Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, co-imaginée et illustrée par Nashe RBK
Les
articulations du robot produisent leur petit grincement habituel
lorsqu'il touche pour la première fois le sol desséché des
pourtours de l'immense cratère. L'endroit n'inspire pas grand chose
de positif, comme souvent, mais on n’est pas encore assez idiot
pour programmer des robots flippés, alors ça ne me dérange pas
plus que ça. J’emboîte le pas au tas de ferraille en faisant
craquer ma nuque, passant en quelques pas du confort de mon caisson
de cryogénisation, vissé au sol du vieux vaisseau humide, à la
surface salée de cette planète qui m'ennuie déjà. On doit être à
peu près au bon endroit, je le sens. Pensez, c'est pas pour rien
qu'on envoie chaque fois ce brave Shepard faire du jardinage 3.0 dans
des banlieues galactiques dégueulasses. « Maudits ceux qui
savent faire », hein, c'est pas ça qu'on dit ?
Je
marche le long du vaisseau, un ancien modèle "Musk Maestro
131-2" qui suinte la retraite par tous ses boulons, et jette
machinalement un coup d’œil alentour. D'ordinaire, les différents
mondes où je traîne mes os sont par définition inhabités,
inhospitaliers, aussi chiants à regarder que les débats politiques
du siècle dernier. Et ce que j'ai sous les yeux ne déroge pas à la
règle. Le cratère doit faire entre 2300 et 2500 hectares, que du
cailloux jaunasse et de la poussière au diapason. Edgar, sans rire
c'est le nom du robot (pour « Équipement de Délimitation
Géologique d'Assistance Rapprochée »), Edgar donc est en
train de dévaler à toute vitesse la pente devant nous, vers
l'épicentre. Va falloir le suivre. Je renifle un bon coup et crache
à mes pieds, le glaviot traverse dans un crissement l'invisible
membrane générée autour de ma ganache par mon Simulateur
d'Atmosphère Individuel. C'est le truc qui me permet théoriquement
de respirer à peu près partout, sans casque ou quoi que ce soit. Le
jet de salive touche le sol en crépitant, produisant une infime
quantité de vapeur à laquelle je ne prête pas vraiment attention.
D'un doigt j'active les petites fusées qui encadrent mon sac a dos.
De part et d'autre de mes bottes jaillissent des skis aiguisés qui
fendent la terre, la roche et la poussière, alors que je me lance à
la poursuite de ce foutu cube métallique sur pattes. En chemin je
cogite sur le temps qu'il me reste avant de retourner dans mon
caisson, tranquille. Cette tiédeur unique, l'absence de son,
l'obscurité. La vie. Je regarde l'un des petits écrans sur mon
avant bras, et qui indique 379km/h. Classique. On y sera bientôt.
Des petits cailloux se fracassent sur le champ de force émis par mon
plastron, la roche éclate sur mon passage, 425km/h, je pourrais
battre mon record. Si j'essayais.
Edgar
est déjà au centre, je vois sa silhouette de gros clebs cubique qui
s'immobilise, ses quatre pattes se plantent dans le sol d'un coup en
soulevant de fins nuages jaunes. Puis du cube couvert de rainures qui
forme son corps jaillit un long tube orange d'où s'échappent
quantités de câbles minuscules, et qui se met à tourner sur lui
même en crachant à intervalle régulier les tiges noires qui
deviendront les piliers du Dôme. Avec une régularité prévisible
-c'est une machine, je vois pas où est le miracle- chacun des futurs
piliers en question va se ficher sur la paroi intérieure du cratère,
avant de s'agrandir a toute vitesse pour atteindre plusieurs
centaines de mètres. Entre eux se créera automatiquement un
Simulateur Atmosphérique Temporaire autrement plus puissant que la
babiole qui me maintient en vie. En général, l'installation prend à
peine quelques minutes. Le temps d'en griller un.
Étant
arrivé au niveau d'Edgar, qui a terminé son petit manège avec ses
tiges, je rentre d'un clic mes skis et les réacteurs, et sors d'une
de mes poches à munition un cigare reconstitué. De l'autre main
j'effleure le bouton situé en dessous du canon orange du robot, ce
qui a pour effet de le replier en un instant. Du côté droit d'Edgar
sortent deux petites fioles d'une substance visqueuse, que je saisis
sans réfléchir avant de les poser sur la partie plane de son
« corps ». C'est un cube, pas difficile hein, à ce stade
on dirait presque une table design avec ses pattes qui brillent, ses
motifs anguleux et sont aspect poli. En deux ou trois enjambées, je
me retrouve au beau milieu -le milieu exact quoi- du cratère, à
quelques mètres d'Edgar qui ronronne doucement, et j'allume mon
premier cigare en 3 ans. De la main droite, en soupirant, j'attrape
sous mon plastron pectoral le tube transparent où s'agite un liquide
vert, qui est l'unique raison de ma présence ici. Chaque millilitre
de ce truc coûte autant qu'un bon million d'Edgar dernier modèle.
J'en ai une demi- pinte, au bas mot. Après
avoir vérifié que le simulateur atmosphérique fonctionne (tout
roule), j'analyse d'un œil distrait la topographie environnante, en
dévissant du bout des doigts le bouchon métallique du tube. Puis,
cigare aux lèvres, d'un grand geste du bras, j'en répands le
contenu devant moi sur plusieurs mètres. Et ça commence.
D'abord,
une sorte de purée verte se met à grouiller là où s'est déposé
le liquide, puis la purée se met à grossir tandis que de grosses
bulles éclatent à sa surface. De quelques gouttes, on passe à des
milliers de litres qui se démultiplient, couvrant en moins d'une
minute l'intérieur du cratère, alors que je me dirige à nouveau
vers Edgar pour me saisir des deux petites fioles toujours posées
sur son plateau. Même pas le temps de me retourner que les premiers
arbres ont commencé à se former, en produisant comme chaque fois
des craquements et grincements d'apocalypse. Les fioles toujours en
main, je tire de grosses bouffées sur mon cigare en me demandant le
type de rêve que je vais sélectionner pour mon prochain
hyper-sommeil. La prochaine planète est à peine à 12 années
lumière, ça devrait prendre une quarantaine de mois maximum.
D'ordinaire je choisis le type de rêve le plus simpliste, fond noir,
silence, dissolution.
Tout
autour d'Edgar et moi bouillonne maintenant une flore toute neuve,
d'immenses lianes d'un bleu vif s'élancent pour atteindre les
branches des plus hautes tiges qui n'en finissent plus de s'étendre
dans toutes les directions, une mousse orangée pulse partout au sol,
faisant apparaître ça et là des fleurs-feu de la taille d'un
terrain de golfball. Entre les cascades et les lacs qui se forment ça
et là, les arbustes deviennent en quelques instants des squelettes
de cathédrales disloqués, se reliant les uns aux autres au premier
contact et formant un maillage irrégulier et moucheté de feuilles
de toutes tailles, multicolores, changeantes.
Quel type de rêve, donc ? Peut -être un truc qui bouge un peu pour une fois ? Un peu de sang, du cul, tout ça ? Mmmh. Ou alors je saute le pas, et je tente le rêve fait maison que j'ai programmé voici une demie douzaine de planètes au bas mot. A peu près aucune chance d'en revenir vivant, je crois que c'est le but. Pas sûr.
Bon,
la flore ça va, allons y pour la faune et l'air. C'est pas les
pauvres piliers d'Edgar qui vont suffire à terraformer ce trou à
rat. Une fiole dans chaque main, j'expire un grand coup, en tentant
sans succès de refaire craquer mon cou endolori. Puis je lance les
deux fioles au hasard, dans le fouillis végétal qui continue de
s'entortiller, de grimper, de foisonner autour de moi. En fait, les
plantes créent un genre de micro-phénomène atmosphérique, et la
fiole « d'air » s'allie à ce truc pour en augmenter
considérablement l'effet, ce qui fait en général exploser les
piliers installés par Edgar, détruisant le Simulateur d'Atmosphère
Temporaire et répandant la véritable atmosphère
partout sur la planète, ou l'astéroïde, enfin vous voyez
l'tableau. Ensuite les plantes et les bestioles colonisent tout ça,
ce qui peut prendre un bout de temps, pendant lequel il n'y a
strictement rien a faire, à part attendre pour « s'assurer du
succès de l'entreprise de terraformation/colonisation » comme
ils disent là bas. En l'occurrence, étant sur un corps céleste
d'environ 300 fois la taille de Mars, ça va encore mettre une
plombe, m'étonnerait même pas que ça dépasse la demi- heure.
Comme si j'avais que ça à foutre. Bon. J'entends un feulement
rauque derrière moi vers la gauche, qui semble venir d'un truc assez
costaud. La fiole de « faune » fonctionne déjà à plein
tubes, d'ordinaire elle génère entre 25 et 65 espèces différentes
par seconde pendant la première minute, puis ça ralentit avant de
s'arrêter pour de bon aux alentours de 3 minutes et demi. Je me
racle la gorge en dégainant mon petit pistolet R4, et crache mon
bout de cigare fumant en me retournant pour voir ce que les « MGA »
(« Manipulations Génétiques Aléatoires ») du programme
d'Edgar ont concocté cette fois- ci. Vache, c'est costaud
effectivement. Je dirais 6 ou 8 mètres de haut à vue de nez,
bicé... non, tricéphale, avec des pattes... Ou des tentacules, je
sais pas trop, mais y en a un paquet en tout cas. Ça se déplace en
ondulant au sol, plutôt vite, dans ma direction. Et ça a l'air
assez con pour vouloir me béqueter. Je lève le R4, en visant au
jugé, hop hop, deux coups, la créature s'immobilise puis explose
dans une gerbe de sang rose et visqueux. Près d'elle, dans la
végétation qui n'en finit plus de se déployer et d'évoluer, un
milliard d'autres espèces animales se développent et s'égaillent
dans toutes les directions, alors que j'essaye de me gratter le bas
du dos par dessus ma combinaison. J'ai jamais pu piffrer leurs
caleçons auto-lavants, c'est un cauchemar. Je compte comme prévu
les sous-espèces principales pour m'assurer que le clébard à port
USB a bien fait son job. Juste à mes pieds, une demi- douzaine de
types d'insectes sont déjà en train de se mener une guerre sans
merci. Check, donc. Là bas, à deux cent cinquante mètres au dessus
de moi, deux ou trois trucs ailés s'accouplent ou se battent en
plein vol, ils sont encore plus gros que mon vaisseau, et on entend
d'ici leurs cris stridents. Check. Et dans la jungle qui m'entoure,
des poilus, des ovipares, des parasites, des carnivores, des
perdants, des sournois, ceux qui évoluent en « volant »
le code génétique de leur proie, ceux qui se nourrissent de lumière
et de radiations, tout ça... Check, check et re-check. Différents
chaque fois, répétitifs pourtant.
Ça
fait précisément 31 minutes que j'ai lancé le processus. Je suis
assis sur Edgar, les jambes ballantes, et je joue aux échecs sur
l'un des écrans de mon avant- bras droit, sans réfléchir. Des
serpents à plumes filent sur le sol, une espèce d'oiseau à six
pattes pond des œufs ailés qui vont se nicher un peu partout, des
primates développent déjà les premiers outils pour se foutre sur
la gueule. Bien envie d'essayer mon « rêve », un aller
simple vers le calme, l'obscurité, le rien. Échec et mat, encore.
Même en niveau de difficulté maximum, l'ordinateur se plante. Trop
facile. Bon. Ça devrait se terminer à peu près mainte... Un
« bip » dans mon oreillette, puis deux autres très
rapprochés. C'est fini, la planète est à présent recouverte de
trucs vivants qui mangent, baisent et s'entre-tuent dans la joie et
la bonne humeur, youhou, faites vos valises monsieur Edgar, on
s'arrache. Je saute au sol, crache un coup, puis mon jetpack s'active
et m'emporte automatiquement vers le vaisseau tandis qu'Edgar se
réveille et trace sa route à travers la nature à monter en kit,
sans faire trop de cas des divers organismes présents sur son
passage. En m'élevant dans les airs à 300 km/h, je le vois qui
laisse derrière lui un corridor de destruction, en fonçant en ligne
droite vers notre objectif commun. J'arrive bien avant lui, et je
sors de mon plastron un deuxième cigare, mon dernier, en poussant du
pied les œufs difformes qui se sont retrouvés devant l'entrée de
service du vaisseau. J'ai un peu mal au bide, le bas de mon dos me
gratte toujours. Un primate assez évolué surgit de sous la
passerelle avec un genre de gros gourdin, il me fixe avec ce qui doit
être une expression haineuse mais c'est difficile à dire avec une
tronche pareille et autant d'yeux. Il se rue sur moi, hop, l'instant
d'après il n'est qu'une flaque gluante et j'allume mon cigare en
réarrangeant le devant de ma combinaison pour plus de confort. Edgar
débarque enfin, et on emprunte la passerelle avant que l'épaisse
porte se referme sur nous en grinçant. Je crois que j'ai pris ma
décision.Ce
con d'Edgar commence son laïus, avec une voix nasillarde, que j'avais
choisie parce qu'elle me faisait probablement rire autrefois.
« Félicitation, Shepard, et bon anniversaire ». Merde,
c'est aujourd'hui ? « Que votre 56ème année soit pleine
de succès, pour vous et pour la Fédération Muskienne. Voici les 13
prochaines planètes que son Altesse a jugé bon de... » D'un
claquement de langue je coupe le son, et m'assois sur le bord de mon
caisson de cryogénisation tandis que le vaisseau décolle à Mach 3
sans une secousse. Par le hublot à ma gauche, j'aperçois ce monde
naissant qui se développe à présent seul, augurant de potentielles
nouvelles ressources naturelles, des civilisations jamais observées,
blablabla, vaisseau boulot dodo quoi. Dodo, surtout. Je me lève pour
aller sortir ma bouteille de whisky lunaire 50 ans d'âge, dont il
reste un bon verre que je descends au goulot en me grattant
l'entrejambe. Saleté, ça vieillit mal leur truc, passé 55 ans
c'est vraiment de l'essence. Ça réchauffe, au moins. J'entends
Edgar qui s'installe sur sa surface de chargement et qui replie ses
pattes couvertes de boue avant de vrombir quelques secondes puis de
s'éteindre tout à fait. De retour sur mon caisson, je trifouille
les options de mon simulateur de « rêve » pour
sélectionner celui que j'ai programmé moi-même. Mouais, ça a
l'air assez sévère. La machine tente de me prévenir du danger
d'exécuter un programme inconnu, je l'envoie paître, elle abandonne
et prépare en un clin d’œil le cocktail de tranquillisants et
autres joyeusetés que j'ai inventées. Dernière chose à faire, un
petit message vidéo aux patrons. « Marshall Raoul Shepard,
matricule MT 121314, Terraformeur en chef de la région XS961 et au
delà, au rapport. Les planètes F//23 à F//5674 ont
été terraformées avec succès. Pertes minimes, dégâts
insignifiants. Je vous informe par la présente que mon
accompagnateur EDGAR V.3.5 poursuivra seul l'agrandissement de la
Fédération dans le secteur de Gemmayze 32. J'ai pris mes
dispositions afin qu'il puisse assurer la continuité de la Mission
de façon autonome et efficace. Longue vie à la Fédération,
terminé. » Hop, ça c'est fait. Ils le verront dans deux mois
au minimum, et qu'est ce que ça peut leur foutre.
Je
m'allonge dans mon caisson, le whisky me monte à la tête, je crois
même que je souris. Je ressens à peine le petit pincement qui se
produit quand le câble de transfert de « rêve » vient
se brancher dans la prise sous mon oreille gauche. Finie toute cette
merde, ces journées sans fin à faire les mêmes gestes, avec plus
ou moins les mêmes résultats. D'un geste de la main, j'éteins
l'ensemble des écrans et des sources de lumière de l'habitacle du
vaisseau.
Et
j'attends la libération.
La
simplicité.
Le
néant.
Adieu
la Fédération, la création à la chaîne d'écosystèmes, le rôle
semi divin, les cigares recyclés.
Adieu
Edgar.
Après
des décennies à changer seul la face de l'univers, ce qui aura mis
fin à ma mission n'est pas un monstre hideux sorti d'une de nos
éprouvettes, une éruption solaire ou une tempête de météores
incandescents.
C'est
l'ennui.
L'ordinaire.