lundi 18 décembre 2023

En dépit du bon sens

 Nouvelle écrite à partir du thème éponyme


Une vraie bonne journée de merde de plus. Réveil avec une gueule de bois lancinante, déjeuner de famille bien rance, trois heures au téléphone avec la CAF, une heure chez Pôle Emploi à l'autre bout de la ville. J'arrive chez moi après une demi-heure de sauna social non sollicité sur la ligne 2, la porte claque dans mon dos et je m'affale sur mon vieux canap' tout déchiré, la tête dans le gaz, un peu angoissé pour demain faut l'avouer. Demain ? Je dois récupérer ma petite sœur chez mon beau père à 7h30 du mat' déjà, et l'emmener à l'école. Ensuite rendez-vous chez Orange dans le 19ème à 8h45, pour ma première journée de taf, puis entretien dans le 5ème avec un éditeur pour un projet de bande dessiné qui m'obsède depuis deux ans, et pour finir je dois rejoindre Julie dans le 14ème pour boire des verres et, et... Et on verra. Elle me plaît bien Julie. Bon. Le tout, ça va être de réussir à ne pas faire le dégénéré ce soir, faudrait même couper mon portable tiens. Ah. Y a un concert de Chess, c'est vrai. Mais ça compte pas, c'est pas loin de chez moi et ça commence tôt, dans... Dans une heure, ça vaaaa ça sera terminé avant 21h, tout va bien. Le temps de manger un petit truc, très important ça, et j'y v... Qui frappe à la porte ?


Je regarde dans l’œil de bœuf, on y voit rien. Ça frappe encore, je demande qui c'est, ça recommence. C'est Nico, c'est sûr. J'ouvre la porte en pinçant les lèvres pour montrer mon agacement, il s'en contrefout et fait entrer son mètre quatre vint treize dans l'appart' en m'insultant joyeusement, un gros joint allumé aux lèvres. Je lui lance « Hey frérot j't'ai dit de pas fumer dans l'immeuble sérieux, tu fais ça chez toi ou quoi ? » en le regardant s'asseoir sur mon pouf sans enlever ses baskets montantes, et mettre ces dernières sur l'accoudoir de mon canapé. Il a pas l'air confortable du tout, avec les jambes en l'air comme ça, mais il pose en fumant avec application. « T'inquiète bébé, j'ai fumé à tous les étages en montant, tes voisins crameront jamais que c'est à cause de toi ». Il a dit tout ça sans recracher la moindre fumée, en apnée et en me tendant le joint. Je m'en saisis, soupire, tire une latte et me rassois en précisant « Bah c'est pas à cause de moi, donc c'est... » Le shit est bon. Je continue : « C'est... T'es relou quoi. Tu cherches quoi dans ton sac ? » Il ne répond pas, et sort des trucs divers et plutôt crades de son vieux Eastpack tout croûté. Des bombes de peinture, des fringues, un bout de sandwich, une boite de capotes. En quelques secondes, le planché est couvert de miettes et de tâches collantes, puis il trouve une flasque d'un liquide sombre, et enfin un petit sachet transparent. « C'est du calva de mon daron, juste pour toi bébé, et ça... » Je l'interromps en me levant, la tête un peu embrumée, et lui explique que c'est vraiment pas le jour pour ses conneries, et que je me fiche de ce qu'il y a dans son pochon. « Grossière erreur mecton, grossière erreur » il me répond en imitant un accent difficile à identifier. « En plus, à tous les coups tu vas au concert de Chess, ça va pas te faire du mal de t'ambiancer un peu, j'allais pas te proposer de prendre un taz à 19h gros, mais à ta place je me... » Il est lourd, Nico. Je chope la petite flasque et l'ouvre, ça sent l'alcool pur, le dissolvant presque. J'en bois une petite gorgée qui me brûle salement, mais y a un genre d'arrière goût sympa, on dirait. Je me rassois et on discute un peu, je recommence à avoir la patate, ça va être cool de passer une soirée d'adulte, un petit concert, une bière et au lit, pour commencer le taf' dans les meilleures conditions possibles. En tout cas, fini le bédo pour moi ce soir, suis censé avoir arrêté de toutes façons.


Le bar où a lieu le concert est blindé, évidemment, et on comprend vite qu'il va falloir faire la queue un quart d'heure pour espérer boire quoi que ce soit. On ressort donc pour fumer des clopes en attendant que ça commence, Nico me retend sa flasque et je la regarde un instant, avant de jeter un regard sur la foule qui se presse contre le comptoir. J'ai soif. Bon. La deuxième et la troisième gorgée font moins mal que la première, c'est déjà ça. Quelques minutes plus tard, on est toujours dehors en train de discuter avec deux filles aux cheveux bleus, qui ont l'air de trouver Nico très drôle, quand Chess sort en trombe du bar et nous rejoint, avec une grosse pinte dans chacune de ses petites mains et son bob enfoncé sur la tête. On se claque la bise, il nous passe les pintes et nous informe que le le concert commencera dans 2 minutes et qu' « il est temps de rentrer mes couillasses », avant de tourner les talons et de disparaître dans la masse de gens rassemblés devant la scène à l'intérieur. Je m'apprête à le suivre, mais Nico me retient par le bras et me glisse « oh frérot, on l'a déjà vu sur scène 10 fois ton pote, là on est bien non ? » Ses yeux sont rouges, et il a son expression sournoise favorite plaquée sur le visage. « Il est bon le calva ou pas ? » Il rajoute, en me souriant encore. J'hésite, en me saisissant sans réfléchir du joint qu'il me tend. Je tousse, et bois une longue lampée de bière pour calmer la douleur dans ma gorge. Aïe, c'est de la Triple Karmélite.


Une heure plus tard, à quelques rues de là, il fait presque nuit et je roule un joint en regardant Nico faire un graffiti (assorti d'un dicton ordurier) sur la devanture d'une permanence du parti Socialiste. Les deux gadjis sont mortes de rire et moi aussi, la flasque de « calva » passe de mains en mains, les couleurs sont plus vives et tout s'arrondit dans mon champs de vision. Nico termine son truc et le regarde une bonne dizaine de secondes, avant de revenir vers nous d'une démarche un peu vacillante, et de lâcher un « king ! » avec un sourire carnassier. On se marre encore, mon portable vibre et je regarde l'écran, j'ai quatre messages de Chess qui demande où on est, et trois de Salma qui m'insulte parce que je devais passer lui rendre son appareil à raclette ce soir. Merde. Bon, il est temps de rentrer chez moi, j'ai encore une chance de me rattraper et de me... Je me tourne vers le petit groupe, et boum, évidemment, Nico est en train d'en embrasser une, et l'autre, elle s'appelle Prune je crois, me regarde avec un sourire difficile à décrire. Je fais la moue en tanguant d'un pied sur l'autre, et la vois sortir de son sac une bouteille d'un truc ignoble, un genre de Passoa bas de gamme. Elle me fait un clin d’œil. Les autres se galochent toujours. Je rote en essayant de dire « scandale » en même temps, mais c'est un échec, et je me retrouve avec la bouteille dans les mains. C'est encore pire que le calva, on dirait du dentifrice au soja, je réprime un haut-le-cœur et la fille se fout ouvertement de moi en me tendant un joint. Je fume dessus en me demandant ce que j'ai pu faire de celui que je roulais y a pas deux minutes, et tousse, fort. C'est de l'herbe, clairement. Une quinte de toux incontrôlable me secoue pendant quelques secondes, j'entends à peine les vannes que me lancent les trois autres, puis une d'entre elle dit « vous voulez pas venir boire un verre à la maison, j'habite juste au dessus d'ici ». Je croise le regard de Nico et lui fait « nooooon » de la tête, avant de joindre mes mains, doigts tendus, et de les coller contre ma tempe droite en penchant la tête sur le côté, pour imiter quelqu'un qui dort. Nico me fait un clin d’œil en faisant « ok » du menton, et se tourne vers sa conquête en répondant « Ouais pourquoi pas, y a une épicerie pas loin ? »


L'appartement de la fille est assez glauque, c'est un studio avec une minuscule fenêtre et un balcon du même acabit, sous les combles d'un vieil immeuble qui a échappé par miracle à la gentrification, et les murs sont couverts de marques d'humidité. On est assis en tailleur par terre autour d'une table basse toute collante, sur laquelle trône des canettes de Goudale qu'on écluse avec application, j'ai un peu de mal à suivre les conversations. Je me lève pour aller aux toilettes, une des filles m'explique que l'ampoule ne fonctionne pas et « qu'il faut que (je) fasse attention blablabla », je trouve la pièce en question et m'assois dans le noir pour minimiser les dégâts potentiels. Y a même pas de lunette sur les toilettes, je déteste ça, mais qu'importe. Il est temps de dégainer mon téléphone, 5 messages de Chess qui est de moins en moins poli, j'ouvre Instagram et commence à scroller par réflexe quand bzzzz, ça vibre dans mes mains. Un message de Julie ! Je ferme un œil pour voir plus net, et me penche sur mon écran pour lire.


« Salut ! *émoji qui souri* ça te dit qu'on se retrouve à la Butte aux Cailles demain vers 19h30 alors ? Comme ça je te montrerai mes collages dans la rue du Pouy *émoji pinceau* *émoji qui fait un clin d'oeil* »


Tout sourire, je me rue sur mon clavier et lui répond en ricanant « Sallut oue pa sde soucie, tant que tu me casse pa sles pouy ! *émoji mort de rire* *émoji cerises* »


Message envoyé.


Message lu.


Un long silence. Je serre les mâchoires en fermant les yeux puis lâche un « PUTAAAAIN ! » en jetant mon portable contre la porte et en pestant vainement contre ma stupidité. Quel tocard ! Qu'est ce qui m'a pris ? Bon, il est encore temps de me rattraper, je vais lui dire que... Que rien du tout. L'écran de mon portable est fracassé, irrémédiablement. Il vibre à nouveau, mais impossible de déchiffrer quoi que ce soit dans l'enchevêtrement de cassures qui ont remplacé mon fond d'écran osé. Je remet l'outil à présent inutile dans ma poche et souffle bruyamment par le nez en me passant les mains sur le visage. Bon. Il est vraiment temps de rentrer.


En me levant je cherche la chasse d'eau, mais impossible de mettre la main dessus. Agacé, je remonte mon futal et ouvre la porte pour éclairer mes environs directs, ce qui me permet de m'apercevoir que je viens de pisser dans un bidet au fond duquel était entreposés tout un tas de culottes et de strings bien pliés. Juste à côté, je trouve les toilettes (munis d'une lunette rose à motifs fleuris) et un évier, que j'utilise brièvement pour tenter de laver certains des sous vêtements souillés, avant de perdre patience et de lâcher l'affaire. Lorsque je les rejoins, les autres sont en train de sniffer en silence des lignes d'une poudre blanche, que Nico continue de concasser avec sa carte bleue. Je m'assois lourdement, et m'apprête à dire quelque chose quand Prune -je crois- laisse échapper un rôt d'anthologie, puis se tape la poitrine en nous regardant avant d'enchaîner : « Vous avez déjà essayé de parler aux esprits ? Marlène, elle voit l'aura des gens, et quand on... Quand on est avec les bonnes personnes, on peut faire apparaître des versions passées de... De nos vies passées » « C'est réel. » acquiesce sa pote. « Enfin ça marche pas si on est vacciné. Vous êtes pas vaccinés vous ? Parce que les vaccins ça a été prouvé que c'était du fluor et des microprocesseurs qu'ils ont donné aux gens pour qu'on... En tout cas, on continue à manger de la viande et, alors que... Mais on sait pas d'où elle vient, la viande ! » Y a un court silence, les expressions se succèdent sur le visage de Nico : étonnement, confusion, efforts pour ne pas rire, puis je finis par dire « bah si, quand même, la viande c'est... » Mais Prune m'interrompt en prenant la voix de quelqu'un qui va divulguer un secret majeur : « Vous saviez qu'en France, plus de 154 000 adolescents disparaissaient toutes les semaines ? Et que si on en parle pas à la télé, c'est parce que les médias sont contrôlés par les jui... »


« Hey elles sont vraiment tarées les gadjis ! J'aimais pas trop où allait cette conversation, t'as capté ? » s'esclaffe Nico derrière moi, alors qu'on dévale les escaliers quatre à quatre et que les dites-gadjis nous crient des trucs qu'on ne comprends pas depuis la porte du studio. « J'te jure, une minute de plus et on finissait en HP ou sur une liste du gouvernement mon gars » je réponds en tirant sur le joint qu'il me fait passer par dessus mon épaule. On se retrouve en bas de l'immeuble, à bout de souffle, et on marche dans la rue en subissant les foudres de nos hôtesses qui s'époumonent maintenant depuis leur balcon. Après un bon moment, on finit par trouver un banc dans une rue déserte, et Nico s'emploie à rouler un énième joint alors que j'ouvre la bouteille de faux Passoa, subtilisée à la hâte lors de notre fuite improvisée. Je bredouille « Hey, moi je... je bois un dernier coup et après genre, après je rentre, il est quelle heure ? » « Il est 22h04 bébé, t'inquiète t'as le temps » me répond mon pote en ricanant, toujours pas remis du bourbier dans lequel il nous a entraîné. « Si tôt que ça ? Tu mens ! » je lance sans recracher la fumée de mon joint. Impossible de faire confiance à Nico, aussi tentante que soit sa réponse. Il enchaîne : « En vrai si je te jure, une fois chez elles on a bu vite fait, puis t'es parti aux chiottes et on s'est barré juste après quasiment... » Il a raison. J'écrase le pétard et bois la fin de la bouteille d'une traite, mais ça passe mal et je me lève à la hâte pour aller m'appuyer contre un arbre. Ça remonte. Ça ressort. Je reste là un moment, à me vider bruyamment, puis ça va mieux, et je me redresse. Nico est toujours assis sur le dossier du banc, et fait des ronds de fumée en me regardant et en me tendant une petite bouteille d'eau. En quelques gorgées, je la termine et le remercie, mais le voilà qui me montre une petite pilule blanche qui trône dans la paume de sa main. « Ah non c'est mort mec, je suis... Faut que je... » Je tente. « T'inquiète bébé, je n'ai que ton bien être en tête. C'est du FZ22F, ça fait baisser les effets de l'alcool, et c'est même utilisé pour tuer les gueules de bois ». Il souri. « Sérieux ? » je tente à nouveau. « Il paraît ouais » il m'achève. J'observe la pilule en fermant un œil, et finis par annoncer « Je vais en prendre qu'une moitié, parce que... parce que j'ai pas tant bu, en plus, en fait. » Et sans attendre, je la casse entre mes dents, et en avale la plus grosse partie. Nico éclate de rire, et chantonne « moi non pluuuuus » avant de me prendre ce qui reste de la pilule et de la poser sur sa langue. Puis il reprend une expression sérieuse et me fixe dans les yeux en me prévenant : « par contre y a moyen que ça nous donne un peu envie d'danseeeeer !!! » Je le regarde, consterné, et le maudis en lui garantissant que je vais rentrer chez moi, que c'est la dernière fois que je sors avec lui, que c'est un faux frère qui ne mérite pas mon amitié, et que je me casse.


L'ambiance dans la boite est électrique, ça fait un bout de temps que je me trémousse sans m'arrêter, il fait mille degrés mais j'ai une énergie incroyable, on a mis le feu à la piste dès notre arrivée. Je finis par m'extirper de la foule de danseurs agglutinés autour du DJ et par sortir dans la zone fumeur qui donne sur la rue. De l'autre côté de la barrière, une dame en manteau long très classe passe devant moi en levant le nez, et je lui demande l'heure. Pas de réponse. Puis un petit monsieur chauve qui promène un chien très laid arrive dans l'autre sens, et je lui pose la question aussi. « Il est, mmh, il est 5h36 » il me répond, avant de passer son chemin. Interloqué, je ne parviens qu'a roter bruyamment, et me rue à l'intérieur pour trouver Nico. Le voici, en train de chuchoter à l'oreille d'une trentenaire bien en chair qui se mordille la lèvre inférieure en l'écoutant. Je le secoue et lui crie qu'il est tard, qu'il est tôt, qu'il est con, mais il n'entrave que dalle, et je le maudis encore en me disant qu'il est grand temps de rentrer, parce que, parce que... Parce qu'il est temps.


Dans la rue, je titube doucement mais sûrement en direction du métro, en essayant d'avoir l'air normal malgré mes dents qui grincent et mes yeux écarquillés. Je me perds une ou deux fois, je parle quelques minutes à un mec qui campe sur le trottoir, et il me dépanne une clope en échange de quelques euros, puis je reprends ma route. Ça y est, le métro est en vue ! Arrivé sur le quai, je me rappelle que je suis à 7 minutes à pied de chez moi, et que je n'ai donc pas choisi le moyen de transport le plus logique pour y parvenir. Je remonte péniblement les marches, et croise Nico qui déambule dans la rue en chantonnant des trucs de punk obscurs. Il me voit et crie mon nom très fort, il me prend dans ses bras, et on se parle sans s'écouter quelques secondes avant que l'un de nous se taise (c'est moi). Il relâche son étreinte et me saisit par les épaules en fermant un œil pour planter son regard dans le mien -je ferme un œil aussi. « Fré... Frérot, y a moyen que j'dorme chez toi ? Comme ça, comme ça tranquille, on rentre se poser, p'tit bédo, p'tit plat de pâtes, p'tit film, et si t'as des trucs à faire demain j'te réveille, p'tit café, p'tit bédo, tranquille... » Il tente.

Il a pas tort.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire