dimanche 19 avril 2020

Pourquoi pas moi?


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme le 17/04/2020

                            Le thé de madame Bojezsic avait refroidit, la petite tasse bleue devenant en même temps une énième silhouette abandonnée sur sa petite table basse couverte de cendre, au milieu de la pénombre du salon étriqué. Elle s'en referait probablement un dans l'heure qui suivrait, avant d'en siroter une infime quantité puis de le poser dieu sait où lui aussi. En attendant, assise près de l'unique fenêtre et armée d'un petit carnet et d'un vieux stylo a plume, elle s'absorbait comme chaque jour dans la contemplation -en apparence un peu absente- des deux tilleuls qu'on apercevait trois étages plus bas, et de l'agitation qui régnait autour d'eux. Il y avait là, adossés au tronc entouré de cannettes vides ou avachis sur leurs scooters passablement rouillés, les petits gars habituels, mains enfoncées dans leurs poches, un air trop sérieux sur leurs visages de gamins. Kevin, comme toujours, ne tenait pas en place, boxant l'air de ses long bras, sautant d'un pied sur l'autre, parant des assauts invisibles. Mehdi, engoncé dans sa veste écarlate trop serrée, se roulait une de ces cigarettes interdites, en hochant la tête par intermittences, le dos bien calé contre l'un des rares endroits du tronc ou l'on trouvait encore de l'écorce. Devant lui, allongé immobile sur la selle et le guidon de sa bécane branlante, Fredo fixait le ciel de ses grands yeux, en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure. Aujourd'hui, comme la veille, c'était Nabil et Victor qui turbinaient : debout entre le tilleul et l'entrée du bâtiment , épaule contre épaule, beuglant des offres, des ordres et des menaces, ils réceptionnaient chaque client et empochaient l'argent avant de leur glisser des sachets en plastique avec une célérité et une méticulosité indéniables.

                           Madame Bojezsic compta 59 clients entre 8h précise et 9h34, heure à laquelle elle commença à trembler légèrement. Son menton ouvrit le bal, en tressautant de haut en bas, déchaussant son dentier, puis ce furent, comme toujours, ses mains qui lâchèrent le petit carnet et se tordirent, griffant le rebord de la fenêtre et se contractant à intervalles réguliers. Elle poussa un soupir rauque, et se leva en gémissant de son petit tabouret en plastique, une main plaquée sur ses hanches. En quelques petits pas secs, elle fut dans la cuisine, renversant au passage une bouteille de kirsch et deux petites cannettes de vin rosé vides qui traînaient près de la porte. En tâtonnant fébrilement, ses doigts maigres trouvèrent puis ouvrirent une petite boite en métal arborant une sardine vêtue d'un t-shirt de l'Olympique de Marseille. La boite déversa sur le plan de travail quelques douzaines de pilules bigarrées de formes diverses, qui se répandirent ça et là en cliquetant doucement. Madame Bojezsic en choisit 4 avec soin et les mis dans un verre, qu'elle remplie d'un reste de Pepsi avant de retourner brièvement dans le salon. A son retour dans la cuisine, les mains libres, elle ramassa au hasard deux ou trois pilules qu'elle porta péniblement à sa bouche avant de se saisir d'une canette de vin ouverte laissée là la veille et d'en boire quelques gorgées, la tête renversée en arrière. A côté d'elle, contre le frigo, le vieux poste radio diffusait à bas volume et en grésillant des musiques aux rythmes saccadées, qu'elle aurait trouvé curieuses si elle y avait prêté attention. Les yeux clos, elle souriait à présent, les mains appuyées sur le rebord de l'évier, le visage toujours tourné vers le plafond. Imperceptiblement, les tremblements de sa mâchoire ralentirent, avant de s'arrêter complètement. Elle remit son dentier en place avec le pouce et l'index aux ongles jaunis de sa main droite, soupira à nouveau et entreprit de se refaire un thé qu'elle oublia avant même d'y toucher. Elle était déjà revenue s'asseoir devant la fenêtre, avait ramassé son carnet et son stylo, et prenait des notes illisibles. On était le 17 avril, enfin. 

Tout était prêt.

                     Comme prévu, aux environs de 10h30, la clinquante moto aux atours argentés vint glisser tranquillement près du petit groupe rassemblé en bas des tilleuls, chassant les clients par sa simple présence. L'homme juché dessus grommela quelques mots à Nabil, qui souriait comme un bienheureux, et ils se saluèrent en entrechoquant leurs poings, puis l'homme ouvrit les sacoches qui se trouvaient à l'arrière de sa moto et en sortit deux sacs plastiques remplis à craquer qu'il jeta à Kevin, avant de démarrer en trombe et de disparaître à l'orée du bâtiment F. Après avoir finit sa cigarette à la hâte, Kevin s'empara de l'enveloppe que lui tendait Nabil, puis fit passer les sacs à Mehdi et s'empressa de trottiner vers l'entrée du bâtiment B -celui de madame Bojezsic. Arrivé au pied de l'immeuble, après un bref regard alentours, il souleva un pneu déchiqueté, et sortit d'un trou creusé sous le pneu deux autres enveloppes apparemment bien remplies, avant de pénétrer dans l'édifice au pas de course, alors que déjà les clients se rapprochaient de nouveau de son petit groupe. Madame Bojezsic, elle, était déjà derrière sa porte, tremblant légèrement, un sourire distant barrant ses joues creuses et grises. Elle regardait à travers le judas, écrasant en même temps son nez contre le battant, la main droite crispée sur un objet enfouis dans son sac à main en faux cuir élimé. Son autre main tenait une vieille cigarette froissée, qu'elle fumait par petites bouffées, laissant la cendre tomber entre ses pieds sur l'obscur linoléum qui tapissait l'appartement.

                              L'ascenseur émit un crissement pathétique en arrivant au troisième, comme toujours depuis deux ans. La porte s'ouvrit à la volée et Kevin en surgit, tourna à droite pour s'engouffrer dans l'étroit couloir aux couleurs passées, puis s'arrêta, interdit. La porte de l'appartement 39, celui de la vieille Bojezsic était entrouverte, et il voyait ses yeux éteints qui l'observaient dans l'embrasure. Elle souriait et de la fumée s'éloignait paresseusement de ses narines. « Oh madame vas-y ferme ta porte là, tu veux qu'on s'énerve encore ? » cracha-t-il en se remettant en route, mais son élan fut interrompu par la vision du canon du revolver qui jaillit au bout du bras malingre de la vieille et se ficha devant sa joue gauche. « Je crois que c'est moi qui vais m'énerver cette fois Kevin » grinça la vieille, et il su tout de suite que l'arme était une vraie. C'était le vieux P38 que Fredo avait perdu quelques mois auparavant en détalant devant la police, juste derrière le bâtiment B, là où des vieux traînaient parfois, et Kevin s'apprêtait à bredouiller quelque chose quand madame Bojezsic ouvrit en grand sa porte et murmura « entre donc, sale môme, ou je te pique ! ». Après un bref instant d'hésitation, motivé par le bout glacé de l'arme qui lui appuyait maintenant sur la tempe, il s'exécuta, et entra dans le minuscule séjour, qui faisait également office de salon et de penderie. Au sol, des mégots, des bouteilles vides, des factures. « Assied toi mon poussin » croassait la vieille en le poussant vers un petit canapé relativement propre sur lequel trônait déjà un petit panda roux en peluche tout élimé. « Fais voir ces jolies enveloppes, et taits-toi. Taits-toi je t'ai dit, non mais ! » glapit-elle encore, et Kevin n'acheva pas la vaine menace qu'il entendait proférer. Au lieu de ça, il s'assit, la bouche entrouverte, haletant, tendit les enveloppes qui lui furent prestement arrachées des mains, et attendit. La vieille lui montra du doigt un verre posé devant lui sur la table basse, à côté d'une pile de papiers, entre une dizaine de tasses de thé froid. « Prends donc un cacolac » sourit-elle, sans cesser de braquer le revolver dans sa direction. La bouche sèche, il attrapa le verre et bu ce qui semblait être du coca tiède, avec un arrière goût de médicament. Il allait de nouveau dire quelque chose quand il s'aperçut que madame Bojezsic comptait d'une main les billets contenus dans les enveloppes posée devant elle, sans les regarder. « 980, 990, 1000... » égrainait-elle sans le lâcher du regard, « … ce qui fait donc 15500€ pour un jour et demi, pas aussi bien que le mois dernier mais mieux que d'habitude quand même, n'est ce pas ? Et pourquoi pas moi ?» Elle souriait, et un mince filet de bave descendait lentement sur son menton. Puis elle déposa les billets dans son sac, et se leva en grognant. « Pourquoi pas moi, hein ? » répéta-t-elle, alors que ses yeux cessaient pour de bon de regarder dans une direction commune. Kevin transpirait maintenant abondamment, et ses lèvres bougeaient vaguement, sans qu'il parvienne à émettre un son. Sur la table devant lui, entre les tasses plus ou moins pleines, la pile de papier tachée de thé et de cendre avait attiré son attention : son nom y figurait en haut de chaque page, entre celui des autres membres de la bande des deux tilleuls, et en dessous on pouvait lire des lignes de chiffres, des horaires, des petites notes (« en retard ? », « changement de marchandise », « dépôt de liquide ! », « plus d'argents ? », « Pourquoi pas moi ?? » souligné trois fois …). Il réalisa tout à coup que la dame lui parlait, mais il l'entendait comme à travers une porte, alors même qu'elle se trouvait devant lui : « … avez perdu votre joujou idiot juste à côté de mon banc là derrière, quand les gendarmes sont venu vous chasser, si vous étiez un peu plus rigoureux on en serait pas là ! Et puis zut, vous avez de nouveaux vêtements toutes les semaines, alors qu'on me sucre mes aides juste parce que... » grinçait-elle sans discontinuer en agitant l'arme sous son nez. Kevin devait comprendre, il voulu crier « Madame comment vous savez tout ça là » en désignant les feuilles devant lui, mais ne parvint qu'a bafouiller une suite de syllabes absconses, tandis que sa main décollait à peine du canapé. Quelques secondes plus tard une mousse bleue lui montait aux lèvres, il basculait en avant et sa tête heurtait une tasse sur la table, la faisant éclater et en renversant quelques autres. Entaillé juste au dessus de l’œil gauche, son front se mit à saigner abondamment, alors que madame Bojezsic continuait son monologue en l'observant, comme si elle s'attendait malgré tout à ce qu'il réponde.

                         Au bout de quelques secondes néanmoins, elle claudiqua douloureusement jusqu'à la cuisine, remarqua qu'elle avait encore oublié de boire son thé, et recommença à faire chauffer de l'eau. Elle posa le revolver dans son sac à main qui pendait lourdement à son côté, et fouilla un bref instant dans un tiroir, avant d'en sortir des compresses jaunies et un vieux rouleau de scotch. S'emparant ensuite d'une flasque de vodka bon marché, elle en versa un peu dans le thé, eut un gloussement bref, puis retourna dans le salon. Elle se pencha avec peine au dessus du jeune homme endormi, lui renversa une généreuse quantité de vodka sur la plaie, et y posa l'ensemble des compresses, avant d'appuyer fermement dessus des deux mains et de se tenir là, hagarde. Quelques minutes plus tard, le visage de Kevin arborait quelque chose qui pourrait passer pour un pansement, et la plaie ne saignait plus. Au dehors, on entendait déjà les gamins qui gueulaient, inquiets. Et madame Bojezsic patientait, le téléphone collé à son sonotone et le revolver à nouveau dans sa main droite, canon braqué sur le sol, l'air de réfléchir intensément. Ses yeux regardaient de nouveau un même point fixe, au delà du canon de l'arme.

« -Police Nationale bonjour quel est votre... » commença une voix fatiguée. »
« -Bonjour, glapit madame Bojezsic, il y a des coups de feu et plusieurs jeunes gens par terre, je crois qu'ils vont très mal monsieur, il faut venir tout de suite au troisième étage dans le bâtiment B cité des Framboisiers, venez vite. »

Un coup de feu claqua, puis deux.

« -Venez vite monsieur vraiment c'est urgent ».

                            Elle raccrocha, essuya du pied les miettes causées par les impacts de balles dans son plancher, au pied de la table basse, et remis l'arme encore fumante dans son sac. Puis, après avoir éteint la bouilloire et englouti deux pilules supplémentaires dans la cuisine, elle jeta un dernier regard sur le pauvre Kevin qui dormait toujours sur le canapé, décrocha un jeux de clefs qui pendait au mur à côté de sa porte et sortit. Dans le couloir, elle croisa Fredo et Mehdi, qui la frôlèrent en courant sans lui accorder un regard. Elle sourit et entama une longue descente par les escaliers, puisqu'ils avaient apparemment bloqué l'ascenseur, tandis que l'immeuble et la cité s'emplissaient ensemble de menaces, de hurlements et d'instructions diverses. « Trouvez moi ce fils de pute ! » cria quelqu'un, le fils de madame Tokpanou peut être. Elle passa devant deux jeunes qu'elle connaissait à peine, qui montaient la garde au rez-de-chaussé, fébriles. L'un d'entre eux avait une sorte de fusil qu'on voyait souvent à la télé. En arrivant à leur hauteur, elle ne pu s'empêcher de leur lancer « pourquoi pas moi, hein, après tout ? », mais il ne réagirent pas, et elle eut un autre gloussement. Alors qu'elle franchissait la porte d'entrée de l'immeuble, l'un des deux jeunes l'interpella : « Madame rentrez chez vous c'est dangereux là, rentrez putain », et elle décida de l'ignorer aussi. Dehors il n'y avait plus grand monde, mis à part Nabil, Victor et quelques autres qui fouillaient des yeux la façade du bâtiment B, abrités derrière des voitures et des arbres. Elle passa sans se hâter, sortant une autre cigarette écrasée de son paquet antédiluvien et l'allumant devant eux, alors qu'ils lui intimaient en des termes peu respectueux de se cloîtrer chez elle le temps que la situation soit réglée. Quelques secondes plus tard elle ouvrait la portière de sa Renaud 21, et se laissait tomber sur le siège en gémissant. Quelle journée, se dit-elle. Elle posa son sac sur le siège passager, l'entrouvrit pour voir les 3 enveloppes qui dépassaient de sous le revolver, et sourit à nouveau. Avant de mettre le contact, elle se demanda si elle n'aurait pas dû boire un autre thé, puis si elle avait encore le temps de dire adieu à madame Tokpanou, du 5ème.

                        Derrière elle, Nabil approchait à grand pas, la main sur la crosse de son arme. Pourquoi madame Bojezsic était elle sortie de l'immeuble malgré les coup de feu ? Pourquoi n'écoutait-elle pas leurs injonctions, elle d'ordinaire si prompt à paniquer? Quel était ce sac à main si lourd qu'elle portait aujourd'hui ? Où était Kevin, ou la personne qui avait tiré ? Par la vitre arrière, il vit d'abord la chevelure grise et hirsute de la vieille qui dodelinait, comme si elle parlait toute seule, puis aperçu le canon de l'arme et les enveloppes, et s'arrêta net, incrédule. Il eut à peine le temps de la mettre en joue avant d'entendre les sirènes, qui arrivaient de toutes les directions. L'instinct lui fit tourner les talons, et s'élancer vers la sortie de secours prévue pour ce genre de situations, entre les bâtiments F et G, tandis que des voitures tricolores dérapaient partout dans la cité en vomissant des hommes en uniformes. Jetant un regard en arrière, il vit Victor à genoux dans le sable au pied des tilleuls, les mains derrière sa tête chauve, entouré de flics, et toute une escouade de ces derniers qui pénétraient dans le bâtiment B. Bâtiment qui à cet instant précis abritait non seulement Fredo et Mehdi, mais aussi le groupe chargé de surveiller le « matos », au troisième étage.. Et le matos en question. Qu'est ce qui avait bien pu se passer ? Comment la vieille Bojezsic avait-elle pu ainsi les doubler ? s'interrogeait-il en slalomant entre les buissons et les appareils de musculation délabrés, à bout de souffle. Il était si pris dans ses pensées qu'il ne vit même pas la petite Renaud 21 le dépasser en toussotant sans se presser, et tourner à droite au panneau « toute direction ».

                         Lorsqu'enfin Kevin émergea du canapé et de son sommeil médicamenteux, le crâne lourd et les paupières gluantes, ce fut pour tomber nez à nez avec deux membre du RAID peu commodes. Ils lui posèrent de nombreuses questions sur les documents présents sur la table basse devant lui avant de l'emmener sans ménagement dans le chaos de cris, de craquements de portes et d'uniformes bleu marines qu'était devenu le troisième étage du bâtiment B, cité des Framboisiers, en ce 17 avril 2016. Et ça n'est que quelques heures plus tard qu'un inspecteur de la police scientifique, qui venait de trouver et d'examiner les deux traces de balles dans le plancher du salon de madame Bojezsic, tomba dans la chambre de celle ci sur un lit couvert de pilules aux effets divers devant lequel trônait un vieux poste de télévision qui passait en boucle une émission vieillotte. Il n'y accorda pas la moindre importance, se pencha pour l'éteindre et se rendit compte qu'il ne savait pas comment faire sur ces modèles qui étaient pratiquement ses aînés. Haussant les épaules, il tourna les talons et sortit, tandis que le présentateur sur l'écran lançait une fois de plus sa rengaine favorite « C'est aujourd'hui c'est le bonheur, c'est la consécration, c'est le voyage, c'est la liberté et c'est tout de suite dans : Pourquoi pas vous ? Sur antenne 2 ».



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire