Nouvelle écrite à partir du thème éponyme le 17/04/2020
Le thé de madame Bojezsic avait
refroidit, la petite tasse bleue devenant en même temps une énième
silhouette abandonnée sur sa petite table basse couverte de cendre,
au milieu de la pénombre du salon étriqué. Elle s'en referait
probablement un dans l'heure qui suivrait, avant d'en siroter une
infime quantité puis de le poser dieu sait où lui aussi. En
attendant, assise près de l'unique fenêtre et armée d'un petit
carnet et d'un vieux stylo a plume, elle s'absorbait comme chaque
jour dans la contemplation -en apparence un peu absente- des deux
tilleuls qu'on apercevait trois étages plus bas, et de l'agitation
qui régnait autour d'eux. Il y avait là, adossés au tronc entouré
de cannettes vides ou avachis sur leurs scooters passablement
rouillés, les petits gars habituels, mains enfoncées dans leurs
poches, un air trop sérieux sur leurs visages de gamins. Kevin,
comme toujours, ne tenait pas en place, boxant l'air de ses long
bras, sautant d'un pied sur l'autre, parant des assauts invisibles.
Mehdi, engoncé dans sa veste écarlate trop serrée, se roulait une
de ces cigarettes interdites, en hochant la tête par intermittences,
le dos bien calé contre l'un des rares endroits du tronc ou l'on
trouvait encore de l'écorce. Devant lui, allongé immobile sur la
selle et le guidon de sa bécane branlante, Fredo fixait le ciel de
ses grands yeux, en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure.
Aujourd'hui, comme la veille, c'était Nabil et Victor qui
turbinaient : debout entre le tilleul et l'entrée du bâtiment
, épaule contre épaule, beuglant des offres, des ordres et des
menaces, ils réceptionnaient chaque client et empochaient l'argent
avant de leur glisser des sachets en plastique avec une célérité
et une méticulosité indéniables.
Madame Bojezsic compta 59 clients entre
8h précise et 9h34, heure à laquelle elle commença à trembler
légèrement. Son menton ouvrit le bal, en tressautant de haut en
bas, déchaussant son dentier, puis ce furent, comme toujours, ses
mains qui lâchèrent le petit carnet et se tordirent, griffant le
rebord de la fenêtre et se contractant à intervalles réguliers.
Elle poussa un soupir rauque, et se leva en gémissant de son petit
tabouret en plastique, une main plaquée sur ses hanches. En quelques
petits pas secs, elle fut dans la cuisine, renversant au passage une
bouteille de kirsch et deux petites cannettes de vin rosé vides qui
traînaient près de la porte. En tâtonnant fébrilement, ses doigts
maigres trouvèrent puis ouvrirent une petite boite en métal
arborant une sardine vêtue d'un t-shirt de l'Olympique de Marseille.
La boite déversa sur le plan de travail quelques douzaines de
pilules bigarrées de formes diverses, qui se répandirent ça et là
en cliquetant doucement. Madame Bojezsic en choisit 4 avec soin et
les mis dans un verre, qu'elle remplie d'un reste de Pepsi avant de
retourner brièvement dans le salon. A son retour dans la cuisine, les mains libres,
elle ramassa au hasard deux ou trois pilules qu'elle porta
péniblement à sa bouche avant de se saisir d'une canette de vin
ouverte laissée là la veille et d'en boire quelques gorgées, la
tête renversée en arrière. A côté d'elle, contre le frigo, le
vieux poste radio diffusait à bas volume et en grésillant des
musiques aux rythmes saccadées, qu'elle aurait trouvé curieuses si
elle y avait prêté attention. Les yeux clos, elle souriait à
présent, les mains appuyées sur le rebord de l'évier, le visage
toujours tourné vers le plafond. Imperceptiblement, les tremblements
de sa mâchoire ralentirent, avant de s'arrêter complètement. Elle
remit son dentier en place avec le pouce et l'index aux ongles jaunis
de sa main droite, soupira à nouveau et entreprit de se refaire un
thé qu'elle oublia avant même d'y toucher. Elle était déjà
revenue s'asseoir devant la fenêtre, avait ramassé son carnet et
son stylo, et prenait des notes illisibles. On était le 17 avril,
enfin.
Tout était prêt.
Comme prévu, aux environs de 10h30, la
clinquante moto aux atours argentés vint glisser tranquillement près
du petit groupe rassemblé en bas des tilleuls, chassant les clients
par sa simple présence. L'homme juché dessus grommela quelques mots
à Nabil, qui souriait comme un bienheureux, et ils se saluèrent en
entrechoquant leurs poings, puis l'homme ouvrit les sacoches qui se trouvaient à l'arrière de sa moto et en sortit deux sacs plastiques
remplis à craquer qu'il jeta à Kevin, avant de démarrer en trombe et de
disparaître à l'orée du bâtiment F. Après avoir finit sa
cigarette à la hâte, Kevin s'empara de l'enveloppe que lui tendait
Nabil, puis fit passer les sacs à Mehdi et s'empressa de trottiner
vers l'entrée du bâtiment B -celui de madame Bojezsic. Arrivé au
pied de l'immeuble, après un bref regard alentours, il souleva un
pneu déchiqueté, et sortit d'un trou creusé sous le pneu deux
autres enveloppes apparemment bien remplies, avant de pénétrer dans
l'édifice au pas de course, alors que déjà les clients se
rapprochaient de nouveau de son petit groupe. Madame Bojezsic, elle,
était déjà derrière sa porte, tremblant légèrement, un sourire
distant barrant ses joues creuses et grises. Elle regardait à
travers le judas, écrasant en même temps son nez contre le battant,
la main droite crispée sur un objet enfouis dans son sac à main en
faux cuir élimé. Son autre main tenait une vieille cigarette
froissée, qu'elle fumait par petites bouffées, laissant la cendre
tomber entre ses pieds sur l'obscur linoléum qui tapissait
l'appartement.
L'ascenseur émit un crissement
pathétique en arrivant au troisième, comme toujours depuis deux
ans. La porte s'ouvrit à la volée et Kevin en surgit, tourna à
droite pour s'engouffrer dans l'étroit couloir aux couleurs passées,
puis s'arrêta, interdit. La porte de l'appartement 39, celui de la
vieille Bojezsic était entrouverte, et il voyait ses yeux éteints
qui l'observaient dans l'embrasure. Elle souriait et de la fumée
s'éloignait paresseusement de ses narines. « Oh madame vas-y
ferme ta porte là, tu veux qu'on s'énerve encore ? »
cracha-t-il en se remettant en route, mais son élan fut interrompu
par la vision du canon du revolver qui jaillit au bout du bras
malingre de la vieille et se ficha devant sa joue gauche. « Je
crois que c'est moi qui vais m'énerver cette fois Kevin »
grinça la vieille, et il su tout de suite que l'arme était une
vraie. C'était le vieux P38 que Fredo avait perdu quelques mois
auparavant en détalant devant la police, juste derrière le bâtiment
B, là où des vieux traînaient parfois, et Kevin s'apprêtait à
bredouiller quelque chose quand madame Bojezsic ouvrit en grand sa
porte et murmura « entre donc, sale môme, ou je te pique ! ».
Après un bref instant d'hésitation, motivé par le bout glacé de
l'arme qui lui appuyait maintenant sur la tempe, il s'exécuta, et
entra dans le minuscule séjour, qui faisait également office de
salon et de penderie. Au sol, des mégots, des bouteilles vides, des
factures. « Assied toi mon poussin » croassait la vieille
en le poussant vers un petit canapé relativement propre sur lequel
trônait déjà un petit panda roux en peluche tout élimé. « Fais
voir ces jolies enveloppes, et taits-toi. Taits-toi je t'ai dit, non
mais ! » glapit-elle encore, et Kevin n'acheva pas la
vaine menace qu'il entendait proférer. Au lieu de ça, il s'assit,
la bouche entrouverte, haletant, tendit les enveloppes qui lui furent
prestement arrachées des mains, et attendit. La vieille lui montra
du doigt un verre posé devant lui sur la table basse, à côté
d'une pile de papiers, entre une dizaine de tasses de thé froid.
« Prends donc un cacolac » sourit-elle, sans cesser de
braquer le revolver dans sa direction. La bouche sèche, il attrapa
le verre et bu ce qui semblait être du coca tiède, avec un arrière
goût de médicament. Il allait de nouveau dire quelque chose quand
il s'aperçut que madame Bojezsic comptait d'une main les billets
contenus dans les enveloppes posée devant elle, sans les regarder.
« 980, 990, 1000... » égrainait-elle sans le lâcher du
regard, « … ce qui fait donc 15500€ pour un jour et demi,
pas aussi bien que le mois dernier mais mieux que d'habitude quand
même, n'est ce pas ? Et pourquoi pas moi ?» Elle
souriait, et un mince filet de bave descendait lentement sur son
menton. Puis elle déposa les billets dans son sac, et se leva en
grognant. « Pourquoi pas moi, hein ? »
répéta-t-elle, alors que ses yeux cessaient pour de bon de regarder
dans une direction commune. Kevin transpirait maintenant abondamment,
et ses lèvres bougeaient vaguement, sans qu'il parvienne à émettre
un son. Sur la table devant lui, entre les tasses plus ou moins
pleines, la pile de papier tachée de thé et de cendre avait attiré
son attention : son nom y figurait en haut de chaque page, entre
celui des autres membres de la bande des deux tilleuls, et en dessous
on pouvait lire des lignes de chiffres, des horaires, des petites
notes (« en retard ? », « changement de
marchandise », « dépôt de liquide ! »,
« plus d'argents ? », « Pourquoi pas moi ?? »
souligné trois fois …). Il réalisa tout à coup que la dame
lui parlait, mais il l'entendait comme à travers une porte, alors
même qu'elle se trouvait devant lui : « … avez perdu
votre joujou idiot juste à côté de mon banc là derrière, quand
les gendarmes sont venu vous chasser, si vous étiez un peu plus
rigoureux on en serait pas là ! Et puis zut, vous avez de
nouveaux vêtements toutes les semaines, alors qu'on me sucre mes
aides juste parce que... » grinçait-elle sans discontinuer en
agitant l'arme sous son nez. Kevin devait comprendre, il voulu crier
« Madame comment vous savez tout ça là » en désignant les
feuilles devant lui, mais ne parvint qu'a bafouiller une suite de
syllabes absconses, tandis que sa main décollait à peine du canapé.
Quelques secondes plus tard une mousse bleue lui montait aux lèvres,
il basculait en avant et sa tête heurtait une tasse sur la table, la
faisant éclater et en renversant quelques autres. Entaillé juste au
dessus de l’œil gauche, son front se mit à saigner abondamment,
alors que madame Bojezsic continuait son monologue en l'observant,
comme si elle s'attendait malgré tout à ce qu'il réponde.
Au bout de quelques secondes néanmoins,
elle claudiqua douloureusement jusqu'à la cuisine, remarqua qu'elle
avait encore oublié de boire son thé, et recommença à faire
chauffer de l'eau. Elle posa le revolver dans son sac à main qui
pendait lourdement à son côté, et fouilla un bref instant dans un
tiroir, avant d'en sortir des compresses jaunies et un vieux rouleau
de scotch. S'emparant ensuite d'une flasque de vodka bon marché,
elle en versa un peu dans le thé, eut un gloussement bref, puis
retourna dans le salon. Elle se pencha avec peine au dessus du jeune
homme endormi, lui renversa une généreuse quantité de vodka sur la
plaie, et y posa l'ensemble des compresses, avant d'appuyer fermement
dessus des deux mains et de se tenir là, hagarde. Quelques minutes
plus tard, le visage de Kevin arborait quelque chose qui pourrait
passer pour un pansement, et la plaie ne saignait plus. Au dehors, on
entendait déjà les gamins qui gueulaient, inquiets. Et madame
Bojezsic patientait, le téléphone collé à son sonotone et le
revolver à nouveau dans sa main droite, canon braqué sur le sol,
l'air de réfléchir intensément. Ses yeux regardaient de nouveau un
même point fixe, au delà du canon de l'arme.
« -Police Nationale bonjour quel
est votre... » commença une voix fatiguée. »
« -Bonjour, glapit madame
Bojezsic, il y a des coups de feu et plusieurs jeunes gens par terre,
je crois qu'ils vont très mal monsieur, il faut venir tout de suite
au troisième étage dans le bâtiment B cité des Framboisiers, venez
vite. »
Un coup de feu claqua, puis deux.
« -Venez vite monsieur vraiment
c'est urgent ».
Elle raccrocha, essuya du pied les
miettes causées par les impacts de balles dans son plancher, au pied
de la table basse, et remis l'arme encore fumante dans son sac. Puis,
après avoir éteint la bouilloire et englouti deux pilules
supplémentaires dans la cuisine, elle jeta un dernier regard sur le
pauvre Kevin qui dormait toujours sur le canapé, décrocha un jeux
de clefs qui pendait au mur à côté de sa porte et sortit. Dans le
couloir, elle croisa Fredo et Mehdi, qui la frôlèrent en courant
sans lui accorder un regard. Elle sourit et entama une longue
descente par les escaliers, puisqu'ils avaient apparemment bloqué
l'ascenseur, tandis que l'immeuble et la cité s'emplissaient
ensemble de menaces, de hurlements et d'instructions diverses.
« Trouvez moi ce fils de pute ! » cria quelqu'un, le
fils de madame Tokpanou peut être. Elle passa devant deux jeunes
qu'elle connaissait à peine, qui montaient la garde au rez-de-chaussé, fébriles. L'un d'entre eux avait une sorte de fusil qu'on
voyait souvent à la télé. En arrivant à leur hauteur, elle ne pu
s'empêcher de leur lancer « pourquoi pas moi, hein, après
tout ? », mais il ne réagirent pas, et elle eut un autre
gloussement. Alors qu'elle franchissait la porte d'entrée de
l'immeuble, l'un des deux jeunes l'interpella : « Madame
rentrez chez vous c'est dangereux là, rentrez putain », et
elle décida de l'ignorer aussi. Dehors il n'y avait plus grand
monde, mis à part Nabil, Victor et quelques autres qui fouillaient
des yeux la façade du bâtiment B, abrités derrière des voitures
et des arbres. Elle passa sans se hâter, sortant une autre cigarette
écrasée de son paquet antédiluvien et l'allumant devant eux, alors
qu'ils lui intimaient en des termes peu respectueux de se cloîtrer
chez elle le temps que la situation soit réglée. Quelques secondes
plus tard elle ouvrait la portière de sa Renaud 21, et se laissait
tomber sur le siège en gémissant. Quelle journée, se dit-elle.
Elle posa son sac sur le siège passager, l'entrouvrit pour voir les
3 enveloppes qui dépassaient de sous le revolver, et sourit à
nouveau. Avant de mettre le contact, elle se demanda si elle n'aurait
pas dû boire un autre thé, puis si elle avait encore le temps de
dire adieu à madame Tokpanou, du 5ème.
Derrière elle, Nabil approchait à
grand pas, la main sur la crosse de son arme. Pourquoi madame
Bojezsic était elle sortie de l'immeuble malgré les coup de feu ?
Pourquoi n'écoutait-elle pas leurs injonctions, elle d'ordinaire si
prompt à paniquer? Quel était ce sac à main si lourd qu'elle
portait aujourd'hui ? Où était Kevin, ou la personne qui avait
tiré ? Par la vitre arrière, il vit d'abord la chevelure grise
et hirsute de la vieille qui dodelinait, comme si elle parlait toute
seule, puis aperçu le canon de l'arme et les enveloppes, et s'arrêta
net, incrédule. Il eut à peine le temps de la mettre en joue avant
d'entendre les sirènes, qui arrivaient de toutes les directions.
L'instinct lui fit tourner les talons, et s'élancer vers la sortie
de secours prévue pour ce genre de situations, entre les bâtiments
F et G, tandis que des voitures tricolores dérapaient partout dans
la cité en vomissant des hommes en uniformes. Jetant un regard en
arrière, il vit Victor à genoux dans le sable au pied des tilleuls,
les mains derrière sa tête chauve, entouré de flics, et toute une
escouade de ces derniers qui pénétraient dans le bâtiment B.
Bâtiment qui à cet instant précis abritait non seulement Fredo et
Mehdi, mais aussi le groupe chargé de surveiller le « matos »,
au troisième étage.. Et le matos en question. Qu'est ce qui avait
bien pu se passer ? Comment la vieille Bojezsic avait-elle pu
ainsi les doubler ? s'interrogeait-il en slalomant entre les
buissons et les appareils de musculation délabrés, à bout de
souffle. Il était si pris dans ses pensées qu'il ne vit même pas
la petite Renaud 21 le dépasser en toussotant sans se presser, et
tourner à droite au panneau « toute direction ».
Lorsqu'enfin Kevin émergea du canapé
et de son sommeil médicamenteux, le crâne lourd et les paupières
gluantes, ce fut pour tomber nez à nez avec deux membre du RAID peu
commodes. Ils lui posèrent de nombreuses questions sur les documents
présents sur la table basse devant lui avant de l'emmener sans
ménagement dans le chaos de cris, de craquements de portes et
d'uniformes bleu marines qu'était devenu le troisième étage du
bâtiment B, cité des Framboisiers, en ce 17 avril 2016. Et ça
n'est que quelques heures plus tard qu'un inspecteur de la police
scientifique, qui venait de trouver et d'examiner les deux traces de
balles dans le plancher du salon de madame Bojezsic, tomba dans la
chambre de celle ci sur un lit couvert de pilules aux effets divers
devant lequel trônait un vieux poste de télévision qui passait en
boucle une émission vieillotte. Il n'y accorda pas la moindre
importance, se pencha pour l'éteindre et se rendit compte qu'il ne
savait pas comment faire sur ces modèles qui étaient pratiquement
ses aînés. Haussant les épaules, il tourna les talons et sortit,
tandis que le présentateur sur l'écran lançait une fois de plus sa
rengaine favorite « C'est aujourd'hui c'est le bonheur, c'est
la consécration, c'est le voyage, c'est la liberté et c'est tout de
suite dans : Pourquoi pas vous ? Sur antenne 2 ».
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