Beyrouth. Les façades criblées de
colonnes et de balcons difformes. La guerre comme maquillage désuet,
une ville-collage où le temps semble être pris de saccades, se
figeant dans une succession d'époques et accélérant sa course dans
une myriades de quartiers, y niant ses illustres vestiges en balayant
les poussières de sa propre Histoire. L'insolence des tours
immaculées tente d'élever les regards loin du pandémonium moite
qui règne dans les rues, entre les collines de gâchis plastifiés
et les corps meurtris des morveux syriens gisant dans leur bave et
leurs larmes sur les genoux de celles qui avaient peu et ont tout
perdu. Carrosseries rutilantes et tas de tôles souffreteux
produisent un grondement constant qui s'accompagne d'un orchestre de
klaxons singulier, braillard et enjoué, péremptoire, familier et
gratuit. Les porteurs d'uniformes grouillent, trimbalant leurs
instruments de mort ou de paix aussi différents d'âge que de taille
aux côtés de tonnes d'acier sur chenilles, veillant à la bonne
tenue des rapports entre les hommes et les fous... Et au milieu, au
cœur de cet amas de plaies et de fureur, de suspicions et de
rancoeurs, d'oubli et de parpaings fêlés, la Vie. Une vie tour à
tour unique, folle à enfermée, déterminée, bordélique, rêveuse,
poétique, ingénieuse, naïve, brûlante, paranoïaque, généreuse,
immature et experte dans le domaine du chaos immuable.
Dans
cette inextricable forêt de croissants et de croix, d'icônes et de
statues, de cryptes et de minarets, les forcenés de l'athéisme
fanatique sont rares, muets, invisibles. Le marcheur déambulant
d'est en ouest est confronté à d'innombrables portraits de héros
adorés et haïs, de drapeaux barrés par des lames et des fusils, de
graffitis révolutionnaires ou grossiers, d'affiches vantant les
mérites de produits ineptes grâce à la présence de créatures
dévêtues et sans âmes, insultes suprêmes pour l'un et fantasme
venu d'occident pour son voisin... Cet éternel paradoxe, ce mélange
de passions politiciennes et de Foi, ces multitudes d'interprétations
et d'incompréhensions fondamentales n'ont rien de nouveau. Tout cela
existait avant la guerre, avant le siècle dernier, avant les
invasions, avant l'écriture. Simplement ici, au Liban, ces
antagonismes et ces contradictions vous sont jetés en plein visage
où que vous vous trouviez, et participent pour beaucoup au charme
que le pays opère sur celui qui s'y rend l'esprit ouvert. Un pays
éclaté, restant miraculeusement debout tel un fou aux multiples
personnalités qui tenterait quotidiennement de mettre fin à ses
jours, et exhiberait au monde les cicatrices abjectes de ses essais
infructueux en claudiquant la tête haute dans le sillon d'une
Histoire qu'il n'a jamais saisit.
Vue de la côte de Beyrouth près du centre ville, avec au fond la ville de Jounieh |
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