mercredi 15 avril 2009

Comme un orage (2009)



Nouvelle écrite à partir du thème "une histoire d'amour Camerounaise", donné par la boss du journal où j'ai officié comme stagiaire au printemps 2009, à Douala, au Cameroun donc. 


Tu n'as pas vraiment eu le choix. Douala, ville du vice, du péché et des passions de toutes sortes. Comme un gigantesque bordel où se côtoient les dealers, les braqueurs et les putes. Les PDG corrompus, footballeurs camés circulant en humer, patrons de bars riches à millions, chauffeurs de taxis armés jusqu'aux dents. Une boite de strip-tease, LA boite de strip-tease, quartier Deido, rue de la « Joie ». Minuit, ou pas loin. L'entrée pue la pisse et le stupre, les sachets de whisky vides jonchent le sol.




Entre. Ta peau livide t'évite d'avoir à payer. La musique est assourdissante, elle te cogne de plein fouet comme un semi-remorque lancé à fond. Elle t'abrutit, se colle à toi comme le pire des vêtements, imprègne ta transpiration de son rythme frénétique. Prend place, commande toi à boire. Une bouteille de rhum, ne demande pas d'où il vient. Devant toi, sur les estrades en ciment crades et tristes, elles dansent. Sur leurs visages, la mort. L'ennui. Ou le néant. Il émane d'elles une résignation qui te donne envie de vomir. Tu écluses ta bouteille à un rythme morne mais soutenu. C'est l'heure du roulement, les déchets humains qui se trémoussent devant toi laissent leur place à une nouvelle fournée de chair humide et poisseuse, pour le plus grand plaisir des maquereaux et autres touristes en manque qui peuplent l'endroit. Et tu la vois, au milieu de ces choses qui ont été des femmes, il y a quelques années. Si jeune. Débordante de haine, à t'en foutre les jetons. Une chevelure noire comme l'oubli, qui cache par moments ses seins adolescents. Un visage fin, déterminé. Elle n'est pas d'ici. Mais qui ça intéresse, tant qu'elle se remue lascivement contre la barre d'acier rouillée juste devant le bar? Au fur et à mesure, par ses regards et ses mouvements étrangement saccadés par moments, elle déverse son mépris et sa bile contre l'assistance, qui ne remarque rien, et s'en tape. Pas toi. Tu fixes ses yeux, cherche à les voir en face. Ils fuient. Elle te voit comme elle voit tous les occidentaux, un gros larfeuille suintant de foutre et d'humiliation. Son regard fait baisser les yeux aux branleurs qui peuplent la salle, comme si elle leur crachait au visage leur vacuité abjecte, et qu'ils en avaient subitement honte. Enfin, elle te remarque. Ton estomac semble tout à coup se contracter, s'écraser sur lui-même. Tu essayes de sourire mais aucun de tes muscles ne bougent. Puis tu reprends le contrôle. Le temps d'allumer une clope, et de remplir ton verre. Le rhum chaud te file la nausée, mais tu ne t'en rends même pas compte. Elle te dissèque littéralement des yeux, sans cesser de suivre le rythme obsédant qui couvre toute tentative de conversation. Alors, comme dans un cauchemar, tu te vois te lever, laisser deux fois l'addition sur la table, tourner les talons, et sortir. Sortir avant que quelque chose ne dérape. Mais il n'en est pas question. Quel âge elle a? Seize, dix-sept ans à tout péter. La bouteille est vide, 75 centilitres de rhum évaporés en une heure à peine. Un par un, tes sens se font la malle, ne te laissant que la vue. Elle te parle. Ses lèvres ne bougent pas, ses yeux non plus. Mais elle te parle putain, peu importe comment. Et tout à coup, une fossette presque invisible apparaît l'espace d'un instant à la commissure de sa bouche. L'instant d'après, tu as posé le prix horaire d'une femme sur le comptoir, et te diriges vers elle. La prend par la main, sous les huées des résidus d'humains qui t'entourent. L'entraîne en direction du couloir sombre et étroit au fond de la salle. Mais au lieu de pénétrer dans l'une des chambres attenantes, tu continues tout droit. Elle ne dit rien. Dans ta paume, sa main semble si petite. Les murs laissent filtrer des cris et des gémissements, témoins des étreintes malsaines qui ont lieu en leur sein. Devant toi, une fenêtre condamnée par des planches pourrie. D'un chassé du pied droit, tu fais voler les morceaux de bois vermoulus dans la rues voisine. Sans un mot toujours, elle enjambe le rebord, et saute.
Tu la suis de près. Au bout de quelques mètre, une voix tonne, te sommant de t'arrêter. La fille ne se retourne pas, et marche droit devant elle, en silence. C'est alors que tu réalises qu'elle ne porte rien de plus que ce que la nature lui a donné, plus sa tenue de travail, ce qui revient au même. Une main te prend soudain par le bras, et te force à te retourner. C'est un videur, gaulé comme George Foreman. Un billet de 10 000 francs cfa change de main, et le convainc qu'il n'a rien vu, pour le moment. Tu rattrapes la fine silhouette qui s'enfonce dans une ruelle plongée dans l'obscurité, et sans réfléchir, tu enlèves ta chemise et lui met sur les épaules. Elle soupire légèrement, sans te regarder. Une vingtaine de minutes plus tard, un taxi vous laisse devant l'hôtel le Méridien, à Akwa. Les gamins des rues te regardent traverser la rue et entrer dans le hall, suivi de cette étrange demoiselle qui irradie de désir et de violence à la fois. Les plantons de la réception ne disent rien, tout comme ils seraient resté muet si tu étais accompagné de trois gosses de 5 ans.
Ascenseur. Chambre 1804. Elle entre. Se retourne. Te fixe à nouveau. Plus de sourire. Ta main droite décrit un arc de cercle, et la frappe violemment à la tempe. Elle vacille, mais ne bronche pas. Tu trembles de tous tes membres. Impossible de parler. Ta vue est trouble, tu tiens debout, mais plus pour longtemps. C'est ton tour de fuir son regard, qui te transperce et te brûle comme de l'acide. Tu as envie de la secouer, de la réveiller. Elle s'avance vers toi, doucement. Te dévisage comme le ferait une femme qui a trop vécu, et qui s'amuse de l'ignorance qu'elle lit dans tes traits. Ses mains défont ta boucle de ceinture, tandis que tu t'appuies au chambranle de la porte pour ne pas tomber. Tu l'as emmené ici en pensant la sortir de la fange où elle se noyait. Tu la laisses plonger à nouveau. En une seconde, les boutons de ta chemise sautent, et tu la soulève en la serrant contre toi. Tu réussis tant bien que mal à articuler la première phrase qui te vient à l'esprit: “J'te laisserai pas retourner là-bas”, avant que ton cerveau ne cède la place à ton instinct, et que tout devienne sueur et soupirs, encore et encore.
Elle ne s'est pas réveillé lorsque tu as rangé les quelques affaires qui traînaient près de ta valise béante. Ni quand tu t'es allongé une claque puissante pour ne pas perdre les pédales en regardant son corps frêle constellé de cicatrices et d'un multitude de brûlures circulaires. Sa poitrine menue qui se soulevait si doucement, comme si elle allait s'arrêter d'un instant à l'autre. Sa bouche légèrement ouverte, comme pour murmurer au monde qu'il y a quelques années encore elle n'était qu'une enfant. Elle n'a pas bronché non plus quand tu t'es penché au-dessus d'elle avant de rester immobile dans cette position durant près d'une minute, puis de rebrousser chemin, et de fermer doucement la porte derrière toi. Tu as essayé de réfléchir. De cerner la situation. Tu as pensé à l'emmener avec toi. A prendre l'avion du lendemain. A lui demander d'où elle vient, et pourquoi. A la sortir de là. A la connaître. Tu y as pensé. Mais tu avais oublié d'où tu viens.
Alors, sur la table, tu as laissé 200 000 francs cfa.





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