mercredi 29 avril 2020

... Et hop


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme 

                    Nour est assis en tailleur, la tête basse et les mains sur les genoux, sur l'unique siège de la petite pièce circulaire inondée d'une lumière fade. De petite taille, le visage mangé de barbe poivre et sel, le nez long et rendu difforme et bigarré par les coups récents, il porte une blouse d'un blanc cassé presqu'entièrement poisseuse de sang. Le sien en partie, en plus de celui de 4 de ses collègues, dont deux gisent au sol juste derrière lui. L'un d'eux émet par moment un sifflement rauque. Nour leur jette un regard froid en plongeant sa main dans sa poche pour en sortir une cigarette et une boite d'allumettes, et rapidement une fumée rendue immaculée par l'éclairage se répand autour de lui. Il entend vaguement les coups sourds et les cris étouffés qui résonnent sans cesse dans le couloir qui débouche sur la pièce au milieu de laquelle il trône à présent. C'est l'équipe de sécurité qui tente de défoncer la seule porte d'accès, avec ce qu'ils ont sous la main. Conscient que le temps ne lui manque pas, il fume doucement en observant avec attention les six petits tubes à essais rangés dans une minuscule console en verre suspendue au milieu de la pièce. La portée de ce qu'il est sur le point d'accomplir comparée à la difficulté dérisoire de l'opération le submerge par moment, et il prend une longue inspiration en plissant les yeux. Le tube à essais situé tout à droite peut être. Ou le numéro deux à partir de la gauche, pourquoi pas ? Qu'importe. Il le sait, chacun d'eux contient des souches de bacilles synthétiques uniques, perfectionnés depuis des décennies pour être aussi contagieux et létal que possible... Que l'un d'eux s'entrouvre l'espace d'un battement de cœur, et c'est 92% à 97% de la population européenne qui disparaît dans l'année, avant que le reste du monde ne suive inévitablement. Boites de pandore au coût exorbitant, destinées à n'être jamais utilisées mais simplement étudiées, admirées, craintes, révérées. Tout a été fait pour garantir à cette partie du site une sécurité optimale. Et il suffit d'un homme pour balayer tout cela.

                    Qu'est ce qui a poussé Nour à sortir un long couteau en céramique de sa veste, après avoir passé sans problème les derniers portiques de sécurité du laboratoire de recherches en ce matin du 25 avril 2023 ? Il n'a eu aucun mal à se débarrasser du petit stagiaire, qui n'a pas détaché son regard de son téléphone jusqu'à ce que le couteau pénètre dans la base de son cou puis en ressorte avec un chuintement humide. Son supérieur hiérarchique direct, le vieux docteur Villiers, ne s'est aperçu de rien non plus, avant de rouler sur le sol en tentant vainement de refermer des deux mains la plaie béante qui remplaçait dorénavant sa pomme d'Adam. Les deux collègues suivant lui ont donné un peu plus de fil à retordre, et il a été blessé à l'aine et à la main gauche par des coups de tournevis administrés dans la panique. Son arcade sourcilière gauche a elle aussi écopée d'une série de coups de poings qui l'ont fait voler en éclat et son nez est sûrement cassé, sans compter la tâche sombre qui grandit sous son oeil. En somme, bien peu de choses, pense-t-il, pour en arriver là. Un autre sifflement rauque émane du corps de celui qui fut son collègue. La porte dans le couloir semble sur le point de céder, il s'en rend compte et se lève afin de saisir le code à 12 chiffres qui contrôle l'ouverture de la console en verre. Dès que retentit le petit tintement signifiant l'autorisation d'accès, il entrouvre la console, saisit un des tubes à essais et le place entre son visage et la lumière diffusées par les néons au plafond, comme si il pouvait voir ce qu'il contient. Il se souvient de ses premiers pas dans le laboratoire, du sérieux de ses collègues, des années qu'il a fallut avant qu'il obtienne l'autorisation de se déplacer dans l'aile ouest, où il se trouve actuellement. Il se souvient de ses études de médecine, du sourire béat de Roshan et de la teinte presque ambrée de sa peau, de la dernière fois qu'il a eu l'impression que la vie n'avait pas besoin d'avoir un sens clair et précis pour être supportable. Il se souvient de l'époque où il était trop jeune pour comprendre quoi que ce soit, puis de celle où il était convaincu d'avoir compris, et enfin des suivantes qui lui ont appris qu'à l'image de ses semblables il ne comprendrait jamais rien. Juste assez pour avoir l'impression d'être sain d'esprit dans un sanatorium à l'échelle planétaire dont le personnel aurait jeté les clefs et cloué les portes. Tout ceci lui paraît si médiocre, si fragile, si vide, une succession d'échecs si pathétique et inconséquente qu'il doit se mordre les joues pour ne pas hurler. Hop, on l'avait casé en virologie à l'issue de ses études alors qu'il n'avait jamais eu que faire de cette discipline. Hop ! Roshan avait disparue du jour au lendemain, emmenant avec elle leur chien, leurs plantes et la seule de leurs trois filles qui était saine de corps et d'esprit. Hop, il avait perdu la foi d'un coup, sans le vouloir, se voyant privé en même temps d'un pilier essentiel de son approche du reste du monde... Et du contact avec sa famille de sang. Hop, les dirigeants du monde semblaient s'être passé le mot et avoir décidé de calquer leurs politiques sur les pires dystopies que comptaient la science fiction depuis les années 50, se servant de catastrophes naturelles pour consolider leur pouvoir et amasser le nouvel or du 21ème siècle, l'information. Hop, on avait décidé que la vérité dépendait du point de vue de chacun et créé des algorithmes besogneux qui renforçaient chaque jour les croyances et les suppositions de tous, rendant toute recherche d'information absolument vaine, transformant le monde en un bubon rempli à craquer d'opinions bancales et de théories du complot qui seraient risibles si elles n'étaient pas colportées par des faiseurs d'opinions officiels. Hop, on fonçait dans tant de murs à la fois en n'ayant jamais l'air de vouloir ralentir qu'il fallait désormais choisir son combat parmi les dizaines de défis qui menaçaient l'Homme et une partie du règne animal, sans aucun espoir de voir sa cause progresser puisque le cours terme était plus que jamais maître des événements. Hop ! On avait refusé d'accorder plus de budget à la recherche de vaccins, pour se concentrer sur la technologie nécessaire à la guerre « sale », années après années, peu importe le camp supposé du bonhomme au pouvoir à ce moment là. Tout cela était arrivé de manière imprévisible... Ou l'était-ce vraiment ?

                  Nour entend la porte qui cède au fond du couloir, il se lève et se retourne doucement en cherchant de sa main libre une autre cigarette, qu'il allume avec le mégot de la précédente tandis que les cris de l'équipe de sécurité se rapproche. Dans son autre main, le petit tube à essais est blotti, minuscule, absurde, absolu. « Putain ! ». Quelqu'un vient de crier dans le couloir. Ils ont dû trouver le stagiaire et Villiers dans le réfectoire. Des pas. Un bruit d'arme à feu que l'on charge. D'autres injures étouffées quand ils arrivent au niveau de la petite pièce circulaire où Nour leur fait maintenant face, cigarette aux lèvres, bras ballants. C'est le jeune Marc qui se tient devant lui dans son uniforme noir, le canon de son Glock 17 tremblant légèrement alors qu'il ne peut détacher son regard des deux corps à ses pieds. « Bougez pas, on a tout vu sur les caméras... » bégaye-t-il. « Vous vous rendez compte ? » le coupe Nour. Il porte la main à ses lèvres, en retire la cigarette et poursuit : « Est-ce que vous arrivez à vous représenter à quel point tout ceci est... Je veux dire, tout peut se terminer, comme ça, hop ! ! Et le seul endroit où on peut être à l'origine de ça... C'est ici ». Sa voix est un coassement désagréable, il a un petit rire sec. Marc est rejoint par ses deux collègues Kamel et Frank, comme prévu. Ces trois débutants sont toujours de service le mardi matin, équipe réduite. Aucun des autres gardiens de sécurité n'aurait pénétré dans cette partie du complexe étant donnés les risques potentiels. Les deux nouveaux arrivants pointent leur tasers sur la silhouette écarlate du scientifique, fébriles. Un silence. Nour tire une bouffée puis écarte doucement les mains. « Hop ! » glapit-il, « Un royaume s'effondre, un million d'âmes disparaissent, pas de logique, pas de pitié, pas de règles, hop ! » Les trois hommes armés, épaules contre épaules, ne le quittent pas des yeux, Frank crache « Ecoute moi bien fils de pute, je m'en fous de tes conneries, tu vas avancer doucement avec tes deux mains derrière la tête, et lâcher cette clope et cette ampoule de merde ok ? » Sa voix tremble un peu, Nour sourit à nouveau, tout est si prévisible, si facile, si dépourvu de substance. Il lève la main droite et envoie d'une pichenette le mégot s'écraser dans l'oeil de Marc qui hurle en ouvrant le feu à l'aveugle, la balle fuse à droite de la tête de Nour et ricoche contre le mur du fond derrière lui puis le plafond avant de revenir aller se ficher avec un petit craquement entre la bouche et le menton de Frank. L'homme bascule en arrière en gargouillant, et Kamel tire à son tour en visant le torse du scientifique. Nour sent une piqûre sous le pectoral droit, puis au dessus du nombril, il avance mécaniquement en souriant vers la porte que barrent encore Marc et son collègue, et trouve la force de scander « hop ! » juste avant qu'une balle ne le touche sous l'oreille gauche et l'envoie s'étaler sur le corps de ses deux dernières victimes, inerte. Tandis que Marc se retourne pour constater le décès de Frank, Kamel fait feu à nouveau, touchant le corps déjà sans vie de Nour à trois reprises, puis reprend son souffle, et entreprend de le fouiller. Arrivé à la main gauche du mort, il en desserre les doigts, et recule d'un pas, interdit.

                     Dans la paume de la main, le tube à essais est en morceaux, mais ça n'est pas ce qui attire son attention. Toute la peau jusqu'au poignet semble se fissurer, des bulles jaunâtres crèvent à la surface des plaies laissées par le verre brisé, et une odeur de putréfaction se fait déjà sentir. Kamel tousse en reculant, agrippe Marc par l'épaule et le traîne dans le couloir, déjà sa vue se brouille, il tente de cracher mais sa bouche est desséchée. Ils parviennent tout deux à la porte vitrée qui mène au reste du complexe juste à temps pour la voir se refermer devant eux avec un claquement métallique. Derrière, des employés du laboratoire les dévisagent, en sueur, l'air contrits et terrifiés. L'un d'entre eux hausse les épaules en proférant des paroles qu'ils ne peuvent entendre, mais qu'ils déchiffrent sans peine. « Désolé, quarantaine ». Un silence, seulement brisé par les respirations lourdes de Marc et Kamel. Soudain, de l'autre côté de la vitre, un homme porte la main à sa gorge et tousse, projetant quelques gouttes de sang qui s'écrasent sur la porte avant de couler doucement. 

Des deux côtés, des hurlements résonnent.



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