Nouvelle écrite à partir du thème éponyme, en juin 2018
La contrainte scénaristique (auto-infligée) était de ne pas dévoiler de détails précis sur l'histoire, en espérant que celle-ci soit compréhensible simplement grâce aux descriptions des décors, de l'atmosphère et de l'action. Au lecteur d'en juger.
La contrainte scénaristique (auto-infligée) était de ne pas dévoiler de détails précis sur l'histoire, en espérant que celle-ci soit compréhensible simplement grâce aux descriptions des décors, de l'atmosphère et de l'action. Au lecteur d'en juger.
Le sang séché a
pris une teinte presque noire, rayant les murs grisâtres dépourvus de fenêtres comme
des ratures d’écolier. Les rares néons qui fonctionnent encore prêtent à la
peau desséchée des morts un grain immaculé, qui tranche avec le vert sombre du
linoléum couvrant le sol. Les morts. Hommes, femmes et enfants, figés dans des
postures anguleuses, absurdes, désespérées. Leurs visages expriment presque
tous un supplice évident, mêlé de ce qui ressemble à une moue déçue. Le long de
l’unique couloir au plafond trop bas, et dans chacune des pièces qui le bordent,
les meubles en formica renversés, les armoires fracassées et les ustensiles
divers qui gisent ça et là ne laissent pas de doute quant à la violence qui s’est
déchainée en ces lieux. Et les morts, toujours les morts.
Un choc sourd.
Des bruits, là bas à droite. Une petite salle carrée située au milieu du
couloir à peu près, presque entièrement plongée dans l’obscurité. A
l’intérieur, une femme d’une trentaine d’années s’agite, faisant jouer un pied
de biche rouillé dans les gonds d’une porte de placard en fer blanc. Elle gémit,
grogne, râle, jure, tandis que les muscles de ses avants bras couverts d’amples
cicatrices roulent et se distendent. Son uniforme, le même que celui des
cadavres qui jonchent le sol aux alentours, est déchiré en de multiples
endroits, et constellé de points et de zébrures sombres. Ses épais cheveux
bouclés se balancent en rythme tandis qu’elle pousse, tire et force sur la
porte qui grince. Sa peau sombre est couverte d’une transpiration rance, qui
goutte et gicle au gré de ses mouvements. Autour de son cou une petite chaîne
en argent, au bout de laquelle virevolte une clef triangulaire. Soudain, alors
qu’elle pèse de tout son poids sur le pied de biche, le placard s’ouvre enfin
dans un craquement métallique, qui résonne un instant dans le couloir. Perdant
l’équilibre, elle s’étale dans la paperasse éparpillée au sol. Son coude heurte
le front froid d’une gamine aux yeux verts, dont la tête rendue difforme par
des coups répétés dépasse de sous un frigidaire qui semble avoir été placé là pour faire barrage à un assaut quelconque. Après y avoir jeté un bref
regard, la jeune femme se relève et entreprend de fouiller le contenu du
placard, le souffle court. En un instant, elle en sort quatre
chargeurs de fusil d’assaut, un masque à gaz antédiluvien et un objet
métallique rectangulaire muni d’un petit écran bicolore. Sur l’écran, au
dessous de la mention « Geiger », on peut voir briller deux zéros.
Son butin fermement serré contre elle, la voici qui tourne les talons et sort
rapidement de la pièce, en enjambant dépouilles et obstacles.
Elle parcourt un
premier couloir puis un autre, ne prêtant aucune attention aux scènes de
violence plus ou moins récentes qui, partout, forment son seul paysage, et
dépasse une multitude de portes accompagnées de panneaux explicatifs.
« Cantine ». « Dortoirs numéro 6 ». « Hôpital ».
« Salle de jeux enfants ». Arrivée devant une large pièce, dont la
porte ouverte est couverte d’une inscription en lettres d’imprimerie
annonçant : « Réunion », elle s’arrête un instant, reprenant son
souffle. Sur la porte, des tags sommaires, tracés avec angoisse et parsemés de
fautes d’orthographe, se recouvrent les uns les autres. « Choisis ton
camps ou paye le prix ». « Le monde n’attend que nous ».
« Les murs sont devenus ton dieu ». La jeune femme pousse un long soupir
et entre, jetant un regard circulaire qui s’arrête sur une fine silhouette assise
en tailleur sur la seule chaise intacte de la pièce. C’est un petit garçon qui
paraît avoir 6 ans. Il lui sourit avant de fixer de nouveau son attention droit
devant lui en dodelinant de la tête, faisant danser ses longs cheveux blonds,
les mains jointes comme dans une prière silencieuse. Sous son sourcil droit,
une crevasse est visible là où aurait dû se trouver le globe oculaire, et sa
bouche presque édentée est tuméfiée, le violet foncé qui l’entoure jurant avec
sa peau diaphane. Deux mètres devant lui, sur le mur, un grand tableau où
apparaissent deux colonnes séparées par un trait vertical, intitulées
respectivement « SORTIR » et « RESTER ». A gauche, sous le
« SORTIR », on peut lire « Il est temps de voir le jour »,
au dessus de « tensions » et de « surpopulation ». A droite,
souligné trois fois, la mention « LA MORT ASSUREE » en lettres
capitales, fait paraître minuscules les suivantes, parmi lesquelles
« folie furieuse », « penser aux enfants » et « au
dehors il n’y a rien ». De chaque
côté, des noms sont listés. Nombreux, de part et d’autre, et suivis tout en bas
de multiples petits traits verticaux groupés par cinq, pour en faciliter le
compte. En haut, barrant l’ensemble du tableau, une phrase tracée en grandes lettres
maladroites et vacillantes domine les deux colonnes : « DEBAT NUMERO
5036 : ET SI ON APPUYAIT SUR LE BOUTON ? ». L’enfant parcourt
des yeux cet amas de mots sans cesser de bouger vaguement la tête, ses sourcils
froncés bondissant par moment, et ses lèvres proférant des paroles inaudibles.
Autour de lui, aucun cadavre n’est visible, bien que le sol soit couvert de
sang et de traces de lutte, et un capharnaüm dantesque est amassé contre deux
des murs de la pièce.
« J’ai
réussi. On va y aller ». La voix de la jeune femme est froide, sa
respiration sifflante. Elle entreprend de rassembler ses nouvelles trouvailles
et divers objets qui trônent derrière l’enfant, sur le sol. Uniformes
semblables aux leurs, boites de conserve, lampe de poche à manivelle, une
douzaine de cartes poussiéreuses, deux bouteilles d’une eau jaunasse. Un fusil
mitrailleur Famas muni d’une bandoulière se retrouve sur ses minces épaules
couvertes de petites cloques livides. Le reste est petit à petit entassé et
fourré dans deux sacs correspondant aux gabarits des deux survivants.
L’enfant n’a pas
réagit tout de suite. Au bout de quelques secondes néanmoins, il décroise ses
jambes, se lève et s’étire, avant de scander d’une voix fluette et
monocorde : « Et si on appuyait sur le bouton ? Hein Reb ?
Mais pourquoi… » « Je t’ai dis d’arrêter de dire ça mon cœur »
le coupe la jeune femme sans lui jeter un regard, toujours absorbée par la
préparation des deux sacs. Elle s’empare du masque à gaz et l’accroche à une de
ses boucles de ceinture, puis reprend : « On a gagné, j’ai trouvé
tout ce qu’il nous fallait, et on va bientôt avoir des problèmes si on reste
ici, tu te rappelles ? On y va maintenant. » L’enfant sourit, puis
fronce les sourcils, avant de s’approcher d’elle et de tenter une embrassade
maladroite, enserrant les longues jambes de ses bras presque squelettiques.
« Et Maman, après, quand elle va aller mieux, elle… » D’un mouvement
brusque de sa jambe droite, elle l’envoie droit sur une chaise brisée juste
derrière lui. Le môme trébuche, tombe de tout son long, ne bouge plus. Quelques
secondes passent, pendant lesquelles les sacs sont enfin terminés. Puis il se relève sans un mot, l’air confus
mais toujours souriant, sa langue sortant par intermittence entre les rares
dents qui ornent ses gencives. Il se saisit du sac de petite taille et l’examine
de son œil valide, avant de l’enfiler et de braquer son regard vers la femme,
qui elle aussi semble à présent prête. Aucun mot n’est échangé. Tous deux
sortent lentement de la pièce, évitant aussi souvent que possible de marcher
sur les nombreux morts, qui ont de toute évidence été déplacés puis laissés en
divers endroits. Sous leurs pieds les croutes de sang craquèlent, bruissant
comme un million d’insignifiantes feuilles mortes dans le silence étouffant qui
règne autour d’eux.
Après avoir
parcouru une quinzaine de mètres, la jeune femme s’immobilise un instant, avant
de faire demi-tour, intimant d’un geste au garçon de ne pas bouger. « Tu
reviens, hein Reb ? » souffle-t-il comme pour lui-même, alors qu’elle
s’engouffre dans la pièce intitulée « CUISINE ». Sur la porte,
quelqu’un a rajouté au marqueur les mots « ET INFIRMERIE ». La jeune
femme prend une longue inspiration et, en apnée, se dirige vers le corps d’un
vieil homme recroquevillé sous une table près de la porte. Dans sa main
décharnée et couverte de plaie, un petit couteau à cran d’arrêt. Accroupie
devant lui, la jeune femme déglutit, sa tête recule et avance brièvement sous
l’effet de la nausée, mais elle saisit tout de même son poignet et entreprend
de desserrer ses doigts glacés. Un craquement, deux, puis trois. Le couteau
change de propriétaire. Avant de se relever, un soupir. « C’est… C’est
nous qui avions raison. Tu vas voir, je… J’te l’promet ».
L’enfant est
assis près de la dépouille d’une femme d’un certain âge, dont les yeux perpétuellement
ouverts n’expriment qu’une frustration et une désolation sans bornes, à
quelques mètres de l’endroit ou la jeune femme l’a laissé. « En plus on va
voir le dehors, on va voir les arb’. Ca va être chouette maman, chouette
chouette. On appuie sur le bouton, viens ! » Ces mots sont répétés
deux, trois, six fois, de cette voix d’où aucun ton ne se distingue, puis elle
devient stridente alors qu’il s’écrie « et si on appuyait sur le
bouton ? », provoquant un faible écho dans le corridor sans vie.
La jeune femme
est penchée au dessus de plusieurs corps allongés sous des draps sales,
couverts de bandages et d’autres pansements de fortune. Sur le sol, des
douzaines de boites d’antalgiques vides, du désinfectant, vide, deux bouteilles
de whisky, vides. Au plafond, l’halogène clignote faiblement en produisant un
petit cliquetis régulier. Une larme nait aux abords de l’œil gauche de la
femme, avant de se résorber. Elle pose sa main sur le torse de chaque
silhouette immobile, doucement. Puis elle tourne les talons et sort, passant
devant une demi douzaine d’armoires en fer blanc aux portes déformées et
ouvertes en rangeant machinalement le couteau dans la seule poche intacte de
son uniforme. L’enfant se lève
à son approche, et la suit en trottinant alors qu’elle accélère le pas. Elle
tient à présent dans sa main le petit objet métallique. Tout en marchant, elle
décroche le masque à gaz de sa ceinture et le tend vers le gamin sans le
regarder. Il s’en empare avec un petit couinement satisfait, et l’enfile le
plus naturellement du monde en souriant de plus belle. Sur les murs des
couloirs, des dessins d’enfants striés de noirs côtoient des consignes de
sécurité, des poèmes et des messages manuscrits d’amours naïfs et de haine
blanche.
Ils arrivent
rapidement devant la dernière salle du plus long couloir, plongée dans
l’obscurité. La jeune femme se saisit de sa lampe de poche à manivelle, et
entreprend de tourner celle-ci, sans lâcher le petit objet métallique dont les
deux zéro brillent faiblement. Un faible cône de lumière approximative balaie
la pièce, montrant un enchevêtrement de corps couvert d’une quantité de sang
presque irréelle, et au fond, une porte
dont le quart supérieur gauche est enfoncé. L’apnée, à nouveau. En quelques
minutes, dans un silence seulement brisé par le bruit de leur pas glissant sur
les cadavres raidis par le temps, ils parviennent devant la porte. Le petit est
porté à bout de bras, et tendant les siens au dessus de sa tête, passe de
l’autre côté et chute lourdement, n’émettant au passage qu’un faible
croassement. « C’est bon Reb, c’est bon, tu reviens hein ? Tu crois
que Maman… » Sa voix est rendue encore plus nasillarde par le vieux masque
à gaz. « Ferme-la », grogne la jeune femme en se hissant à son tour
par le trou, avant d’atterrir avec une certaine souplesse sur la pointe des
pieds. « Viens mon cœur, encore une porte et un couloir, et puis on
appuiera sur le bouton, d’accord ? Viens. » Son sourire est
mécanique, tendu, comme sa voix. Dans sa tête défilent les souvenirs des
affrontements entre leurs proches, ceux qui défendaient de leur vie la porte
qu’elle venait de franchir et ceux qui étaient près à mourir pour voir ce qu’il
y avait au-delà. Ceux qu’un optimisme presque fanatique avait poussé à prendre
les armes pour fuir leur univers cimenté. Les autres, qui en étaient venu à
glorifier la protection apportée par ces murs aveugles. Derrière elle, l’enfant
suit sans rien dire. Un couloir vide, silencieux, sans lumière. La manivelle de
la petite lampe tourne en continu, dévoilant une absence de chaos et de mort
qui ne parvient pas à atténuer l’aspect lugubre du béton nu. Au bout du
couloir, une porte, qui glisse sur le côté dans un crissement désagréable à
leur approche.
Devant eux, une autre
porte, immense celle-ci. Trois mètres de haut sur cinq de large, en fonte.
Chacune de ses aspérités est couverte d’une épaisse couche de poussière. « ABRIS
n°238 », proclament de grandes lettres noires sur toute sa largeur. A
gauche, au mur, une petite boite en plexiglas de la taille d’un paquet de
cigarette protège une serrure. Juste en dessous, un digicode jouxte une autre
boite, presque dix fois plus grande. Derrière le verre, un bouton en caoutchouc
rond, d’un orange vif. Sur les joues de
la jeune femme, quelques larmes roulent lentement. Son menton tremble presque
imperceptiblement, alors que sa respiration se fait lourde et saccadée.
« Mon bébé, tu vois ça ? » bredouille-t-elle en tenant le petit
objet métallique aux deux zéros devant le faisceau de la lampe. L’enfant hoche
la tête, fasciné. « Ca nous dira si on peut y aller, quand… quand j’aurai
ouvert la porte. Ca nous dira si c’est dangereux ou pas. » Nouveau
hochement de tête. Nouveau soupir.
Se saisissant de
la petite clef autour de son cou, la jeune femme s’approche de la première
boite, et en soulève le plexiglas. La clef entre sans effort. Elle tente de la
tourner vers la gauche, puis la droite, puis la gauche à nouveau. Ses mains
sont comme prises de spasmes, son front ruisselle. Une fois de plus vers la
droite. Ca marche. Instantanément, une sonnerie assourdissante retentit, alors
qu’une voix désincarnée tonne : « ATTENTION, PORTE PRINCIPALE
DEVEROUILLEE, PRESSURISATION DU SITE MENACEE ». La femme jette un coup
d’œil à l’enfant, qui ne réagit pas. Son cœur tape, frappe, claque dans sa
poitrine. Un pas de côté. Elle tapote rapidement une succession de chiffres sur
le digicode, les lèvres pincées. Le couvercle de la deuxième boite s’ouvre de
lui-même avec une lenteur absurde. « ATTENTION, PORTE PRINCIPALE
DEVEROUILLEE, PRESSURISATION DU SITE MENACEE » Elle fixe le bouton, sa
forme parfaite, sa couleur absurde, sa signification potentielle. Le temps ralenti.
Elle n’entend plus la sonnerie, la voix inhumaine, le sang qui cogne dans ses
tempes. Le souvenir des derniers mois, des dernières semaines, des dernières
heures lui voile la vue. Il ne reste plus qu’eux. Elle ne sait plus combien
d’être chers ont péri sous ses coups, combien ont tenté de lui ôter la vie, combien
se sont donné la mort. Ses yeux se voilent. Puis tout s’arrête.
Elle secoue la
tête, cherchant l’origine de ce silence soudain, et regarde à nouveau le
bouton, sur lequel le poing de l’enfant appuie fermement. Il la regarde
derrière les verres épais du masque, avec dans les yeux ce sourire lointain de
ceux qui ne sont plus tout à fait là. « Et si on appuyait sur le
bouton ? » lance-t-il, jovial. Elle est prise d’un hoquet, les larmes
coulent de plus belle.
Un bruit de
vapeur strident, des murs qui tremblent. Dans un bourdonnement, la porte se
soulève avec une lenteur infinie. Ils lui font face, fébriles. L’enfant saute
sur place en glapissant, rie, chante, puis s’arrête. Il pose son regard sur la
main droite de la jeune femme, celle qui tient le petit objet métallique.
Celui-ci produit à présent des bruits de friture frénétiques, les zéros ont été
remplacés par des chiffres qui changent à toute vitesse. Elle pose à son tour
les yeux dessus. « Ca veut dire quoi ça Rebecca ? Ca veut que c’est
bien non ? Reb ? Ca veut dire quoi ça ? Oh !
Regarde ! C’est ça un arb’ ? » Le gamin se penche pour regarder
sous la porte, qui continue son lent mouvement vertical. La jeune femme serre
les dents, les yeux clos, gémissant doucement. Ses larmes forment à présent
deux ruisseaux continus, qui se rejoignent au bout de son menton avant de
goutter au sol. Sa tête tombe un instant sur sa poitrine alors que l’ouverture
de la porte atteint la taille de ses épaules puis de sa tête. Des lueurs
mouvantes rouges et orangées la recouvrent. Dehors, le bruit d’un vent violent.
Dans sa main droite, la friture sonore redouble. Autour d’eux virevoltent à
présent des points gris et blancs, par millions, par milliards. Elle relève la
tête et plisse les yeux. De la cendre.
Ses yeux se
ferment une fois de plus. Elle les rouvre et se penche vers l’enfant, qui
tremble d’excitation. Il se tourne vers elle, et lui arrache un sourire couvert
de larmes. Elle lui tend la main, qu’il saisit sans hésiter. « Allez, viens mon bébé. On va voir les
arbres. » s’entend-elle dire. Ils s’engouffrent dans l’ouverture de la
porte, et disparaissent rapidement dans un tourbillon de cendres, têtes
baissés.
Dans l’embrasure
de la porte, au sol à coté du bouton, le petit objet métallique crachote de
plus belle.
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