lundi 20 mars 2023

La prison que j'ai construite

 LA PRISON QUE J'AI CONSTRUITE


Nouvelle écrite à partir du thème éponyme. L'exercice, donné par mon amie Jehanne, était de "faire ressentir le sens du toucher tout au long du texte". 

00h23 

On m'effleure le bras, une main passe furtivement dans mes cheveux. Dans ma poche, une vibration presque continue m'informe de l'intérêt que me témoignent des gens sans visage, qui ne s'expriment plus qu'en petits dessins séquencés de manière quasi-identique. Flamme flamme, pouce vers le haut. Volcan volcan, visage hilare, lunettes de soleil, flamme. Mains jointes, visage hilare, visage hilare, poing fermé, poing fermé, flamme, pouce vers le... On me pince la joue, je reviens à moi et pose mon regard sur la brune au teint mat, couverte de taches de rousseur, qui à présent me tapote le cou en souriant. « Franchement, c'est pas pour faire genre, mais j'vais pas te mentir, c'était vraiment archi bien, ah ouais, archi archi archi bien. C'est fou de voir que tia tout fait tout seul, tié trop fort ». Sa voix est un peu nasillarde, elle sourit encore plus largement et je comprends qu'elle fait partie des gens qui triment dans mon sillage et comptent sur moi, sur mes résultats, pour leur propre progression. Je transpire encore pas mal, j'aimerais arracher la veste en satin striée de bandes fluo qui me gratte le dos mais je ne porte rien en dessous et je me rends bien compte qu'il fait salement froid dans le carré fumeur. Je souris à mon tour et lui frôle le menton en lâchant, la voix un poil plus grave qu'au naturel : « T'as vu ça ? On est là on est là, c'est ça qui arrive quand on charbonne frère », je m'entends dire cette suite de mots abscons, je les découvre en même temps qu'elle, elle rosit en riant et je me retourne pour mettre fin à cet échange en demandant du feu au cameraman qui me suit depuis des semaines. Ou des mois. 

« Aiiight », il dit sans cesser de me filmer, en secouant la main qui ne tient pas son stabilisateur. Il attend clairement que je réagisse. En une seconde je voûte mon dos, ma bouche se tort et je me balance d'une jambe sur l'autre en éructant « vas-y ma caille t'as capté on a retourné le Molotov à Massilia-zoo, envoie le briquet qu'on fasse cracher l'dragon, aiiight c'est chaud ici, on est là on est là, hahaaaaa », il est mort de rire mais silencieux, parce que pro, et me tend son briquet. J'allume le joint qui traîne dans mon paquet de clopes en me brûlant le pouce au passage, je crois que je n'aime plus le goût du shit. On m'enlace par derrière, je me dégage et découvre la journaliste qui m'a interviewé avant l'événement, avec une copine à elle, elles ont l'air un peu saoules et me regardent comme si elles n'en croyaient pas leurs yeux. Je sens les larmes monter et tire bien trop fort sur le joint. Mes lèvres m'en veulent, et me le font savoir. Ma poche vibre à présent en continu. Je souffle la fumée sur le côté en m'appuyant d'un coude sur la barrière en bois couverte d'autocollants écornés, et je leur décoche le sourire qui marche le mieux -un peu plus large à gauche qu'à droite, dents serrées, sourcils un peu froncés. Je les regarde et laisse exister un court silence calculé, puis je leur sors une énormité que j'entends à peine par-dessus le son des basses qui se déverse sur nous et dans la rue, au-delà de ce cocon étouffant. Elles éclatent de rire en s’attrapant l'épaule et le coude, sans me lâcher des yeux, une main inconnue passe dans mon cou, quelqu'un joue avec mes tresses, on me claque la fesse droite, je fais un effort absurde pour ne pas me retourner, les flashs sont autant de gifles, j'ai envie de hurler et je souris à pleines dents.


11h48 

« Alors quand est ce qu'il est millionnaire hein, le futur, heu, le futur Elie Semoun ? Ça va mon fils ? » Il me fait cette blague à chaque fois, avant que j'ai mis un pied dans l'appartement, avant que j'ai pu ouvrir la bouche, en me compressant le bras d'une main par intermittence. J'aimerai me rappeler de la dernière fois qu'on a pu parler de quelque chose d'autre. Mes trois sœurs et mon frère sont déjà là, assis autour de la vieille table basse en bois mal laquée, en train d'écluser des kirs en grignotant des trucs aux couleurs criardes. On me demande quand sort le clip, on fait des blagues envieuses sur ma vie « de rêve » que je « mérite vraiment », on me félicite pour l'interview, on me demande des sous plus ou moins directement. J'essaye de prendre des nouvelles de mes neveux, de savoir comment va Sara depuis son opération. On me répond à peine, on balaye tout ça d'un revers de main en me bombardant de questions sur ma nouvelle coupe de cheveux -les tresses/dreadlocks font l'unanimité-, la « chance incroyable que j'ai », ma relation avec Célia -dont le dernier single « Revi1 BB ou c la f1 » cartonne apparemment. J'ai écrit le refrain. Je passe les doigts sur la surface rugueuse de cette table qui est plus vieille que moi, en faisant mine d'écouter le bourdonnement de paroles confuses qui m'enveloppe. Des blagues sortent de ma bouche par automatisme, une majorité d'entre elles font mouche, deux heures passent, on se fait la bise, on me demande des sous, je sors en faisant quelques pas de danse, ils rient en applaudissant.


14h02

« … et c'est pour ça, je voulais savoir si on pouvait, si peut-être il y avait un genre de plainte qui pourrait dissuader ces personnes de me... de me harceler, en fait. » Je me mordille les lèvres sans m'en rendre compte, en pianotant sur le comptoir en faux marbre turquoise. De l'autre côté de la vitre, le flic me regarde d'un œil torve, avant de hausser les sourcils et de sourire largement. « Ah mais c'est vous, le, mmh, le gars qui... Le mec marrant là non ? Ah bah ça fait plaisir, mon fils, enfin le fils de ma, de ma compagne, il est fan. » Le sourire s'élargit encore, son front immense réfléchit la lumière blafarde du néon qui le surplombe, j'essaye de répondre quelque chose mais il m'interrompt d'un geste, avant de reculer sa chaise de bureau à roulette et d'appeler à la cantonade : « Hey c'est qui qui a le, le mec marrant du film là, non de, du truc à la télé ? C'est bibi ! Alors Longjumeau, prends bien ça dans ta gueule » Il s'esclaffe, impossible de là où je me trouve de percevoir la moindre réaction de la part de ses collègues, qui échappent à mon champs de vision. Je tente à nouveau, sans grands espoirs : « Y a un truc qu'on peut peut être faire, en anglais ça se dit « restraining order », vous savez c'est quand... « Oh l'autre avec son anglais là haha, vous m'avez perdu, j'sais plus où j'suis » Il renifle très fort, plusieurs fois de suite, en se tenant la panse à deux mains, à bout de souffle. Des petites larmes apparaissent au coin de ses yeux, que sépare à peine l'arrête d'un nez rougeaud. Il cesse de rire, s'essuie le visage de la manche droite de sa chemise, puis reprend : « Non mais vous savez faire le con n'importe comment, heu, enfin vous imitez très bien quoi, c'est fou. » Les yeux clos, je pose mon front contre la vitre qui nous sépare, en respirant profondément. « Monsieur l'agent, c'est vraiment sérieux, c'est... C'est important, ce que je vous demande. Les gens croient... » Lorsqu'il m'interrompt de nouveau, la déception dans sa voix est palpable. « Les gens croient, les gens croient, écoutez on va se détendre un peu d'accord, y a pas mort d'homme, tout le monde, heu, tout le monde rêverait d'être à votre place, de se créer une situation pareille, faut savoir, comment on dit ? Faut assumer aussi, donc pour... » Le reste se perds dans le brouhaha constant qui règne dans le commissariat, tandis que je prends la fuite à grande enjambées en murmurant des insultes incohérentes, me voici dans la rue, j'ai mal partout, je regarde l'heure, on me hèle et je saute dans un Uber alors que deux adolescents me pourchassent, smarphone en main, en hurlant des citations de ma dernière apparition sur une quelconque émission YouTube.


 16h34 

« Wallah je suis trop trop une fan, hey on va pas s'mentir comment vous êtes trop drôle j'suis morte ». Elle a un rire bref et strident. Ses mains me pétrissent les épaules et le cou, s'attardent sur ma nuque, l'odeur de l'huile me file un peu la gerbe, j'ai la gueule de bois et la gorge sèche. La joue écrasée sur la table de massage, je cherche une succession de mots qui conviendraient pour lui répondre, sans succès. « Genre j'suis sûr vous pouvez me faire rire là genre trop facilement », elle ajoute. Une pause. Je grogne, les mots veulent sortir, je tente de maîtriser ma voix malgré la boule qui vient d'apparaître dans ma gorge et finis par lâcher « C'est pas toujours facile... » mais ma voix se brise. Elle rit aux éclats. « Trop fort haha j'suis morte, hey franchement c'est abusé, c'est pô toujours faciiiiile haha sérieux vous êtes trop fort ». Je déglutis et force un sourire carnassier. « Nan, c'est toi qui es bon public t'as vu » Ce coassement à peine audible semble lui convenir, elle rit à nouveau, à gorge déployée, en malaxant mon dos. Je sue toujours à profusion, la table est gelée, j'ai envie de lâcher prise et de hurler, je ressens les vibrations ininterrompues de mon téléphone pourtant posé à quelques mètres de moi. C'est terminé, selfies, embrassade à sens unique, compliments, envie, ascenseur, taxi. Un coup d’œil à mon écran m'apprends qu'en une heure, j'ai récolté 465 likes, 89 demandes d'amis, une petite vingtaine de messages privés un peu pitoyables de parfaites inconnues pas farouches. Célia m'a écrit aussi, 17 fois, pour savoir où on dîne ce soir et si je « suis cho pour 1 shooting photo avec le gars de Bref ». Je réponds par automatisme, sans écouter les salades que le chauffeur me déverse avec application, puis jette mon portable sur la banquette et renverse la tête en arrière en expirant longuement par la bouche, mes yeux se ferment, le cuir me colle à la nuque, j'ai mal au crâne et au dos. Un instant passe, le chauffeur m'affirme que je suis « très drôle c'est clair, et même franchement votre carrière, tout faire tout seul comme ça, votre carrière elle est bien, franchement elle est grave bien, mais mon cousin à Agadir lui il est tellement drôle aussi en vrai vous devriez faire un truc, je vous file son Snap et... » Je coupe le son mentalement, ma gorge est toujours bloquée, mes lèvres serrées, impossible de sortir la moindre syllabe. Sans ouvrir les yeux, je cherche mon téléphone à tâtons, le trouve, et m'oblige à relever la tête pour répondre à Célia. « Franchement BB je suis a bout, genre limite au bord des larmes jpp, viens on reste à la casa ce soir ». Je n'ai pas le temps d’enchaîner, la réponse est fulgurante : « arrête de te plaindre tt va bien tout le monde compte sur toi fais pas le gamin wsh ». Je réprime un sanglot en me plaquant la main gauche sur la bouche. J'essaye : « Sérieux je peux pas je te jure BB ». Envoyé. Quelques secondes plus tard, une fin de non recevoir me parvient, précédée de trois visages arrondis de couleur ocre, penchés sur le côté, en plein fous rires: « Jte jure jvais te giflé mdr, aller BB rdv chez Konbini 18h pr le shooting après on va dîner après on va danser » puis un certain nombre de cœurs de différentes couleurs que je ne prends pas la peine de compter, mon rythme cardiaque s'accélère, je suis à bout de souffle en quelques secondes, je coupe la parole au chauffeur et lui demande de faire demi tour, direction Montmartre. 


18h21 

J'arrive à destination, pourboire, selfie, promesses en l'air, des gens aux cheveux fluorescents me reconnaissent dans la rue et m'agrippent, me caressent, me palpent, selfies selfies selfies, je me dégage et m'engouffre dans l'entrée de mon immeuble, j'entends « sale crevard !» avant que la porte ne claque. Ascenseur, salon temporaire, tapis duveteux où se perdent mes orteils, canapé. Mon téléphone vibre et émet un rugissement enregistré par mes soins, pour la 6ème fois de la journée, me signalant par là que c'est l'heure d'enregistrer une courte vidéo en impro pour Tiktok, et que je dois porter la casquette de la marque qu'on tente de lancer pour moi. Mes mains se remettent à trembler, comme hier ou la veille je ne sais plus, j'entends à peine le bruit de l'écran du téléphone qui se fracasse sur la table basse en verre, je me couvre le visage des deux mains, mes paumes sont brûlantes, les sanglots se déchaînent d'un coup, le portable vibre sans discontinuer.  

Je hurle, recroquevillé au fonds de moi même dans cette scintillante prison que j'ai construite, et dont mes semblables sont devenus les gardiens.

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