jeudi 5 juin 2014

Beyrouth meurtrie (novembre 2013)

Le canal de Beyrouth, devant le quartier arménien de Bourj Hammoud

Deux véhicules, une voiture et une moto. Plusieurs dizaines de kilos d'explosifs ont tout ravagé sur des dizaines de mètres carrés. L'ambassade d'Iran était la cible, son conseiller culturel fait partie de la vingtaine de victimes. Près de 150 personnes ont été blessées. On ne pense pas souvent aux blessés, les morts vendent plus. Les films nous ont appris qu'un blessé ayant survécu à une explosion fait un saut au ralentis face caméra puis se relève en époussetant ses fringues, une ou deux jolies coupures lui barrant le front ou la joue. On ne se soucie pas de ceux qui seront aveugles pour le reste de leur vie. Brûlés au troisième degré sur tout le corps. Sourds. Déficients mentaux. Les images de télévision que l'on dévore ne montrent pas les vies détruites, les chocs post-traumatiques, la folie. La haine.

Ce qui m'a réveillé aujourd'hui, ça n'est pas l'une des deux explosions, des cris ou des sirènes. C'est un « bidum ! » métallique et ridicule que produit mon portable quand il reçoit un message. « Roquettes dans la banlieue sud », suivi d'un smiley dont la bouche était tordue. L'attentat avait eu lieu une quinzaine de minutes auparavant, je suis allé voir au balcon si l'on voyait de la fumée ou de l'agitation dans la direction globale des lieux de l'attentat. Rien. Sur le net, les articles évoluaient déjà minutes par minutes, changeant les chiffres, faisant part des déclarations des uns et des autres. « L'Iran accuse Israël d'être responsable des attentats de Beyrouth », et autres théories. Il me semble que lorsque le Mossad commet un attentat, les résultats sont plus probants. Les chercheurs qui bossent sur le programme nucléaire iranien savent de quoi je parle. Ceux qui sont encore en vie, en tout cas.

Mais qui suis-je pour donner ce genre d'avis. Ca fait deux mois aujourd'hui que je suis arrivé ici, et je commence à peine à redécouvrir mon métier, à apprendre. Difficile de réaliser que quelques minutes avant mon réveil, à un peu plus de deux kilomètres à l'ouest de chez moi, des gens sont morts, pour certains dans des souffrances indescriptibles. D'autres mourront avant ce soir. Des dizaines de vie ont été bouleversées à jamais. Internet a coupé au bout de quelques minutes, comme souvent. Quelques messages ont eu le temps d'arriver pour s'enquérir de mon état de santé. Tout va bien. J'écris à mon colocataire, journaliste lui aussi, pour savoir si il est prudent de se rendre sur les lieux de l'attentat sans carte de presse pour obtenir plus d'informations. La réponse ne me rassure pas, mais j'ai besoin de savoir ce qu'il se passe dans la rue. Une trentaine de minutes de marches vers l'Ouest ne m'apprendront rien, des gens sourient et répondent joyeusement à mes salutations, les soldats et les flics ont leur arme en bandoulière comme d'habitude, Beyrouth est bruyante et occupée, bordélique et vivante. Je ne m'approche pas trop de la zone de l'ambassade, ne connaissant personne sur place et n'ayant jamais arpenté ce quartier chiite où le Hezbollah fait la loi. Vu les circonstances et mon absence totale de contact au Hezb ou ailleurs, il ne vaut mieux pas aller plus loin. Retour à la maison sous un soleil qui tape comme en été. Internet marche de nouveau. Les brigades Abdallah Azzam ont revendiqué l'attentat.

Un ami libanais me conjure par sms de ne pas sortir de chez moi, de préparer mes affaires au cas où. « The first thing they bomb is the airport man ». Ca ne m'apparaît pas crédible. Je n'ai rien vu. J'habite en dessous de Beyrouth, à Furn el Chebbak. Une autre banlieue sud, mais qui pourrait aussi bien être à des milliers de kilomètres de celle qui a été meurtrie pour la troisième fois cette année. Ici, c'est un fief des Forces Libanaises de Samir Geagea, des chrétiens politiquement proches des sunnites. En tant qu'occidental, je ne risque rien. Les heures passent, rythmées par les klaxons de toutes sortes et les incantations des travailleurs syriens cramponnés à l'arrière de leurs vieux camions brinquebalants. Internet est en grève, il fait doux. Impossible de prévoir vraiment de quoi demain sera fait. Le soutien de l'Iran et du Hezbollah au régime syrien ne va pas cesser d'ici là, pas plus que la folie des takfiristes qui croient accomplir la volonté de Dieu en massacrant les alliés d'Assad. Plus que jamais, j'ai envie de connaître ce pays, d'en faire partie. Je crois que je vais commencer à lire « Une guerre pour les autres », de Ghassan Tueni


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