dimanche 16 avril 2023

Eperdument (version 1)

Nouvelle écrite à partir du thème éponyme


Ils ne m'ont pas vu. Les trois voitures grises, bleues et rouges sont passées, les gyros allumés mais sans sirènes, devant la petite impasse où je suis garé depuis deux bonnes heures. C'est moi qu'ils cherchent, les collègues ? Possible. Je dois bouger d'ici, il doit être minuit passé, ça sera plus facile de passer inaperçu en ville à cette heure-ci. Ou est-ce que c'est l'inverse ? Difficile de me concentrer, mon cœur bat trop fort, ça me fait presque mal. Je ne pense qu'à toi. Tu es là, si proche, mais tu me manques. Je te parle intérieurement, tout le temps, comme depuis des mois. Des mots rassurants, des promesses, des excuses. Je t'aime, Julie. On va y arriver. Le monde pourrait se liguer contre nous, on parviendrait quand même à se retrouver, crois moi. Mes yeux s'emplissent de larmes, les jointures de mes doigts sont livides, à force de serrer le volant comme si ma vie en dépendait. Je bois un coup dans ma flasque de whisky, et je souffle, fort, en fermant les yeux. « Je t'aime, je vous aime, pardon, j'arrive » je mugis à voix haute dans l'habitacle. Puis je met le contact, et la petite Twingo part en trombe vers le périphérique.


Ils m'ont vu. Ou plutôt, je me suis jeté dans leurs bras, comme un abruti. Le barrage était installé juste après un virage, à l'entrée de la forêt, et j'ai pas eu le temps d'improviser une histoire cohérente. Le collègue m'a demandé « vous allez où comme ça monsieur ? » en se penchant à la fenêtre côté conducteur, et je n'ai pu que bafouiller « c'est ma femme, je vais voir ma femme, on était presque séparés mais c'est-je-je suis désolé... ». Il m'a regardé, ses yeux se sont rétrécis et je l'ai vu se redresser presque imperceptiblement. « D'accord, je vais vous demander de sortir de... » Il a pas eu le temps de finir, j'ai écrasé l'accélérateur et salement amoché l'arrière d'une de leurs bagnoles qui bloquait la route. Ils ne m'ont pas tiré dessus, mais je les voyais courir vers leurs véhicules dans le rétro. Ça s'est salement compliqué d'un coup. Mais on y est presque ma chérie, je te le promet. Bientôt on sera tous les trois.


J'ai conduit jusqu'à notre chemin préféré, celui qu'on empruntait au retour quand notre Paulito voulait aller voir les animaux, tu te souviens ? Et je voulais rentrer la voiture entre les arbres pour la planquer dans le sous bois, mais j'ai mal calculé mon coup et j'ai percuté un marronnier presque de plein fouet. Mon nez a dû se casser sur le volant, j'ai du sang partout sur le devant de mon t-shirt, l'airbag n'a pas fait son boulot. Mais il est temps de bouger. Je bois une longue lampée de whisky, je sais que tu détestes ça mais j'en ai besoin là tout de suite, et puis j'arrête bientôt de toutes façons. Je m'extirpe de la voiture en grognant, et je titube jusqu'au coffre, qui s'est ouvert tout seul au moment du choc. Je prends ta valise à bras le corps, et je m'enfonce dans la forêt en gémissant. Je chuchote ton nom, je le chante, je le hurle. J'entends des sirènes au loin, à droite. Il commence à pleuvoir, je n'y vois presque rien et je m'érafle de partout, mais je connais le chemin par cœur. Je crois que j'y suis presque, j'ai dû enjamber une bande en plastique jaune qui semblait faire tout le tour de chez toi. De chez nous.


Il y a quelqu'un. Là, dans notre jardin, il y a quelqu'un. Ils sont deux, même, et ils discutent en fumant des clopes, adossés au mur de la cuisine pour se protéger de la pluie, comme si c'était chez eux. C'est des collègues, encore. La lumière du jardin leur fait des ombres immenses, qui viennent presque jusqu'à moi. J'ai posé délicatement ta valise près du chêne où Paul jouait quand il est tombé et qu'on l'a emmené chez le docteur, et qu'on nous a dit qu'il était malade et que... Les collègues rigolent fort, pendant que je rampe derrière la petite barrière en bois que j'avais construite. Tu t'étais moqué de moi parce qu'elle ne payait pas de mine, ma barrière, mais elle est toujours là 5 ans après, tu vois. Je parviens à l'angle de la barrière, les collègues sont à moins de 5 mètres de moi, il pleut de plus en plus fort et le vent se lève. « Tu penses qu'il l'a enlevé ? Parce que d'après les téléphones, ils étaient ensembles jeudi soir, elle était partie le voir non ? » Je sors lentement mon arme de service, j'ai un peu envie de vomir. « Nan, tu connais pas Philippe, à tous les coups il... » Je me lève d'un coup et je gueule « SORTEZ D'CHEZ MOI !! » en tirant trois ou quatre fois sur le plus grand des deux, qui s'effondre en râlant bizarrement. L'autre tourne les talons pour rentrer dans la maison, mais il glisse dans la boue, et je prends appui sur la barrière pour viser à nouveau. Je tire, encore et encore. Je crois que j'ai vidé mon chargeur, et je suis certain de l'avoir touché mais je vois trouble, et il réussi à se relever et à claudiquer jusqu'à avoir passé l'angle de la baraque. Il se barre. L'autre n'a pas l'air de pouvoir se relever. J'entends à nouveau des sirènes, à quelques centaines de mètres peut-être, et je cours chercher ta valise en psalmodiant ton nom, et en manquant de me rétamer à chaque pas. L'orage claque, tout proche. Tous les trois. On est presque tous les trois.


J'entends des voix, dont celle du collègue touché qui crie, assez loin derrière notre maison. Et encore des sirènes aussi. Je m'en fous. La baraque crache des volutes de fumée de plus en plus épaisses, par toutes les fenêtres que j'ai ouverte à la hâte. Je t'avais bien dit que nos tapis étaient dangereux, ils ont pris feu en trente secondes, avec le canapé et les rideaux, quand je les ai posé sur mon petit réchaud à gaz de camping, au milieu du salon. On voit les flammes de l'autre bout du jardin.


J'ai terminé de creuser. Le trou ne sera pas très profond, mais on est ensemble. Torse nu, trempé, à bout de souffle, je pose la pelle contre cette foutue barrière, et je regarde la pierre rose idiote que tu avais tenue à mettre sur le petit hôtel en bois à la mémoire de Paulito. Celui qu'on avait construit près du marronnier, juste là, avec dessus cette écriture doré et ce slogan que je trouvais con, mais auquel tu tenais tant. Je ne m'en souviens même plus, c'est drôle, hein Julie ? Et impossible de le lire là, dommage. Je finis d'un trait ma flasque et la jette de toutes mes forces contre le mur de la maison, mais elle rebondi sans se briser. Pas grave, on est ensemble mon amour. Tous les trois. Comme avant. Je suis tellement désolé.


Je tire vers moi ta grosse valise valise et je l'ouvre, et tu es là, presque entière, mais ça n'est pas toi, c'est-ça n'est pas... Je ne... On va être tous ensemble, crois moi ma chérie, mon amour. Je t'ai ramené chez nous, tu es déjà avec le petit Paul et j'arrive, je... J'ai un hoquet et je vomis sans pouvoir me contrôler, partout à côté du trou où je m'enfonce jusqu'à mi-cuisse. Je chiale, je hurle, je me bourre la figure de coups de poings, mon nez pisse le sang. Je cris ton nom, celui de Paul, je vous dis que j'arrive. Quelqu'un braille « Il a son arme, faites gaffe, il a tiré sur Karim ! ». Ils sont tout proches, cette fois. Je renverse le contenu de la valise à mes pieds en prenant garde à ce que rien ne tombe à côté. Tous ces morceaux qui jusqu'à hier matin formaient la seule femme que j'ai aimé, la seule qui m'aimait, ça me donne le vertige, j'ai l'impression que je perds pied, la nausée revient. Puis je vérifie mon chargeur. Vide. Merde. Je le jette vers la maison en manquant de perdre l'équilibre, je hurle toutes les pires insultes qui soient, celles que tu détestais entendre, mais tu dois me comprendre mon amour, je fais, je-j'ai pas voulu, je vais tout arranger crois moi, je t'aime.


Ils m'ont vu. Ils sont là, à l'angle de notre maison là bas, et en nombre. Des lampes m'éblouissent. Je chiale, accroupi dans notre trou, en caressant du bout des doigts des parties de toi, je te demande pardon, je te jure que j'arrive. « Fais pas l'con Philippe, on peut parler, balance ton arme ! » « Qu'est ce qu'il fait ? » « Putain il est couvert de sang l'enfoiré » J'ai un petit rire sec, au moment où je me relève en braquant mon arme inutile vers les lumières aveuglantes. Je m'entends hurler « je t'aime Julie » alors qu'une douzaine de détonations déchirent la nuit. Une partie de ma mâchoire qui s'effrite, un grand trou d'air dans mes poumons, un voile rouge qui tombe devant mes yeux. Je vous rejoins. J'arrive.

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