaire craquer mon cou endolori. Puis je lance les deux fioles au hasard, dans le fouillis végétal qui continue de s'entortiller, de grimper, de foisonner autour de moi. En fait, les plantes créent un genre de micro-phénomène atmosphérique, et la fiole « d'air » s'allie à ce truc pour en augmenter considérablement l'effet, ce qui fait en général exploser les piliers installés par Edgar, détruisant le Simulateur d'Atmosphère Temporaire et répandant la véritable atmosphère partout sur la planète, ou l'astéroïde, enfin vous voyez l'tableau. Ensuite les plantes et les bestioles colonisent tout ça, ce qui peut prendre un bout de temps, pendant lequel il n'y a strictement rien a faire, à part attendre pour « s'assurer du succès de l'entreprise de terraformation/colonisation » comme ils disent là bas. En l'occurrence, étant sur un corps céleste d'environ 300 fois la taille de Mars, ça va encore mettre une plombe, m'étonnerait même pas que ça dépasse la demi- heure. Comme si j'avais que ça à foutre. Bon. J'entends un feulement rauque derrière moi vers la gauche, qui semble venir d'un truc assez costaud. La fiole de « faune » fonctionne déjà à plein tubes, d'ordinaire elle génère entre 25 et 65 espèces différentes par seconde pendant la première minute, puis ça ralentit avant de s'arrêter pour de bon aux alentours de 3 minutes et demi. Je me racle la gorge en dégainant mon petit pistolet R4, et crache mon bout de cigare fumant en me retournant pour voir ce que les « MGA » (« Manipulations Génétiques Aléatoires ») du programme d'Edgar ont concocté cette fois- ci. Vache, c'est costaud effectivement. Je dirais 6 ou 8 mètres de haut à vue de nez, bicé... non, tricéphale, avec des pattes... Ou des tentacules, je sais pas trop, mais y en a un paquet en tout cas. Ça se déplace en ondulant au sol, plutôt vite, dans ma direction. Et ça a l'air assez con pour vouloir me béqueter. Je lève le R4, en visant au jugé, hop hop, deux coups, la créature s'immobilise puis explose dans une gerbe de sang rose et visqueux. Près d'elle, dans la végétation qui n'en finit plus de se déployer et d'évoluer, un milliard d'autres espèces animales se développent et s'égaillent dans toutes les directions, alors que j'essaye de me gratter le bas du dos par dessus ma combinaison. J'ai jamais pu piffrer leurs caleçons auto-lavants, c'est un cauchemar. Je compte comme prévu les sous-espèces principales pour m'assurer que le clébard à port USB a bien fait son job. Juste à mes pieds, une demi- douzaine de types d'insectes sont déjà en train de se mener une guerre sans merci. Check, donc. Là bas, à deux cent cinquante mètres au dessus de moi, deux ou trois trucs ailés s'accouplent ou se battent en plein vol, ils sont encore plus gros que mon vaisseau, et on entend d'ici leurs cris stridents. Check. Et dans la jungle qui m'entoure, des poilus, des ovipares, des parasites, des carnivores, des perdants, des sournois, ceux qui évoluent en « volant » le code génétique de leur proie, ceux qui se nourrissent de lumière et de radiations, tout ça... Check, check et re-check. Différents chaque fois, répétitifs pourtant.


Ça fait précisément 31 minutes que j'ai lancé le processus. Je suis assis sur Edgar, les jambes ballantes, et je joue aux échecs sur l'un des écrans de mon avant- bras droit, sans réfléchir. Des serpents à plumes filent sur le sol, une espèce d'oiseau à six pattes pond des œufs ailés qui vont se nicher un peu partout, des primates développent déjà les premiers outils pour se foutre sur la gueule. Bien envie d'essayer mon « rêve », un aller simple vers le calme, l'obscurité, le rien. Échec et mat, encore. Même en niveau de difficulté maximum, l'ordinateur se plante. Trop facile. Bon. Ça devrait se terminer à peu près mainte... Un « bip » dans mon oreillette, puis deux autres très rapprochés. C'est fini, la planète est à présent recouverte de trucs vivants qui mangent, baisent et s'entre-tuent dans la joie et la bonne humeur, youhou, faites vos valises monsieur Edgar, on s'arrache. Je saute au sol, crache un coup, puis mon jetpack s'active et m'emporte automatiquement vers le vaisseau tandis qu'Edgar se réveille et trace sa route à travers la nature à monter en kit, sans faire trop de cas des divers organismes présents sur son passage. En m'élevant dans les airs à 300 km/h, je le vois qui laisse derrière lui un corridor de destruction, en fonçant en ligne droite vers notre objectif commun. J'arrive bien avant lui, et je sors de mon plastron un deuxième cigare, mon dernier, en poussant du pied les œufs difformes qui se sont retrouvés devant l'entrée de service du vaisseau. J'ai un peu mal au bide, le bas de mon dos me gratte toujours. Un primate assez évolué surgit de sous la passerelle avec un genre de gros gourdin, il me fixe avec ce qui doit être une expression haineuse mais c'est difficile à dire avec une tronche pareille et autant d'yeux. Il se rue sur moi, hop, l'instant d'après il n'est qu'une flaque gluante et j'allume mon cigare en réarrangeant le devant de ma combinaison pour plus de confort. Edgar débarque enfin, et on emprunte la passerelle avant que l'épaisse porte se referme sur nous en grinçant. Je crois que j'ai pris ma décision.


Ce con d'Edgar commence son laïus, avec une voix nasillarde, que j'avais choisie parce qu'elle me faisait probablement rire autrefois. « Félicitation, Shepard, et bon anniversaire ». Merde, c'est aujourd'hui ? « Que votre 56ème année soit pleine de succès, pour vous et pour la Fédération Muskienne. Voici les 13 prochaines planètes que son Altesse a jugé bon de... » D'un claquement de langue je coupe le son, et m'assois sur le bord de mon caisson de cryogénisation tandis que le vaisseau décolle à Mach 3 sans une secousse. Par le hublot à ma gauche, j'aperçois ce monde naissant qui se développe à présent seul, augurant de potentielles nouvelles ressources naturelles, des civilisations jamais observées, blablabla, vaisseau boulot dodo quoi. Dodo, surtout. Je me lève pour aller sortir ma bouteille de whisky lunaire 50 ans d'âge, dont il reste un bon verre que je descends au goulot en me grattant l'entrejambe. Saleté, ça vieillit mal leur truc, passé 55 ans c'est vraiment de l'essence. Ça réchauffe, au moins. J'entends Edgar qui s'installe sur sa surface de chargement et qui replie ses pattes couvertes de boue avant de vrombir quelques secondes puis de s'éteindre tout à fait. De retour sur mon caisson, je trifouille les options de mon simulateur de « rêve » pour sélectionner celui que j'ai programmé moi-même. Mouais, ça a l'air assez sévère. La machine tente de me prévenir du danger d'exécuter un programme inconnu, je l'envoie paître, elle abandonne et prépare en un clin d’œil le cocktail de tranquillisants et autres joyeusetés que j'ai inventées. Dernière chose à faire, un petit message vidéo aux patrons. « Marshall Raoul Shepard, matricule MT 121314, Terraformeur en chef de la région XS961 et au delà, au rapport. Les planètes F//23 à F//5674 ont été terraformées avec succès. Pertes minimes, dégâts insignifiants. Je vous informe par la présente que mon accompagnateur EDGAR V.3.5 poursuivra seul l'agrandissement de la Fédération dans le secteur de Gemmayze 32. J'ai pris mes dispositions afin qu'il puisse assurer la continuité de la Mission de façon autonome et efficace. Longue vie à la Fédération, terminé. » Hop, ça c'est fait. Ils le verront dans deux mois au minimum,  et qu'est ce que ça peut leur foutre.



Je m'allonge dans mon caisson, le whisky me monte à la tête, je crois même que je souris. Je ressens à peine le petit pincement qui se produit quand le câble de transfert de « rêve » vient se brancher dans la prise sous mon oreille gauche. Finie toute cette merde, ces journées sans fin à faire les mêmes gestes, avec plus ou moins les mêmes résultats. D'un geste de la main, j'éteins l'ensemble des écrans et des sources de lumière de l'habitacle du vaisseau.
 
Et j'attends la libération.
 
La simplicité.
 
Le néant.
 
Adieu la Fédération, la création à la chaîne d'écosystèmes, le rôle semi divin, les cigares recyclés.
 
Adieu Edgar.
 
Après des décennies à changer seul la face de l'univers, ce qui aura mis fin à ma mission n'est pas un monstre hideux sorti d'une de nos éprouvettes, une éruption solaire ou une tempête de météores incandescents.
 
C'est l'ennui.
 
L'ordinaire.