vendredi 8 novembre 2019

Beyrouth, oct/nov 2019




Thawra. Révolution. Chaque jour, chaque nuit. Même lorsque les conversations s’en éloignent, quand l’alcool s’allie à la fatigue pour remplacer tout le reste. Thawra. Un changement aussi inespéré qu'impératif, une ampleur qui hypnotise, qui transporte. Des journées qui s’enchaînent et se confondent, entre un espoir qu’on pensait moribond et une angoisse tenace. Et cette question qui ne cesse de revenir, cette obsession qui teint parfois de culpabilité les bains de foule les plus exaltants… Est-ce que j’ai ma place dans tout ça ? Au-delà des postures, des envies, des discours. Du besoin de me noyer dans ce soulèvement historique. De la joie quasi quotidienne d’arpenter des quartiers revenus à la vie en une poignée de semaines. Malgré tout ça, il s'avère que je ne suis pas Libanais mais Français, armé par conséquent d’un passeport qui me permettrait de partir quand bon me semble. Et pourtant je crois que je n’ai jamais eu autant envie de finir mes jours ici.

 Plus de trois semaines ont passées et j’attends toujours de toucher le sol. L’ensemble des visages connus ont rapidement pris une teinte unique, mélange de fatigue physique et mentale, de détermination et de sentiment écrasant d’impuissance à la fois. Le peuple, en se réveillant au fil des jours, s’adapte, apprend de ses erreurs, ne tombe pas dans les innombrables pièges tendus par les dirigeants, leurs milices, certains religieux et une majorité des médias locaux. Des manifestations modestes des deux premiers jours, émaillées d’incendies et d’usage disproportionné de la violence de la part des Forces de Sécurité Intérieures, on est passé aux foules dantesques sur la Place des Martyrs. De la musique, des slogans incisifs, des vieux, des gosses, des poussettes même. Puis les puissants ont parlé, à quelques jours d’écart, pour faire montre de la distance effroyable qui les sépare encore de la réalité. « Je soutiens le peuple libanais, lorsqu’il est pacifique » a d’abord bégayé le premier ministre Hariri,  tout en prouvant par ses réformes hâtives que le peuple n’était en réalité écouté que lorsqu’il montrait les crocs. « Quoi que vous fassiez, ne bloquez pas les routes » ont plus ou moins répété  le président Aoun et sont allié du Hezbollah Hassan Nasrallah, provoquant évidemment le blocage du pays tout entier dans les jours suivants. Les nervis du Hezbollah et d’Amal ont déferlé sur le centre ville et ravagés les tentes qui y trônaient fièrement depuis deux semaines. La police, présente en nombre, regardait ailleurs, n’intervenant que lorsque des journalistes ou des femmes étaient pris à partie. Mais les casseurs avaient à peine quitté les lieux que déjà les manifestants revenaient, réparaient, montrant une fois de plus que l’ancien monde se mourrait pour de bon.



Depuis, la thawra évolue toujours. Des profs donnent leurs cours dans la rue, afin de garder leurs étudiants mobilisés. Des débats, des conférences, des concerts sont donnés quotidiennement dans des lieux mythiques jusque là cloisonnés : l’opéra, l’œuf (ancien cinéma qui ne fut jamais terminé), les ruines qui jouxtent le Parlement… Depuis le premier jour, des jeunes viennent nettoyer les lieux des manifestations tôt le matin, et accrocher aux poteaux et aux arbres des poubelles de fortune. Les artistes s’en donnent à cœur joie sur les palissades de chantiers et les murs en ciment du centre ville, exprimant par des personnages et des mots bien choisis leur soutient au mouvement. Aucun véritable leader n’est sortit du bouillonnement intellectuel et social qui uni le pays, mais des voix claires et concises l’accompagnent, chaque jour, dans chaque ville. Et les gouvernants s’accrochent malgré la démission du premier ministre, qui implique de facto la leur. Il semble qu’ils soient les derniers à croire que de basses manœuvres vont cette fois encore leur permettre de rebattre les cartes de leur propre jeu. Le peuple s’est mis à bloquer l’accès aux entreprises et commerces qui leurs appartiennent. Les banques sont assiégées. Les femmes, les étudiants, les lycéens se mobilisent. Les paroles se délient en public. Les médias, presque tous propriétés d’hommes politiques locaux, ont toutes les peines du monde à tenter de décrédibiliser des foules qui, dans leur écrasante majorité, restent pacifiques. Des foules dont les demandes sont d’une légitimité inattaquable.


Dire qu’il y a un mois encore, l’absence totale d’espoir dans un futur quel qu’il soit caractérisait tant de gens ici. « Ca ne changera jamais ». Une résignation collective, une résilience sans fierté. Tout plutôt qu’une nouvelle guerre, peut être. En partie au moins. Puis sont arrivées ces marées de drapeaux libanais, parsemées  de ceux de l’armée. Comment la vue d’un étendard étranger peut-elle à ce point me secouer, quand le mien m’indiffère au mieux ?  Peut-être parce qu’ici, aujourd’hui, il signifie l’unité d’un peuple que des décennies de politiques confessionnelles ont travaillé à séparer, à opposer, à manipuler. Parce qu’il faut un courage certain pour sortir des carcans sociaux et religieux qui d’ordinaire condamnent chacun à se ranger derrière une milice plutôt qu’une autre. Parce que voir les orientalistes, les bobos et les prophètes du malheur se tromper jour après jour est à la fois jouissif et salutaire. Parce que, bien qu’étant incapable de prédire comment tout ça va se terminer, j’ai déjà conscience d’assister à l’événement historique le plus important de ma vie. Et que le cynisme dont je fais trop souvent preuve se heurte chaque jour à des exemples qui montrent que le changement est possible, ici et partout. Un seul drapeau, un seul peuple aussi divers soit-il. Un seul Liban. 

mercredi 6 novembre 2019

Et si on appuyait sur le bouton?


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, en juin 2018 

La contrainte scénaristique (auto-infligée) était de ne pas dévoiler de détails précis sur l'histoire, en espérant que celle-ci soit compréhensible simplement grâce aux descriptions des décors, de l'atmosphère et de l'action. Au lecteur d'en juger.

Le sang séché a pris une teinte presque noire, rayant les murs grisâtres dépourvus de fenêtres comme des ratures d’écolier. Les rares néons qui fonctionnent encore prêtent à la peau desséchée des morts un grain immaculé, qui tranche avec le vert sombre du linoléum couvrant le sol. Les morts. Hommes, femmes et enfants, figés dans des postures anguleuses, absurdes, désespérées. Leurs visages expriment presque tous un supplice évident, mêlé de ce qui ressemble à une moue déçue. Le long de l’unique couloir au plafond trop bas, et dans chacune des pièces qui le bordent, les meubles en formica renversés, les armoires fracassées et les ustensiles divers qui gisent ça et là ne laissent pas de doute quant à la violence qui s’est déchainée en ces lieux. Et les morts, toujours les morts.
Un choc sourd. Des bruits, là bas à droite. Une petite salle carrée située au milieu du couloir à peu près, presque entièrement plongée dans l’obscurité. A l’intérieur, une femme d’une trentaine d’années s’agite, faisant jouer un pied de biche rouillé dans les gonds d’une porte de placard en fer blanc. Elle gémit, grogne, râle, jure, tandis que les muscles de ses avants bras couverts d’amples cicatrices roulent et se distendent. Son uniforme, le même que celui des cadavres qui jonchent le sol aux alentours, est déchiré en de multiples endroits, et constellé de points et de zébrures sombres. Ses épais cheveux bouclés se balancent en rythme tandis qu’elle pousse, tire et force sur la porte qui grince. Sa peau sombre est couverte d’une transpiration rance, qui goutte et gicle au gré de ses mouvements. Autour de son cou une petite chaîne en argent, au bout de laquelle virevolte une clef triangulaire. Soudain, alors qu’elle pèse de tout son poids sur le pied de biche, le placard s’ouvre enfin dans un craquement métallique, qui résonne un instant dans le couloir. Perdant l’équilibre, elle s’étale dans la paperasse éparpillée au sol. Son coude heurte le front froid d’une gamine aux yeux verts, dont la tête rendue difforme par des coups répétés dépasse de sous un frigidaire qui semble avoir été placé là  pour faire barrage à un assaut quelconque. Après y avoir jeté un bref regard, la jeune femme se relève et entreprend de fouiller le contenu du placard, le souffle court. En un instant, elle en sort quatre chargeurs de fusil d’assaut, un masque à gaz antédiluvien et un objet métallique rectangulaire muni d’un petit écran bicolore. Sur l’écran, au dessous de la mention « Geiger », on peut voir briller deux zéros. Son butin fermement serré contre elle, la voici qui tourne les talons et sort rapidement de la pièce, en enjambant dépouilles et obstacles.

Elle parcourt un premier couloir puis un autre, ne prêtant aucune attention aux scènes de violence plus ou moins récentes qui, partout, forment son seul paysage, et dépasse une multitude de portes accompagnées de panneaux explicatifs. « Cantine ». « Dortoirs numéro 6 ». « Hôpital ». « Salle de jeux enfants ». Arrivée devant une large pièce, dont la porte ouverte est couverte d’une inscription en lettres d’imprimerie annonçant : « Réunion », elle s’arrête un instant, reprenant son souffle. Sur la porte, des tags sommaires, tracés avec angoisse et parsemés de fautes d’orthographe, se recouvrent les uns les autres. « Choisis ton camps ou paye le prix ». « Le monde n’attend que nous ». « Les murs sont devenus ton dieu ». La jeune femme pousse un long soupir et entre, jetant un regard circulaire qui s’arrête sur une fine silhouette assise en tailleur sur la seule chaise intacte de la pièce. C’est un petit garçon qui paraît avoir 6 ans. Il lui sourit avant de fixer de nouveau son attention droit devant lui en dodelinant de la tête, faisant danser ses longs cheveux blonds, les mains jointes comme dans une prière silencieuse. Sous son sourcil droit, une crevasse est visible là où aurait dû se trouver le globe oculaire, et sa bouche presque édentée est tuméfiée, le violet foncé qui l’entoure jurant avec sa peau diaphane. Deux mètres devant lui, sur le mur, un grand tableau où apparaissent deux colonnes séparées par un trait vertical, intitulées respectivement « SORTIR » et « RESTER ». A gauche, sous le « SORTIR », on peut lire « Il est temps de voir le jour », au dessus de « tensions » et de « surpopulation ». A droite, souligné trois fois, la mention « LA MORT ASSUREE » en lettres capitales, fait paraître minuscules les suivantes, parmi lesquelles « folie furieuse », « penser aux enfants » et « au dehors il n’y a rien ».  De chaque côté, des noms sont listés. Nombreux, de part et d’autre, et suivis tout en bas de multiples petits traits verticaux groupés par cinq, pour en faciliter le compte. En haut, barrant l’ensemble du tableau, une phrase tracée en grandes lettres maladroites et vacillantes domine les deux colonnes : « DEBAT NUMERO 5036 : ET SI ON APPUYAIT SUR LE BOUTON ? ». L’enfant parcourt des yeux cet amas de mots sans cesser de bouger vaguement la tête, ses sourcils froncés bondissant par moment, et ses lèvres proférant des paroles inaudibles. Autour de lui, aucun cadavre n’est visible, bien que le sol soit couvert de sang et de traces de lutte, et un capharnaüm dantesque est amassé contre deux des murs de la pièce.

« J’ai réussi. On va y aller ». La voix de la jeune femme est froide, sa respiration sifflante. Elle entreprend de rassembler ses nouvelles trouvailles et divers objets qui trônent derrière l’enfant, sur le sol. Uniformes semblables aux leurs, boites de conserve, lampe de poche à manivelle, une douzaine de cartes poussiéreuses, deux bouteilles d’une eau jaunasse. Un fusil mitrailleur Famas muni d’une bandoulière se retrouve sur ses minces épaules couvertes de petites cloques livides. Le reste est petit à petit entassé et fourré dans deux sacs correspondant aux gabarits des deux survivants.
L’enfant n’a pas réagit tout de suite. Au bout de quelques secondes néanmoins, il décroise ses jambes, se lève et s’étire, avant de scander d’une voix fluette et monocorde : « Et si on appuyait sur le bouton ? Hein Reb ? Mais pourquoi… » « Je t’ai dis d’arrêter de dire ça mon cœur » le coupe la jeune femme sans lui jeter un regard, toujours absorbée par la préparation des deux sacs. Elle s’empare du masque à gaz et l’accroche à une de ses boucles de ceinture, puis reprend : « On a gagné, j’ai trouvé tout ce qu’il nous fallait, et on va bientôt avoir des problèmes si on reste ici, tu te rappelles ? On y va maintenant. » L’enfant sourit, puis fronce les sourcils, avant de s’approcher d’elle et de tenter une embrassade maladroite, enserrant les longues jambes de ses bras presque squelettiques. « Et Maman, après, quand elle va aller mieux, elle… » D’un mouvement brusque de sa jambe droite, elle l’envoie droit sur une chaise brisée juste derrière lui. Le môme trébuche, tombe de tout son long, ne bouge plus. Quelques secondes passent, pendant lesquelles les sacs sont enfin terminés.  Puis il se relève sans un mot, l’air confus mais toujours souriant, sa langue sortant par intermittence entre les rares dents qui ornent ses gencives. Il se saisit du sac de petite taille et l’examine de son œil valide, avant de l’enfiler et de braquer son regard vers la femme, qui elle aussi semble à présent prête. Aucun mot n’est échangé. Tous deux sortent lentement de la pièce, évitant aussi souvent que possible de marcher sur les nombreux morts, qui ont de toute évidence été déplacés puis laissés en divers endroits. Sous leurs pieds les croutes de sang craquèlent, bruissant comme un million d’insignifiantes feuilles mortes dans le silence étouffant qui règne autour d’eux.

Après avoir parcouru une quinzaine de mètres, la jeune femme s’immobilise un instant, avant de faire demi-tour, intimant d’un geste au garçon de ne pas bouger. « Tu reviens, hein Reb ? » souffle-t-il comme pour lui-même, alors qu’elle s’engouffre dans la pièce intitulée « CUISINE ». Sur la porte, quelqu’un a rajouté au marqueur les mots « ET INFIRMERIE ». La jeune femme prend une longue inspiration et, en apnée, se dirige vers le corps d’un vieil homme recroquevillé sous une table près de la porte. Dans sa main décharnée et couverte de plaie, un petit couteau à cran d’arrêt. Accroupie devant lui, la jeune femme déglutit, sa tête recule et avance brièvement sous l’effet de la nausée, mais elle saisit tout de même son poignet et entreprend de desserrer ses doigts glacés. Un craquement, deux, puis trois. Le couteau change de propriétaire. Avant de se relever, un soupir. « C’est… C’est nous qui avions raison. Tu vas voir, je… J’te l’promet ».

L’enfant est assis près de la dépouille d’une femme d’un certain âge, dont les yeux perpétuellement ouverts n’expriment qu’une frustration et une désolation sans bornes, à quelques mètres de l’endroit ou la jeune femme l’a laissé. « En plus on va voir le dehors, on va voir les arb’. Ca va être chouette maman, chouette chouette. On appuie sur le bouton, viens ! » Ces mots sont répétés deux, trois, six fois, de cette voix d’où aucun ton ne se distingue, puis elle devient stridente alors qu’il s’écrie « et si on appuyait sur le bouton ? », provoquant un faible écho dans le corridor sans vie.
La jeune femme est penchée au dessus de plusieurs corps allongés sous des draps sales, couverts de bandages et d’autres pansements de fortune. Sur le sol, des douzaines de boites d’antalgiques vides, du désinfectant, vide, deux bouteilles de whisky, vides. Au plafond, l’halogène clignote faiblement en produisant un petit cliquetis régulier. Une larme nait aux abords de l’œil gauche de la femme, avant de se résorber. Elle pose sa main sur le torse de chaque silhouette immobile, doucement. Puis elle tourne les talons et sort, passant devant une demi douzaine d’armoires en fer blanc aux portes déformées et ouvertes en rangeant machinalement le couteau dans la seule poche intacte de son uniforme. L’enfant se lève à son approche, et la suit en trottinant alors qu’elle accélère le pas. Elle tient à présent dans sa main le petit objet métallique. Tout en marchant, elle décroche le masque à gaz de sa ceinture et le tend vers le gamin sans le regarder. Il s’en empare avec un petit couinement satisfait, et l’enfile le plus naturellement du monde en souriant de plus belle. Sur les murs des couloirs, des dessins d’enfants striés de noirs côtoient des consignes de sécurité, des poèmes et des messages manuscrits d’amours naïfs et de haine blanche.

Ils arrivent rapidement devant la dernière salle du plus long couloir, plongée dans l’obscurité. La jeune femme se saisit de sa lampe de poche à manivelle, et entreprend de tourner celle-ci, sans lâcher le petit objet métallique dont les deux zéro brillent faiblement. Un faible cône de lumière approximative balaie la pièce, montrant un enchevêtrement de corps couvert d’une quantité de sang presque irréelle,  et au fond, une porte dont le quart supérieur gauche est enfoncé. L’apnée, à nouveau. En quelques minutes, dans un silence seulement brisé par le bruit de leur pas glissant sur les cadavres raidis par le temps, ils parviennent devant la porte. Le petit est porté à bout de bras, et tendant les siens au dessus de sa tête, passe de l’autre côté et chute lourdement, n’émettant au passage qu’un faible croassement. « C’est bon Reb, c’est bon, tu reviens hein ? Tu crois que Maman… » Sa voix est rendue encore plus nasillarde par le vieux masque à gaz. « Ferme-la », grogne la jeune femme en se hissant à son tour par le trou, avant d’atterrir avec une certaine souplesse sur la pointe des pieds. « Viens mon cœur, encore une porte et un couloir, et puis on appuiera sur le bouton, d’accord ? Viens. » Son sourire est mécanique, tendu, comme sa voix. Dans sa tête défilent les souvenirs des affrontements entre leurs proches, ceux qui défendaient de leur vie la porte qu’elle venait de franchir et ceux qui étaient près à mourir pour voir ce qu’il y avait au-delà. Ceux qu’un optimisme presque fanatique avait poussé à prendre les armes pour fuir leur univers cimenté. Les autres, qui en étaient venu à glorifier la protection apportée par ces murs aveugles. Derrière elle, l’enfant suit sans rien dire. Un couloir vide, silencieux, sans lumière. La manivelle de la petite lampe tourne en continu, dévoilant une absence de chaos et de mort qui ne parvient pas à atténuer l’aspect lugubre du béton nu. Au bout du couloir, une porte, qui glisse sur le côté dans un crissement désagréable à leur approche.

Devant eux, une autre porte, immense celle-ci. Trois mètres de haut sur cinq de large, en fonte. Chacune de ses aspérités est couverte d’une épaisse couche de poussière. « ABRIS n°238 », proclament de grandes lettres noires sur toute sa largeur. A gauche, au mur, une petite boite en plexiglas de la taille d’un paquet de cigarette protège une serrure. Juste en dessous, un digicode jouxte une autre boite, presque dix fois plus grande. Derrière le verre, un bouton en caoutchouc rond, d’un orange vif. Sur les joues de la jeune femme, quelques larmes roulent lentement. Son menton tremble presque imperceptiblement, alors que sa respiration se fait lourde et saccadée. « Mon bébé, tu vois ça ? » bredouille-t-elle en tenant le petit objet métallique aux deux zéros devant le faisceau de la lampe. L’enfant hoche la tête, fasciné. « Ca nous dira si on peut y aller, quand… quand j’aurai ouvert la porte. Ca nous dira si c’est dangereux ou pas. » Nouveau hochement de tête. Nouveau soupir.
Se saisissant de la petite clef autour de son cou, la jeune femme s’approche de la première boite, et en soulève le plexiglas. La clef entre sans effort. Elle tente de la tourner vers la gauche, puis la droite, puis la gauche à nouveau. Ses mains sont comme prises de spasmes, son front ruisselle. Une fois de plus vers la droite. Ca marche. Instantanément, une sonnerie assourdissante retentit, alors qu’une voix désincarnée tonne : « ATTENTION, PORTE PRINCIPALE DEVEROUILLEE, PRESSURISATION DU SITE MENACEE ». La femme jette un coup d’œil à l’enfant, qui ne réagit pas. Son cœur tape, frappe, claque dans sa poitrine. Un pas de côté. Elle tapote rapidement une succession de chiffres sur le digicode, les lèvres pincées. Le couvercle de la deuxième boite s’ouvre de lui-même avec une lenteur absurde. « ATTENTION, PORTE PRINCIPALE DEVEROUILLEE, PRESSURISATION DU SITE MENACEE » Elle fixe le bouton, sa forme parfaite, sa couleur absurde, sa signification potentielle. Le temps ralenti. Elle n’entend plus la sonnerie, la voix inhumaine, le sang qui cogne dans ses tempes. Le souvenir des derniers mois, des dernières semaines, des dernières heures lui voile la vue. Il ne reste plus qu’eux. Elle ne sait plus combien d’être chers ont péri sous ses coups, combien ont tenté de lui ôter la vie, combien se sont donné la mort. Ses yeux se voilent. Puis tout s’arrête.
Elle secoue la tête, cherchant l’origine de ce silence soudain, et regarde à nouveau le bouton, sur lequel le poing de l’enfant appuie fermement. Il la regarde derrière les verres épais du masque, avec dans les yeux ce sourire lointain de ceux qui ne sont plus tout à fait là. « Et si on appuyait sur le bouton ? » lance-t-il, jovial. Elle est prise d’un hoquet, les larmes coulent de plus belle.

Un bruit de vapeur strident, des murs qui tremblent. Dans un bourdonnement, la porte se soulève avec une lenteur infinie. Ils lui font face, fébriles. L’enfant saute sur place en glapissant, rie, chante, puis s’arrête. Il pose son regard sur la main droite de la jeune femme, celle qui tient le petit objet métallique. Celui-ci produit à présent des bruits de friture frénétiques, les zéros ont été remplacés par des chiffres qui changent à toute vitesse. Elle pose à son tour les yeux dessus. « Ca veut dire quoi ça Rebecca ? Ca veut que c’est bien non ? Reb ? Ca veut dire quoi ça ? Oh ! Regarde ! C’est ça un arb’ ? » Le gamin se penche pour regarder sous la porte, qui continue son lent mouvement vertical. La jeune femme serre les dents, les yeux clos, gémissant doucement. Ses larmes forment à présent deux ruisseaux continus, qui se rejoignent au bout de son menton avant de goutter au sol. Sa tête tombe un instant sur sa poitrine alors que l’ouverture de la porte atteint la taille de ses épaules puis de sa tête. Des lueurs mouvantes rouges et orangées la recouvrent. Dehors, le bruit d’un vent violent. Dans sa main droite, la friture sonore redouble. Autour d’eux virevoltent à présent des points gris et blancs, par millions, par milliards. Elle relève la tête et plisse les yeux. De la cendre.

Ses yeux se ferment une fois de plus. Elle les rouvre et se penche vers l’enfant, qui tremble d’excitation. Il se tourne vers elle, et lui arrache un sourire couvert de larmes. Elle lui tend la main, qu’il saisit sans hésiter.  « Allez, viens mon bébé. On va voir les arbres. » s’entend-elle dire. Ils s’engouffrent dans l’ouverture de la porte, et disparaissent rapidement dans un tourbillon de cendres, têtes baissés.

Dans l’embrasure de la porte, au sol à coté du bouton, le petit objet métallique crachote de plus belle.