Thawra. Révolution. Chaque
jour, chaque nuit. Même lorsque les conversations s’en éloignent, quand
l’alcool s’allie à la fatigue pour remplacer tout le reste. Thawra. Un
changement aussi inespéré qu'impératif, une ampleur qui hypnotise, qui transporte. Des journées qui s’enchaînent et se confondent, entre un espoir qu’on pensait moribond et une angoisse tenace. Et cette
question qui ne cesse de revenir, cette obsession qui teint parfois de culpabilité les bains de
foule les plus exaltants… Est-ce que j’ai ma
place dans tout ça ? Au-delà des postures, des envies, des discours. Du
besoin de me noyer dans ce soulèvement historique. De la joie quasi quotidienne
d’arpenter des quartiers revenus à la vie en une poignée de semaines. Malgré tout ça, il s'avère que je ne suis pas Libanais mais Français, armé par conséquent d’un passeport qui me permettrait de partir quand bon me semble. Et pourtant je crois que je n’ai
jamais eu autant envie de finir mes jours ici.
Plus de trois semaines ont passées et
j’attends toujours de toucher le sol. L’ensemble des visages connus ont
rapidement pris une teinte unique, mélange de fatigue physique et mentale, de
détermination et de sentiment écrasant d’impuissance à la fois. Le peuple, en
se réveillant au fil des jours, s’adapte, apprend de ses erreurs, ne tombe pas
dans les innombrables pièges tendus par les dirigeants, leurs milices, certains
religieux et une majorité des médias locaux. Des manifestations modestes des
deux premiers jours, émaillées d’incendies et d’usage disproportionné de la violence
de la part des Forces de Sécurité Intérieures, on est passé aux foules
dantesques sur la Place des Martyrs. De la musique, des slogans incisifs, des
vieux, des gosses, des poussettes même. Puis les puissants ont parlé, à
quelques jours d’écart, pour faire montre de la distance effroyable qui les
sépare encore de la réalité. « Je soutiens le peuple libanais, lorsqu’il
est pacifique » a d’abord bégayé le premier ministre Hariri, tout en prouvant par ses réformes hâtives que
le peuple n’était en réalité écouté que lorsqu’il montrait les crocs.
« Quoi que vous fassiez, ne bloquez pas les routes » ont plus ou
moins répété le président Aoun et sont
allié du Hezbollah Hassan Nasrallah, provoquant évidemment le blocage du pays
tout entier dans les jours suivants. Les nervis du Hezbollah et d’Amal ont
déferlé sur le centre ville et ravagés les tentes qui y trônaient fièrement
depuis deux semaines. La police, présente en nombre, regardait ailleurs,
n’intervenant que lorsque des journalistes ou des femmes étaient pris à partie.
Mais les casseurs avaient à peine quitté les lieux que déjà les manifestants
revenaient, réparaient, montrant une fois de plus que l’ancien monde se
mourrait pour de bon.
Depuis, la thawra
évolue toujours. Des profs donnent leurs cours dans la rue, afin de garder
leurs étudiants mobilisés. Des débats, des conférences, des concerts sont
donnés quotidiennement dans des lieux mythiques jusque là cloisonnés :
l’opéra, l’œuf (ancien cinéma qui ne fut jamais terminé), les ruines qui
jouxtent le Parlement… Depuis le premier jour, des jeunes viennent nettoyer les
lieux des manifestations tôt le matin, et accrocher aux poteaux et aux arbres
des poubelles de fortune. Les artistes s’en donnent à cœur joie sur les
palissades de chantiers et les murs en ciment du centre ville, exprimant par
des personnages et des mots bien choisis leur soutient au mouvement. Aucun
véritable leader n’est sortit du bouillonnement intellectuel et social qui uni
le pays, mais des voix claires et concises l’accompagnent, chaque jour, dans
chaque ville. Et les gouvernants s’accrochent malgré la démission du premier
ministre, qui implique de facto la leur. Il semble qu’ils soient les derniers à
croire que de basses manœuvres vont cette fois encore leur permettre de
rebattre les cartes de leur propre jeu. Le peuple s’est mis à bloquer l’accès
aux entreprises et commerces qui leurs appartiennent. Les banques sont
assiégées. Les femmes, les étudiants, les lycéens se mobilisent. Les paroles se
délient en public. Les médias, presque tous propriétés d’hommes politiques
locaux, ont toutes les peines du monde à tenter de décrédibiliser des foules
qui, dans leur écrasante majorité, restent pacifiques. Des foules dont les
demandes sont d’une légitimité inattaquable.
Dire qu’il y a un
mois encore, l’absence totale d’espoir dans un futur quel qu’il soit
caractérisait tant de gens ici. « Ca ne changera jamais ». Une
résignation collective, une résilience sans fierté. Tout plutôt qu’une nouvelle
guerre, peut être. En partie au moins. Puis sont arrivées ces marées de
drapeaux libanais, parsemées de ceux de
l’armée. Comment la vue d’un étendard étranger peut-elle à ce point me secouer,
quand le mien m’indiffère au mieux ? Peut-être parce qu’ici, aujourd’hui, il
signifie l’unité d’un peuple que des décennies de politiques confessionnelles
ont travaillé à séparer, à opposer, à manipuler. Parce qu’il faut un courage
certain pour sortir des carcans sociaux et religieux qui d’ordinaire condamnent chacun à se ranger derrière une milice plutôt qu’une autre. Parce que voir les
orientalistes, les bobos et les prophètes du malheur se tromper jour après jour
est à la fois jouissif et salutaire. Parce que, bien qu’étant incapable de
prédire comment tout ça va se terminer, j’ai déjà conscience d’assister à
l’événement historique le plus important de ma vie. Et que le cynisme dont je
fais trop souvent preuve se heurte chaque jour à des exemples qui montrent que
le changement est possible, ici et partout. Un seul drapeau, un seul peuple aussi divers soit-il. Un seul Liban.
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