Nouvelle écrite à partir du thème "Un spécialiste de la mode se rend chez son psy"
Le bureau du psy était une longue pièce sous les
combles d'un vieil immeuble rabougri, à quelques minutes de la station Château
d'eau, à Paris. Sur les murs, quelques posters des Doors, une carte du monde
jaunie par la fumée de cigarettes et une photo de Sigmund Freud constellée de
petits trous et criblée de minuscules fléchettes en fer blanc. Au sol
s'entassaient ça et là de gros livres aux titres obscurs, n'ayant pour la
plupart aucun lien avec la psychiatrie, ainsi que des cendriers qui débordaient
presque. Même le bureau était brisé en plusieurs endroits, les tiroirs
manquaient et le pied avant-gauche avait été remplacé par une Bible épaisse qui
semblait dater des croisades. Le seul objet qui ne respirait pas la négligence
et l'abandon était l'énorme fauteuil molletonné qui tournait le dos à l'unique
fenêtre. Affalé dessus, un long quadragénaire presque squelettique dodelinait
vaguement de la tête au rythme des quelques notes de jazz qui s'échappaient
d'un vieil ordinateur. Les narines de
l'homme expulsaient régulièrement une fumée épaisse et livide, et sa
main droite faisait sautiller une cigarette roulée dont s'échappaient par
moment de minuscules braises. Le divan vide et en lambeaux qui lui faisait face
retenait toute son attention: ses yeux plissés le parcouraient en tous sens et
il émettait parfois un petit "hum" comme si l'examen de la ruine
qu'il avait devant lui venait de lui faire prendre conscience de quelque vérité
profonde et mystérieuse.
On frappa à la porte, une suite de petits coups
frénétiques qui dura une dizaine de secondes. Le psychiatre ne bougeait pas de
son siège, et se contentait de regarder droit devant lui, la tête légèrement
penchée sur le côté, les yeux mi -clos. Le personnage qui s'engouffra dans son
bureau lui était bien entendu familier: un mètre soixante dix, maigre à faire
peur, un front démesurément long, des cheveux platine longs sur le sommet du
crâne et rasés sur le côté droit, un bras en permanence replié et dont la main
semblait pendre comme si aucun muscle ne l'y rattachait... Et environ 3000€ de
vêtements bariolés sur le dos. Marc Longjumeau, bloggeur de mode de renom, dont
les avis faisaient et défaisaient la réputation des marques sur lesquelles il
décidait de se pencher. Il avait l'air confus, et sa voix rapide et maniérée
retentit dès qu'il eut claqué la porte.
"-Ecoute Charles, je sais que je n'ai pas
pris rendez vous, mais là c'est ur-gent, tu ne vas pas me croire, je
suis paumé, pau-mé, il faut que tu m'aides à tout prix, j'ai besoin
d'aide, tu m'entends?"
Il marchait, trottait même de long en large en
accompagnant sa voix geignarde de force gesticulations. "Je crois que je
suis en train de deveni..."
"-Je vous ai déjà dis de ne pas me
tutoyer", le coupa le psy tout en écrasant sa cigarette dans un gobelet
vide qui trainait, "Et j'ai du mal à voir ce que vous pouvez avoir comme
problème qui justifie de débarquer ici sans prendre la peine de me
prévenir." La voix était grave et détachée, et les doigts commencèrent
d''eux mêmes à rouler une énième cigarette avec une habileté déconcertante.
-"Mais c'est bien ça le problème, je... Je
peux m'assoir?"
"-Mmh."
"-Merci, oh mon Dieu ce canapé est
im-monde, je ne com-prend pas comment vous pouv..."
"-Venez en aux faits Longjumeau, je me fous
pas mal de ce que vous pensez de mon canap'."
"-Comme vous voulez, comme vous voulez.
Charles, ça fait presque une semaine maintenant, j'ai PEUR."
"-Je n'ai pas la moindre idée de ce que
vous êtes en train de me baver, commencez par le début et essayez de ne pas parler
plus vite que vous ne pensez." Tout en disant cela, le psy posa gauchement
ses pieds sur un coin de son bureau, et exhala une quantité impressionnante de
fumée qui se mit à tournoyer paresseusement au dessus de lui.
"-Très bien. Je me suis levé mardi dernier,
d'accord? Je me lève, et en fait, je ne sais plus pourquoi je suis debout,
voyez?"
"-..."
"-Ohlala, c'était l'ouverture de la FASHION
WEEK, vous ne sortez jamais de chez vous ou quoi? Bref, je me lève, et
il me faut au moins, je ne sais pas, dix minutes pour me rendre compte
que la semaine la plus importante de l'année vient de commencer."
Il s'interrompit pour poser sur le psy un regard qui soulignait selon lui
l'énormité de ce qu'il venait de dire. Le psy fut pris d'une brève quinte de
toux, puis d'un signe de tête lui signifia qu'il n'entravait pas grand chose à
son problème jusque là, et qu'il lui fallait donc développer un peu.
"-Non mais vous écoutez ce que je vous dis
ou pas? Bon, je me lève, et quand je réalise que c'est l'ouverture de la Aiffe
Dobeliou, et que j'ai un million de choses à faire, ça ne me fait rien.
Pas de stress, pas d'excitation, alors que tous les ans je suis excité, mais excité..."
"-Ok, ok, je vois le tableau,
donc...?"
"-Donc voilà, je me sens un peu perdu, je
me dis que ça va passer quand j'arriverai sur les Champs Elysées, j'ouvre ma
penderie spéciale grandes occasions, et là, cauchemar, cau-che-mar..."
Les sourcils froncés, le psy sortit de sa poche
un petit sachet, et entreprit d'en saupoudrer le contenu dans une nouvelle
cigarette, tout en tirant puissamment sur celle qui pendait à la commissure de
ses lèvres.
"-C'est à dire? On vous a braqué?"
"-Oh non, mon Dieu quelle horreur,
ne parlez pas de malheur, non non non... Mais c'est presque PIRE, je me
retrouve là, debout devant les vêtements
les plus importants de ma collection, et... Rien!"
"-Rien?"
"-Rien! Au bout de quinze minutes je
n'avais toujours aucune idée de ce que j'allais porter! La veste de chez
Vuiton, le pantalon à bretelles Hugo Boss, les Converses Jay-Z en édition
limitée, tout avait l'air..."
"-Inepte?"
"-Comment? Non non, tout avait l'air de fringues,
de choses qu'on met sur son dos pour, je ne sais pas, se protéger du froid,
de la pluie!"
"-Des vêtements, quoi."
"-Exactement! J'ai paniqué, je me suis
habillé au hasard, je devais ressembler à un clochard daltonien, et je suis
sorti." Marc se triturait anxieusement les mains, et son genoux gauche
bondissait à une vitesse inquiétante. "Quand je suis arrivé à l'impasse de
la Défense, vers 11h, c'est devenu l'enfer. La foule m'a littéralement té-ta-ni-sée,
je ne voyais qu'une assourdissante mélasse de couleurs criardes, j'en ai eu
la nausée, je ne savais plus quoi faire. Et quand j'ai essayé de me rappeler pourquoi
j'étais ici, ça a été le trou noir. Vous voyez, comme toutes les années d'avant
je devais rencontrer Issey Miyake, Vivienne Westwood, Lagerfeld, toute la crème
de la mode, mais... Je n'arrivais plus, je n'arrive toujours plus à comprendre pourquoi.
Alors j'ai passé le reste de la journée à marcher dans Paris, en ratant
absolument tous mes rendez vous Je n'ai même pas fais semblant de jeter
un oeil sur les nouvelles collections, de regarder quelles horreurs seront à la
mode cette année, parce que j'en avais rien à faire! Pas une fois je ne me suis
arrêté pour critiquer un type habillé n'importe comment, je ne les voyais plus,
je ne les cherchais plus, je m'en foutais."
Le psy venait d'allumer sa troisième cigarette,
qui émettait de petits craquements à intervalles réguliers, et dans ses yeux
luisaient à présent un intérêt et une curiosité qui allaient grandissant.
Longjumeau continua son récit, suite plus ou moins cohérente de rencontres
hallucinées avec des collègues sur leur 31 qui lui jetaient des regards noirs
tandis qu'il bafouillait de pathétiques tentatives de justification pour son
accoutrement "i-na-ccept-able". Il raconta en détail ses accès
de pleurs incontrôlables devant chaque boutique Gap, Diesel, American Apparel
qu'il croisait sur son chemin, ses longs moments de solitude, planté au milieu
du trottoir à fixer l'écran de son téléphone qui sonnait furieusement,
annonciateur de problèmes sans fin. Puis il s'appliqua à démontrer comment,
jours après jours depuis cette date maudite, il avait fait de son mieux pour se
guérir du mal étrange qui l'habitait, sans jamais y parvenir.
Au bout d'une bonne centaine de minutes, un
Longjumeau à bout de force et suant à grosses gouttes, se recoiffant
nerveusement à un rythme inquiétant, bégaya: "-J-j-j'ai même essayé
d'aller sur les bog, les beug, aaaah, un-deux-trois-quatre, les blogs
des petites parisiennes, pour les rabaisser un peu, pour voir si, si..."
D'un geste de la main, le psy lui intima de se
taire. Puis, retirant ses pieds de la table, il y posa ses coudes, et se pencha
en avant en fronçant les sourcils:"-Et ça fait une semaine que ça dure
vous dites?"
"-Presque oui, ça vous dit quelque chose?
C'est grave? C'est un cancer c'est ça?" La voix de Marc trahissait une
détresse presque enfantine.
"-Mais non enf..."
"-La partie de mon cerveau qui s'occupe de
la mode a été emportée par une tumeur, oh mon Dieu c'est la f..."
Le psy l'interrompit d'un coup de poing sur la table qui fit voler deux
cendriers, dont le contenu se répandit
au sol.
"-Ecoutez, ne parlez pas, d'accord? Non, ne
parlez pas. FERMEZ-LA je vous dis. Ca n'a pas de sens. Et arrêtez de gigoter
comme ça bon Dieu, je ne vais pas vous frapper, je suis votre psy. Tenez, fumez
un peu. FUMEZ."
"-C'est du pétard votre truc? Vous n'avez
pas un peu de coke plutôt? Non? Bon." Marc s'empara de la cigarette et,
d'une main tremblante, en tira une petite succession de bouffées puis la rendit
au psy, avant de s'avachir dans le sofa et de recracher une longue colonne de
fumée opaque. En quelques secondes, sa jambe gauche avait cessé de rebondir, ses
yeux s'étaient presque complêtement fermés, et la pièce s'emplit à nouveau d'un
obscur petit air de jazz. Le psy observait son patient avec un sourire étrange,
tandis que ce dernier regardait droit devant lui, l'air un peu perdu, et
tentait visiblement de se concentrer. Une minute passa sans que l'un ou l'autre
ne dise mot.
Puis le psy reprit la parole.
"-Vous datez le début de votre problème au
mardi 25 septembre 2012, c'est ça?"
"-...Heu, oui."
"-Avant cela, vous avez toujours été
passionné par tout ce qui touche à la mode, les défilés, le style, les grands
designers, j'ai raison?"
"-Oui, évidement, depuis l'âge de, heu...
Quatorze-quinze ans."
"-Vous est-il arrivé quelque chose de
négatif en rapport avec la mode dans les semaines qui ont précédé votre fashion
week, là?"
"-De négatif? Non, non non non, je
me pomponnais, j'essayais mes différentes tenues, je conseillais mes
copines..."
"-Marc, avez vous des amis qui viennent
d'un milieu autre que le vôtre? Des gens qui se lèvent, s'habillent et sortent,
plutôt que d'intercaler deux heures devant la glace ou les blogs de modeux au
milieu de tout ça?"
"-Ah non, pourquoi? De quoi on pourrait
bien parler de toutes façons? De, de sociologie? De politique?
Pffff." Il émit un petit gloussement bref.
"Mmh, et vous n'avez jamais souffert de
votre condition de, mmh, disons de "fashion victim"?
"-Ben non, les jaloux je les ai toujours
trouvés ri-di-cules, vous savez avoir du style c'est pas donné à tout le
monde hein, en fait la majori..."
"-Longjumeau, regardez moi. Regardez moi
bon sang." Le psy, à présent debout derrière son bureau, désignait de l'index et du majeur de la main
droite ses yeux dont le blanc se striait de rose plus ou moins foncé.
"Réflechissez à nouveau, que pensez vous de ces gens, là, tout de suite?
Ceux qui ne prêtent pas vraiment attention à leur style? Ceux pour qui le style
est important, tant qu'il leur appartient? Ceux dont vous avez vomi l'apparence
toute votre vie? Les jeunes tout en noir avec leur maquillage lugubre? Et les
petits cons tatoués avec leur fripes ridicules et leur fausses lunettes? Et les
lycéennes sapées comme des trainées? Vous en pensez quoi, en cet instant
précis?"
"-..."
"-Mais parlez nom de Dieu! Les petits
contestataires à deux francs avec leurs cheveux dégueulasses, les grand dadets
ensevelis sous quinze mètres carrés d'uniforme de basket, les quadras aigris
engoncés dans leurs costards Célio, les, les... Je suis à court de cliché, mais
vous voyez le tableau non? Ils vous inspirent quoi, tous ces gens?" Le psy
était écarlate, les veines saillaient à son front et sur le côté droit de son
cou, et il s'interrompait entre chaque exemple pour tirer de longues bouffées
sur son mégot sans jamais laisser la fumée quitter ses poumons. Longjumeau, les
yeux écarquillés, entrouvrit les lèvres et lâcha un "Ben..." puis se
ravisa et resta là, silencieux, ses yeux tournant dans leurs orbites, l'air de
méditer profondément. Sur son visage se succédèrent l'effort,
l'incompréhension, la détresse, la terreur -qui s'attarda un instant- avant que
la confusion ne s'installe pour de bon. Après un court laps de temps au cours
duquel le psy se rassit, sortit une flasque couverte de taches douteuses de la
poche de sa veste et but à la régalade, Longjumeau sembla se reprendre, et murmura:
"-Je... Je crois que je m'en fous."
"-Pardon?" Le sourire du psy
s'élargit.
"-Je m'en tape, ça ne me touche
pas."
"-Et le fait que vous puissiez probablement
payer la dette du Mozambique avec les frusques absurdes que vous portez sur le
dos, ça vous inspire quoi?"
"-Je ne sais pas, j'ai juste mis mes
fringues les plus chères les unes par dessus les autres, je pensais que ça me
remettrait les idées en place, mais quand j'y pense, quand j'y pense,
c'est ridicule, voyez?"
"-Un peu que je vois. Longjumeau, mon vieux
-permettez que j'vous appelle mon vieux? Merci- Longjumeau, je crois que vous
êtes guéri. Guéri oui, faites pas cette tête. Vous savez, ça fait un bail que
je suis dans le métier, c'est la première fois que je vois quelqu'un guérir
spontanément de ça."
"-Mais de quoi?"
"-De vanité aigue. De vide intérieur
aggravé. De consumérisme purulent. De laisser-faire gerbatoire. Pas facile de guérir de ça. En temps normal,
il faut une claque, un choc, une révélation..."
"-Une tumeur?" Un sourire commençait à
naitre sur le visage poupin du bloggueur.
"-Hahaha, ouais, une tumeur, si vous
voulez. Bon. Longjumeau, je suis fier de vous. Buvez un coup. Allez-y, buvez,
c'est du bon. Mais si mais si, ça me fait plaisir." La flasque changea de
main, Longjumeau s'étrangla, toussa, but à nouveau. Le psy se mit à rouler une
épaisse cigarette, dans laquelle il vida deux autres petits sachets de couleur
brune qui trainaient aux pieds de son fauteuil, puis il augmenta
considérablement le volume de la musique.
L'heure qui suivit fut remplie de cris de joie,
de rires gras et de ricanements nerveux, de danses, de grandes tapes dans le
dos et de longues rasades de différentes liqueurs. Lorsque l'ambiance retomba
-une coupure d'électricité venait de mettre fin au concerto de jazz- les deux hommes
se faisaient face, Longjumeau était assis en tailleur sur le bureau de guingois
-la Bible avait été éjectée d'un coup de pied- et secouait la tête sur un
rythme désormais imaginaire tandis que le psy, étalé sur le dos de tout son
long sur le sol couvert de cendre, soufflait sa fumée immaculée au travers des
petits trous du portrait de Freud qu'il tenait à la main.
"-L...Longjumeau?"
"-Voui?"
"-Je ne pensais pas que c'est à vous que je
dirais ça, je ne pensais pas que je dirais ça tout cours en... en fait... Mais
ce qui vous est arrivé, c'est pas loin de me redonner confiance dans, mmh, dans
l'espère... L'espèce humaine. Si un con comme vous -pardonnez, hein- si un con
comme vous peut s'en sortir tout seul, c'est..." Il secoua la tête comme
pour reprendre ses esprits, et se redressa. "Ca prouve qu'il y a une fin,
un fond à la bétise de l'Homme, et que quand on le touche... Quand on le
touche, même tout seul, on peut remonter. Et ça, ça... Ca me file la joie de
vivre."
"-... Merci... Je sens que je vais avoir du
boulot, mais du boulot, pour trouver d'autres, heu, d'autres trucs pour
occuper mes journées, puisque tout ce qui m'excitait me dé-goute et que,
ben... je sais rien faire d'autre!" Il partit d'un autre rire de disque
rayé, mais au travers duquel on percevait un soulagement véritable. "Bon,
mooonsieur le psy, je vous... je vous dois combien?"
"-Mmmmh, quatre vingt cinq. Non, quatre
vingt dix. Allez, cent, c'est mon dernier... Mon dernier prix."
Une centaine d'euros changèrent de main, et
quelques secondes plus tard le psy ronflait seul, un filet de bave coulant de
la commissure de ses lèvres jusqu'au sol, sur le canapé défoncé au milieu de
son capharnaum enfumé.
Longjumeau, lui, dansa jusque chez lui, où il se
fit un plaisir de donner la quasi-totalité de sa "collection", ce qui
lui prit plusieurs journées entières durant lesquelles une foule bigarée fit la
queue devant la porte de son duplex pour recevoir sa part de butin. Trois
semaines plus tard, il entamait un voyage qui allait l'emmener de Bucarest à
Beyrouth, de Rammalah à Kinshasa, d'une passion à une autre. Même si le succès
lui faisait parfois défaut, il était rare que Longjumeau perde le moral.
Puis, au bout de huit mois, alors qu'il se
plaignait de douleurs persistantes, on lui diagnostiqua une tumeur au cerveau.
Six semaines plus tard, il était mort.
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