lundi 18 décembre 2023

Le Temps des Oliviers

Nouvelle écrite d'après le thème éponyme


Derrière la vitre trempée, les immeubles défilent, impassibles et mornes, séparés parfois par des saignées de goudron mouchetées d'arbres chétifs. Sur certaines façades, d'immenses panneaux publicitaires glorifient on ne sait quoi, les glabres visages qui y trônent restant figés dans des piaillements niais. Une voix de femme grésille dans le wagon, annonçant sobrement l'arrivée imminente à Paris Gare de Lyon. A ces mots, une bonne moitié des passagers se lève, s'ébroue, se bouscule et récupère diverses affaires avant de se tenir debout dans la travée centrale, formant une file d'attente compacte et remuant de concert avec le train qui roule toujours. 


 Marin n'a pas entendu l'annonce, mais il a remarqué l'agitation habituelle qui l'a suivit. Il ne réagit pas, enfoncé dans sa veste en cuir trop large pour lui, ses boucles hirsutes aplaties contre la vitre, les mâchoires serrées. Dans son casque, les premières notes du « Temps des Oliviers » se font entendre, lancinantes, et une sensation de chute libre le saisit un instant. Son regard oscille constamment, suivant l'une après l'autre les gouttes de pluie qui strient son champs de vision à l'horizontale sans discontinuer. Quelqu'un ri, très fort, pas loin derrière lui. Il ferme les yeux et soupire longuement. Seule une gamine aux tresses roses, assises dans la rangée de devant et qui l'observe entre les dossiers de sièges, remarque les deux larmes qui glissent sur ses joues et disparaissent dans le système de ventilation situé sous les fenêtres. 


 Le train ralentit de plus en plus, et finit par s'arrêter tout à fait. Marin se lève par réflexe, et patiente alors que ses contemporains piaffent autour de lui, jusqu'à ce que tous parviennent à l'extérieur du wagon, dans la cohue prévisible des arrivées en gare. Sa valise à roues à la main, il trotte le long du quai, les yeux écarquillés, l'air préoccupé et un peu perdu. A mesure qu'il s'approche de la foule massée devant lui, son regard se pose sur les visages anxieux qui lui font face, et il soupire à nouveau. Des paires d'yeux le dévisagent brièvement, on le voit mais nul ne le regarde, et nul ne l'attend. Des sourires apparaissent, des amants s'embrassent. Des rires se font entendre, un petit garçon en béquilles est porté haut par son père, ou son oncle, ou qu'importe. Marin traverse la multitude en frissonnant, croyant voir celle qui le hante chaque fois qu'une chevelure blonde attire son attention. Une fois de plus, il n'a pu s'empêcher d'imaginer qu'elle serait là, qu'elle l'attendrait avec sur le visage cette moue boudeuse qu'il adorait. Ils se prendraient dans les bras et s'étreindraient sans mot dire, sentant à peine les autres passagers les frôler en râlant. Il lui partagerait ses regrets, ses failles, elle accepterait ses excuses, il la ferait rire, ils... 


Un homme aux yeux morts ne portant qu'une chaussure se tient devant lui, la main tendue, paume ouverte vers le plafond. Une effroyable odeur d'urine et de transpiration rance émane de tout son être. Marin n'entends pas ses élucubrations, et parvient à l'esquiver machinalement d'un bond sur le côté, percutant presque un homme âgée qui essayait d'acheter un billet à l'une des bornes automatiques présentes dans le hall 1 de la gare. Le vieil homme proteste, mais Marin est déjà parti. En descendant le parvis sous une pluie battante, il réfléchi à la soirée qui l'attend. Une demie heure de métro, puis environ dix minutes de marche. Il fera nuit lorsqu'il refermera la porte de son studio, à Montrouge. Il faudra qu'il appelle sa mère, qu'il lui parle de son travail, qu'elle fasse semblant de comprendre de quoi il s'agit. Il pourra lui dire que le rendez vous à Montargis s'est très bien passé, que les clients ont apprécié sa vision concernant les pôles d'innovation et d'excellence qui seront chargés de structurer les process lors du merger. Il pourra lui dire ce qui lui plaît et inventer des mots et des collaborateurs sans que ça change grand chose, à dire vrai. Puis elle lui dira qu'elle l'aime, et il raccrochera en forçant sa voix pour la rendre aussi joviale que possible. Ensuite, il restera assis dans son canapé élimé, à faire défiler des absurdités sur l'écran fatigué de son téléphone. De temps à autre, son regards se perdra sur le mur devant lui, slalomant entre des photos d'un couple qui n'est plus et des réminiscences colorées d'une époque où il ne pouvait pas s'empêcher de créer. Toiles, collages, silhouettes et formes abstraites ornent toujours les parois qui l'entourent, mais les ans les ont transformé, quoi qu'imperceptiblement. Là où il voyait une forme d'accomplissement, une fierté d'avoir tant essayé, expérimenté, exploré, il ne reste plus qu'une collection d'efforts vains, d'histoire trop racontées et de questions éternellement stériles. Il soupirera, beaucoup, sanglotera peut être un peu, discrètement, en écoutant une fois de plus le « Temps des Oliviers ». Il pensera à plusieurs reprises qu'il serait bon qu'il appelle quelqu'un, un ami, un collègue, une connaissance, et il passera en revue de nombreux noms dans son téléphone. Pendant de longues minutes, il en fixera un en particulier, et écrira quantité de messages aussitôt effacés, dont le contenu oscillera entre une détermination viscérale, un ressentiment puéril et des apitoiements pathétiques. Il finira par essayer de lire, cuisiner, écouter une émission et même ranger quelque coin obscur de son studio, sans accomplir une seule de ces tâches plus de quelques minutes. Puis il ouvrira probablement une grande canette de bière trop forte et trop sucrée, et... 


Une explosion tonitruante dans le ciel le ramène au présent. Il pleut de plus en plus fort, le fracas des trombes d'eau qui assaillent la chaussée est assourdissant. Voici maintenant plus de deux heures que Marin s'est assis sans vraiment y penser, sur un petit muret près de l'entrée du métro Quai de la Rapée. Ses épaules malingres tressautent faiblement, sa bouche s'ouvre et se ferme dans un monologue inaudible, ses yeux restent écarquillés. Les rares passants qui trottent tant bien que mal en agrippant leurs parapluies le remarquent à peine, figure cocasse ruisselante et presque immobile. Depuis quelques années, il est devenu difficile de lui donner un âge, tant ses traits se sont tirés. Sa veste en cuir, ses grands yeux sombres et ses cheveux bouclés le rajeunissent un peu, mais le reste de son accoutrement évoque plutôt un col blanc de petite classe moyenne, usé et fripé. Sur son omoplate droite, un vieux tatouage abîmé proclame toujours un slogan utopique qu'il ne supporte plus, depuis que le temps est passé sans ménagement sur ses rêves et ses idéaux naïfs. Un autre éclair, une nouvelle explosion. Un souvenir flou mais réconfortant lui revient, et il est secoué d'un bref ricanement alors qu'il se revoit, à trente ans, faisant rire aux éclats ceux et celles qui l'aimaient. L'époque où il se racontait du matin au soir, celle où on lui demandait conseils et soutient. Le temps béni où une jeune femme généreuse et naïve avait cru qu'elle pourrait le supporter, malgré lui, parce qu'elle voyait en lui tout ce qu'il ne parvenait pas à accepter. Son talent, ses dons, ses faiblesses les plus béantes. Ses lèvres s'entrouvrent et il souffle « Ma petite princesse », avant de se taire à nouveau. Sept ans avaient passé. Sept ans au cours desquels il avait dû se rendre à l'évidence : sa trentaine ne serait pas « la plus belle décennie de sa vie » comme il aimait à le répéter après ses études. 


La pluie a cessé. Marin respire par petits à coup, pas tout à fait réguliers. Il ne se rends pas compte qu'il frissonne faiblement, ni qu'un filament poisseux relie le bout de son nez au sol, entre ses jambes. Ses pensées se croisent et se remplacent, monologue éreintant et cacophonique qui le mène immanquablement aux mêmes conclusions apparemment inéluctables. Plusieurs fois par minute, il pose la main sur la poche gauche de sa veste, là où se trouve son téléphone, comme pour s'assurer qu'il ne vibre pas. Tout aussi régulièrement, il jette des coups d’œil à sa gauche, près de la sortie de métro, et se demande si les quatre jeunes qui y font le pied de grue pourraient lui vendre un peu de shit, ou quelque chose d'autre. Il se lance en lui même dans des ébauches de grandes déclarations brûlantes, d'accusations libératrices, de regrets, de tant de choses qu'il n'a pas dites et ne dira jamais. Puis il se remémore avec précision l'emplacement des épiceries de nuit qui pullulent autour de la gare, et se voit en sortir avec des sacs pleins de bières fraîches, sans parvenir à décider de la suite des événements. Il pense à la journée du lendemain, et n'arrive jamais à se voir quitter son lit. Il regarde passer des vieux en haillons, désorientés et poussant des caddies branlants, et une culpabilité absurde lui coupe la respiration. Il sanglote, gémis des « pardon » et bafouille des prières décousues. En son for intérieur, il s'approche de gouffres entêtants, au fond desquels brille une forme de libération définitive, un lâcher prise dont on ne revient plus. Sans qu'il ne le remarque, la pluie s'est remise à tomber. 


La première bière ne lui a rien fait. Il l'a vidé d'un trait, debout en silence devant l'épicerie, sa valise à la main. La deuxième l'a fait entrer dans cet état précieux où l'esprit s'émousse et où l'ego rayonne, l'espace d'un instant. Il a jeté la troisième après seulement quelques gorgées, en reniflant bruyamment. Puis il s'est mis à marcher, sans vraiment savoir vers où. Au bout de quelques centaines de mètres, il a finit par croiser deux jeunes gens occupés à tagger un rideau métallique rouillé, près de Bastille. Une fille traçait des lettres rondes et élancées à la fois, tandis que son ami semblait faire le guet. Le regard de ce dernier ne laissait pas de doutes quant aux soupçons qui pesaient sur Marin, alors qu'il s'approchait d'eux, trempé et titubant. Être pris pour un flic, ça n'était pas nouveau pour lui. Mais la défiance, l'hostilité et le mépris qu'il lu dans les yeux du gamins le secouèrent malgré tout, et il sentit le vide s'accentuer d'un coup derrière sa cage thoracique. Un vieux réflexe le poussa à saluer les deux gosses, mais ses mots s’emmêlèrent et trébuchèrent, il bafouilla et un sentiment de honte le saisit alors que les visages de ses interlocuteurs se plissaient de gène et de dégoût. Il continua sa route, à court de mots, en sanglots, priant et implorant, se maudissant à chaque pas. Avait-il déjà su aborder ainsi des inconnus ? Comment leur faire comprendre que voici à peine une poignée d'années, il leur ressemblait, traitant la vie et la ville comme des réserves d'aventures sans fin, se riant des conséquences possibles de ses excès, collectionnant les hauts faits promptement oubliés... Il ouvrit une autre bière. Qu'avait-il accompli, lors de la décennie qui s'était écoulée depuis ? Où pouvaient bien être ses compagnons d'alors ? A bien y réfléchir, il avait passé une bonne partie de son existence à chercher des modèles, des puits de vérité dont il pourrait s'inspirer. Il avait cru en trouver dans sa famille, puis au lycée, dans le monde de l'art, puis dans celui du travail... Mais inévitablement, ces exemples finissaient par se fissurer quand ils ne tombaient pas littéralement en poussière. Son père, homme bon et cultivé, était devenu en vieillissant un individu anxieux, suivant aveuglément des gourous paranoïaques et xénophobes qui répandaient leurs insanités sur le net. Quant à son mentor, celui qui avait en quelques sortes orienté son adolescence, il était mort voici presque sept ans, d'avoir ingéré trop de médicaments. Il n'avait même pas eu la décence de laisser un indice qui permettrait de savoir si son geste était prémédité. L'amour de sa vie, elle, avait finit par le rejeter, lassée par sa dépression chronique, son cynisme et le nombrilisme qui les accompagnait. Il n'y avait plus personne. La douleur, causée en grande partie par son sentiment récurrent d'être une anomalie inutile, avait finit par prendre ses quartiers en lui, pour ne plus le lâcher. Et sa vie, comme celle de tant de ses contemporains, s'était rapidement transformée en une suite d'étapes absconses, franchies par habitude, et qui ne semblaient mener nulle part. 


Le jour se lève doucement, et quelques oiseaux s'égosillent dans les rues bordées d'arbres du quartier latin. Marin a passé la nuit à errer de bancs en bancs avant d'échouer dans un petit parc, le menton couvert de morve, la respiration irrégulière. Les yeux toujours grands ouverts, le regard fixe, il paraît aveugle. Ses cheveux hirsutes frémissent dans un vent léger, alors qu'il se met à siffloter les premières notes du « Temps des Oliviers ». L'air est un peu faux, le rythme hésitant. Soudain, il se lève une fois de plus, et se traîne vers la sortie du parc en laissant derrière lui deux sacs remplis de canettes de bières tièdes. Il a tenté d'en faire cadeaux à des sans abris qui campaient près de la cabane du gardien, mais ils ne l'ont pas entendu, et il n'a pas trouvé la force d'insister. La porte du parc s'ouvre dans un long grincement, et il la tient ouverte pour laisser passer une jeune maman replète et sa poussette. Marin ne parvient pas a voir l'enfant, et la mère ne lui accorde pas un regard, alors il reste là un instant, à la suivre des yeux, puis il tourne les talons et emprunte une rue au hasard. Dans sa veste, son téléphone se met à sonner et vibrer furieusement, il s'en empare sans en regarder l'écran et le laisse mollement tomber dans le caniveau bouché. Tout son environnement paraît lointain, un peu flou, abstrait. Marin marche. Près de l'un des bancs où il s'est assis voici quelques heures, sa valise à roues chauffe doucement au soleil, seule, ouverte, béante, presque vide. A l'intérieur ne restent que quelques paires de chaussettes dépareillées, deux moitiés d'une carte visa dorée, des documents divers, et la photo écornée d'une jeune femme blonde à l'air faussement boudeur. 


 C'est sans doute l'apparence très digne et propre sur elle de la dame, sa jolie jupe un peu vieillotte, ses fins cheveux blancs bien coiffés qui ont attiré son attention. Marin s'arrête, sous un pont qu'il situe quelque part entre le quatorzième et quinzième arrondissement, et se retourne vers elle en fronçant un sourcil. Quelque chose ne va pas. En mâchant mollement un pain au chocolat sec et caoutchouteux, les bras ballants, il tente péniblement de mettre des mots sur l'incongruité de la situation. Elle est assise là sur le trottoir, le dos contre le mur et les jambes tendues bien droite devant elle, mains posées sur ses cuisses malingres. Les yeux grands ouverts, elle ne regarde pourtant rien de particulier, et son visage doux et ridé paraît surpris et un peu déçu. A peine deux mètres devant elle, les voitures et les bus passent bruyamment sans discontinuer, noircissant imperceptiblement les murs en pierres et les grilles métalliques qui forment ses environs directs. Une dizaine de mètres plus loin sur sa droite, un homme somnole sur un entassement de matelas et de frusques élimées, entouré d'emballages vides et de vieux magazines. Les rares passants les croisent sans les voir, même ceux qui se penchent pour laisser tomber quelques pièces près de l'un d'eux ne les regardent pas vraiment. « Bonjour madame », lâche Marin dans un coassement rauque. Il se racle la gorge en se grattant la joue, pas tout à fait certain d'avoir parlé. La dame ne réagit pas. Il s’accroupit près d'elle, et ses genoux lui rappellent avec un craquement sec qu'il n'a pas été en forme depuis quelques années. L'espace d'un bref instant, il se demande encore ce qu'il a bien pu être pendant tout ce temps. « Bonjour Madame, vous allez bien ? ». Sa voix est plus forte, moins enrouée, et il affiche un sourire qu'il espère avenant. Pas de réponse. Une deuxième série de craquements alors qu'il se relève, se retourne et jette un œil distrait aux inscriptions ordurières qui parsèment les affiches électorales en lambeaux, un peu partout sur les murs au dessous du pont. Une cohorte d'anges passent, le grondement des moteurs se fond dans un bourdonnement lointain. Le temps n'existe plus vraiment, et il serait bien en peine de dire si des minutes ou des heures ont passées, avant qu'il ne commence à fredonner à nouveau le « Temps des Oliviers », sans vraiment y penser. Mais il s'est arrêté très vite, le souffle coupé. Derrière lui, une voix éraillée à peine audible dans les embouteillages de la fin de l'après midi s'est élevée, et a englouti le monde : 

 « Te rappelles-tu, amour, du temps des oliviers, 

 de la chevelure rousse de nos défunts foyers, 

 de ces fleurs que jamais l'on ne verra faner, 

 du passé qui n'est plus, de sa triste beauté ? » 

Marin suffoque, il tangue d'une jambe sur l'autre, et ses lèvres s'agitent comme pour chanter en cœur, mais aucun son ne parvient à franchir ses lèvres. Dans son dos, la voix continue, déchirante, criarde, brisée mais tenace. Il se retourne et pose son regard sur la dame qui s'égosille, yeux fermés, les sourcils arqués. Elle pleure. Sur ses joues creusés, des larmes coulent sans cesse, et viennent imbiber son chandail à carreaux. Puis, son interprétation terminée, elle ouvre les yeux et se perd de nouveau dans un monde qui est le sien. Marin reprends peu à peu une respiration normale, il chancelle un moment, sursaute lorsqu'un klaxon tonitruant balaye les lambeaux du passé qui dansaient devant lui. Puis un sourire fatigué s'installe sur son visage mal rasé. « C'est une jolie chanson », dit la dame sans le regarder. « C'est la plus belle » répond Marin en s'asseyant à ses côtés sur le goudron poisseux et tiède. Spontanément, la frêle silhouette s'est remise à chanter de vieux airs oubliés, sans que son visage ne trahisse le moindre changement d'expression. Marin ferme les yeux et penche la tête en arrière en respirant profondément. Il réfléchi un court instant aux mots qu'il devrait choisir, aux questions qui l'assaillent, puis secoue la tête pour chasser ces considérations inutiles. 

 Et reste silencieux.

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