samedi 30 mars 2013

Fear and Loathing in Courchevel 1850 (2013)

Nous sommes en 2013, la France gémit et se meurt dans les derniers soubresauts de la Crise, et chacun fait de son mieux pour trouver -ou garder- un travail qui rapporte de quoi vivoter dans un semblant de dignité. La nation toute entière se serre la ceinture. Toute ? Non, un petit village parmi d'autres résiste encore et toujours à la prise de conscience qui permettrait d'éviter une énième  apocalypse financière. Bienvenue à Courchevel.



Petite bourgade perchée en haut des cimes du Mont Blanc, pot-pourri de contradictions absurdes, de  luxure et d'heures supplémentaires non comptées, Courchevel est un lieu difficile à décrire, à expliquer, à comparer. Ce reportage sera donc le reflet de l'expérience purement personnelle et subjective de son auteur, infiltré le temps d'une saison dans ce monde cloisonné ou rien ne marche vraiment comme ailleurs.   

Refuge éternel des milliardaires de tous horizons et des cas sociaux en quête du rebond salvateur qui redonnera sens à leur vie, Courchevel se divise en trois parties principales, qui s'échelonnent à flanc de montagne et dont le nom se réfère à l'altitude à laquelle ils se trouvent : 1550, 1650 et 1850. Derrière ces appellations exotiques se cache une sorte de hiérarchie : plus l'on monte, plus les prix font de même, et plus la faune se charge d'accents russes, saoudiens ou libanais. Nous nous intéresseront ici au dernier « étage » de cette tour dorée, certainement le plus extrême en tous points, à travers les yeux d'un saisonnier lambda. Commençons donc par le début, afin de ne pas perdre en route les plus ignorants d'entre vous. Qu'est-ce qu'un saisonnier ?

Le saisonnier moyen a entre 18 et 40 ans, et partage son année de travail entre deux lieux de villégiature axés sur les... saisons (bravo!) et les activités qui s'y attachent. Par exemple, Saint Tropez ou la Baule l'été et Courchevel ou Val Torins l'hiver. Le milieu des vacances de luxe génère une foultitude d'emplois divers, bien rémunérés à première vue, et l'ambiance lors des temps libres est souvent propice au sport, aux beuveries, au sexe aveugle et aux petits drames de toutes sortes. Pas étonnant donc que nombre de jeunes gens tentent chaque année de décrocher une place dans l'un des nombreux palaces, restaurants et autres boutiques de luxe qui foisonnent partout où les nantis choisissent de dépenser leur argent. Le travail est souvent épuisant, les horaires douloureux et l'hébergement carrément malsain, mais l'appât du gain et des souvenirs brumeux et torrides rendent le projet viable pour certains. Le gain en question, lorsque rapporté au nombre d'heures travaillées, semble dérisoire : dans la restauration à Courchevel par exemple, un serveur touchera environ 1500 euros net par mois pour une bonne soixantaine d'heures et un jour et demi de congé par semaine. Le-dit congé pouvant à tout moment sauter si un collègue démissionne, tombe malade ou passe la journée en cellule de dégrisement. Lorsque la station déborde de touristes fortunés et de m'as-tu vu pathétiques, le rythme de travail est éreintant et lors des moments de détente le prix du moindre demi pression au rade le plus proche ferai passer Paris ou Londres pour des squats d'artistes sans le sous. Pourquoi dès lors une telle attraction pour la vie de saisonnier? L'explication tient en peu de choses : tout d'abords, la majorité de ces derniers sont ici au moins partiellement nourris et logés, chichement certes mais a distance raisonnable de leur lieux de travail et des pistes. Mais surtout, la culture du pourboire atteint ici des proportions titanesques, permettant même à beaucoup de vivre uniquement sur ces revenus bonus et de garder au chaud leurs chèques de fin de mois. Ajoutez à cela l'atmosphère de fête constante abordée plus haut, et vous comprendrez que, pour peu que l'on soit bosseur et pas trop à cheval sur le respect des conventions de travail et des contrats d'hébergement, faire une saison peut être un moyen rapide et ludique d'économiser quelques maravédis. Le tout en voyant du pays pour ne rien gâcher. Mais tous les saisonniers ne sont pas de jeunes gens pleins de vie, de rêves et d'abnégation. On trouve également dans le coin quantité de quadra qui, après une rupture sanglante et/ou un licenciement surprise, tentent de se refaire une seconde jeunesse dans le milieux bouillonnant du luxe vacancier, et bien sûr d'autres qui après vingt ans de saisons consécutives font autant partie de la station que les remontées mécaniques ou la Poste.

Pour mieux comprendre comment se passe une journée de pleine saison typique à Courchevel, rien ne vaut une petite visite guidée. Nous voici donc à l'entrée de Courchevel 1850, il est 10 heures du matin, la température extérieure est de -4° celsius mais la toute-puissance du soleil permet de se balader en t-shirt sans problèmes. Autour de nous, des immeubles allant du plutôt laid au carrément déprimant bordent la seule route d'accès, et au-delà, les montagnes immaculées forment un décor  rassurant et paisible auquel il est impossible de vraiment s'habituer. Très vite, les premiers commerces apparaissent : à gauche, la chaîne de boulangerie « Au Pain d'Antan » expose fièrement ses sandwiches jambon-crudités à 8€ et ses canettes à 2,50€. Un peu plus loin à droite, une épicerie fine et un magasin de location de skis, deux types de commerces qui sont légion dans les environs. Quelques mètres de plus du même côté et voici le « front de neige », d'où partent plusieurs pistes de skis et de luge et qu'il faut traverser pour accéder au « Forum », sorte de centre commercial où l'on peut trouver une patinoire, un bowling, des boutiques de fringues absurdement onéreuses, des clubs et des restaurants. D'ici, la vue sur la vallée est magnifique de jour comme de nuit, pour peu que le ciel ne soit pas trop couvert, et le constant défilé multicolore de skieurs, snowboarders et autres sportifs peu devenir hypnotisant. Mais gardons cette partie de la station pour plus tard, nous avons encore tout le temps d'aller y déjeuner si le cœur nous en dit. Prenons donc sur la gauche, et gardons le front de neige derrière nous. En face, « la Croisette », galerie abritant entre autre la Poste, le cinéma et une zone de wi-fi gratuite. Tournons à gauche une fois de plus devant le « Bang & Olufsen », et juste après la petite galerie marchande, allons boire un demi -ou un café, comme vous le sentez- au « Refuge », l'un des seuls établissements de 1850 qui n'appartienne pas à un grand groupe. Les cinq tables qui couvrent la petite terrasse en bois gorgée de soleil sont vides, profitons-en. L'unique bureau de tabac de cet « étage » de la station est juste au coin de la rue, ça pourrait être utile, surtout que les deux jeunes femmes qui y travaillent sont aussi souriantes qu'agréables à regarder. La minuscule patronne du Refuge, Jacqueline, trottine jusqu'à nous pour prendre commande -salut Jacqueline, un café et un demi s'il te plaît- puis s'en va engueuler son mari, Philippe. C'est son occupation favorite, ex-aequo avec les complaintes sur le manque de clients, les filouteries supposées du groupe Tournier (1) et de la mairie, et le mauvais temps. Philippe lui-même vient ensuite nous saluer de sa voie rappeuse qui ne dépareillerait pas si elle sortait du gosier d'un personnage scorcésien à l'ancienne, et en profite pour partager avec nous quelques anecdotes incroyables sur la « belle époque » de Courchevel. Quand les milliardaires russes insistaient pour payer deux ou trois fois la note mirobolante de leur déjeuner/dîner/beuverie pour éviter les problèmes d'égo, quand des hordes d'anglais ronds comme des queues de pelles rentraient à leur hôtel en passant par les toits et balcons des bâtiments environnants, quand la station était encore un cirque déjanté dégoulinant de fric et grouillant de fêtards jusqu'auboutistes entre décembre et mars. Rassurez-vous , c'est toujours un peu le cas aujourd'hui, dans une moindre mesure. Revenons-en au Refuge. Avec sa clientèle presque exclusivement anglaise et ses prix abordables, cet endroit fait figure d'exception dans le coin. L'atmosphère y est souvent un peu bordélique, il y est permis d'emporter son verre avec soit lorsqu'on sort fumer, et la musique est généralement fort sympathique. Les proprios ne refusent jamais un petit service à leurs clients saisonniers, et sont rarement avare d'un petit génépy (2) de derrière les fagots pour « finir »(sic) leurs habitués. En l'occurrence, il est un peu tôt pour ça et j'ai finis mon demi-picon, il est temps de changer d'air. Hop, remontons la rue sur la gauche. Nous passons devant l'Equipe, autre petit bar de saisonniers au style plus guindé mais autrement plus « typique », mobilier en bois grossier, assiettes de charcuterie microscopiques à 18€, fausse charpente apparente... Passons notre chemin, nous repasserons peut être plus tard. Plus loin dans la rue, juste avant le restaurant « la Cloche » et sa terrasse remplie de fourrures, de lunettes D&G  grandes comme des parasol et de sourires blasés, se trouve l'Isba, où je dois passer en coup de vent si vous le voulez bien.

L'Isba est un ancien hôtel anglais à bas prix qu'Eric Tournier (lisez les notes de bas de pages je vous prie) a racheté pour le transformer en immeuble de logement pour une petite partie de ses troupes. En réalité, les transformations n'ont pas dû aller bien loin puisqu'on trouve encore sur les portes des chambres les consignes d'évacuations, rédigées dans un franglais effroyable, et que l'endroit est dans un état de délabrement assez avancé. Mais venez, entrez voir par vous-même. Le hall d'entrée est étrangement vide, je sais. Oui, le sol est couvert de détritus et de cendres. Non, je doute qu'il soit normal que les armoires électriques qui couvrent le murs de gauche soient dépourvues de portes et que d'énormes bouquets de câbles endommagés en dépassent. Pas la peine de chercher l'interrupteur, il n'y a plus de courant dans le couloir du premier et du troisième depuis un mois et demi. Pensez aussi à baisser la tête dans les escaliers : ils sont baignés dans l'obscurité de jour comme de nuit, et semblent avoir été conçus pour des clients ne dépassant pas le mètre soixante-cinq. Comme vous l'aurez maintenant remarqué, l'odeur qui règne ici est un douteux mélange de poubelles vieilles d'une semaine, de fumée de marijuana et de toilettes publiques, dans des proportions variables. Les raisons d'un spectacle aussi désolant sont multiples. D'un côté, certains saisonniers particulièrement irrespectueux et stupides ne se privent pas pour abandonner leurs déchets dans les couloirs ou voler et vandaliser tout ce qui peux l'être : pommeaux de douches, ampoules électriques, poignées de portes... Et en face, le groupe Tournier qui n'investit pas un centime dans l'immeuble, alors que trois ou quatre caméras suffiraient à calmer les hardeurs des casseurs et qu'un aspirateur par étage encouragerait les habitants à garder les lieux propres. Bien évidemment, chacun blâme l'autre autant que possible sans reconnaître une quelconque responsabilité dans l'affaire, et ça n'a aucune chance de changer un jour puisque Tournier compte raser l'endroit pour faire construire un hôtel de luxe, dont la station manque cruellement. Ce bruit, vous dîtes ? Ca doit être la chasse d'eau d'une des salles de bains communes, elle est cassée depuis mi-décembre et coule en permanence. Difficile pourtant d'imaginer quelqu'un utilisant l'endroit, la cuvette est fendue en deux et l'abattant manque à l'appel, tout comme le rideau de douche. Nous y voici, chambre 313. Attendez moi devant, je n'en ai pas pour longtemps.

Ah, vous êtes là ! Je pensais vous avoir perdu. Sortons d'ici, cet endroit est un repère de maladies aussi douloureuses que diverses. Sur la place en face de nous, à droite, un bel exemple des dérives débilitantes de l'art contemporain comme on en trouve un peu partout ici. Un triptyque de gorilles en plastique d'environ trois mètres de haut chacun, juchés sur des piédestal. L'un est rouge vif, un autre argenté, et un autre noir. Poings fermés sur leur poitrine anguleuse, les épaules couvertes d'une couche de neige, ils scintillent sous les flash des nombreux touristes qui sillonnent le quartier (surtout à cause de la présence toute proche de la pharmacie). D'un point de vue purement objectif, ces primates et leurs collègues du règne animal (crocodiles, aigles) qui pullulent dans la station sont une insulte à la notion de talent et à l'imagination, et ne servent en fait qu'a faire mousser l'égo de leur concepteur Richard Orlinski (3). Chaque année, la « collection » et l'artiste changent, souvent pour le pire aux dires des habitués. Près du Forum où nous nous trouvions tout à l'heure, on peut même trouver un David de Michael Ange chromé et vêtu d'un pantalon dont la braguette largement ouverte dévoile clairement... Un boxer Dolce&Gabbana. Comme pour les autres statues, un long texte explicatif est trouvable à proximité, mettant en exergue le fait que les premières lettres de cette grande marque rappellent celles de David et Goliath. Bon. Vous verrez ça par vous-même de toute façon, chaque chose en son temps.

Passons donc devant la pharmacie sus-citée, où grouillent toujours quantités de gens écarlates, grelottants, enrhumés, aux lèvres gercées et que sais-je encore. Empruntons le petit escalier bordé d'autres boutiques trop éclairées, dont les vendeuses arborent des couleurs de chevelures allant du bleu électrique à l'orange radioactif, et prenons à droite. Cette petite place, d'où nous voyons les pistes et quelques grands hôtels, abrite l'un des restaurants les plus en vue -et les plus vastes- de Courchevel : le Tremplin. Une véritable institution qui... Comment ? Boire un café ? A vous de voir, mais c'est votre tournée cette fois. La terrasse est immense, c'est vrai. Faufilons nous entres les tables en essayant de ne pas trébucher sur les autres clients, ils rentabilisent l'espace à l'extrême dans cet endroit. Oui,  ici ça sera très bien. Bonjour, un demi et un café s'il vous plaît.

En face de nous, quelques pistes de skis, des remontées mécaniques, un vendeur de glaces, et une des entrées de la Croisette. Là-bas, le cinéma, et vers la gauche, l'Office du Tourisme. Et juste à notre droite, là, c'est « La Crêperie », un autre établissement adjacent au Tremplin, appartenant au même groupe. Et derrière nous au rez de chaussée du Tremplin, fidèle au poste, se tient Bulot, figure connue de tout 1850. Le regard faussement dur, la moustache et le bouc drus, une calvitie éclatante... Vingt-cinq ans qu'il confectionne les plus beaux plateaux de fruits de mer du coin pour les nantis du monde entier. Et pour un salaire qu'on qualifiera de misérable, tant il est indispensable à la réputation de l'endroit. On le recroisera sûrement, croyez moi : il effectue chaque jour sa « tournée » -qui consiste à passer en coup de vent dans tous les établissements du coin en éclusant des demis à une vitesse effrayante, en accompagnant le tout de vannes salaces et d'histoires incroyables- de 9h30 du matin à minuit. Le tout entre ses heures de boulot et sans jamais avoir l'air saoul, à ma connaissance.

Je profite de notre présence ici pour vous faire remarquer l'abondance de pilosité vestimentaire qui nous entoure. Tout le monde ou presque à cette terrasse semble avoir sur le dos, la tête ou les chevilles le résultat d'un génocide de petites bestioles soyeuses. J'exagère ? Regardez donc derrière vous, là : le chapeau de cette ravissante russe fait aisément cinq ou six fois la taille de son crâne. A côté d'elle, son amie peine à piocher dans sa salade césar, la faute à la quantité dantesque de pelage qui pendouille à ses poignets. Aucune considération éthique ici, simplement un constat : à Courchevel, la quantité de fourrure portée est le moyen le plus prisé d'exhiber l'obésité des compte bancaires de chacun. Les kilos de poils d'origines diverses qui recouvrent les corps des hommes (un peu) et des femmes (surtout) sont incontournables et semble-t-il quasi-obligatoires passé un certain seuil de richesse. Ils sont en tout cas autrement plus importants que les combinaisons de skis, chose qui pourrait paraître étrange ici, dans une station de... Hey, vous avez l'heure ? Ah, déjà ? Il est temps de se mettre en route, on n'a pas toute la journée et j'ai faim, appelez le serveur. Excusez-moi, peut-on avoir l'addition s'il vous plaît ? Merci. Hop, 11.80€ pour votre pomme, je vous aurai prévenu. Si si, ne faites pas l'enfant. Pensez au privilège qui est le vôtre : vous vous êtes assis quelques minutes à la terrasse du seul et unique TREMPLIN, celui-là même devant lequel, voici un an, fut organisée une grande fête où l'on pouvait lire sur d'immenses panneaux ce cris du cœur, « SAVE THE RICH » . Des gens connus viennent ici tout l'hiver, des gens influents, importants, des vrais gens quoi. Comme à la télé. Aller, si on veut avoir une place en terrasse pour déjeuner, je connais l'endroit parfait mais il faut se dépêcher.

Passons par la Croisette. A droite près de l'entrée, des statues de femmes couvertes de paillettes et de motifs multicolores, casquettes de flics américains sur la tête. Des gens les prennent en photo, parce que des montagnes millénaires sous un ciel azur, ça ne leur suffit plus. Ici, la fameuse zone wi-fi gratuite, où les conversations skype s'entremêlent dans un charabia venu des quatre coins du monde. Ha salut, tu vas bien ? Oui merci. Tu fais quoi ce soir ? Excellent, on se voit plus tard alors. Excusez-moi, on croise souvent des connaissances ici, c'est un peu le nœud de circulation piétonne de 1850. Continuez tout droit, nous sortirons par là. Vous voyez cette immense terrasse à droite accolée au Forum ? C'est là que nous allons. Le Café de la Poste, je connais tout le monde là-bas, c'est pas cher et l'ambiance y est bonne. Vielles poutres en bois venues d'on ne sait où (le Forum n'a qu'un vingtaine d'années), murs couverts de photos jaunies des facteurs bravant la neige pour faire leur travail depuis plus d'un siècle... Vous allez adorer. Faites attention en traversant la rue, les gens viennent ici en apportant leur propre code de la route, et les pneu neiges ne sont pas d'une efficacité renversante. C'est là, en haut des escaliers. Passons à l'intérieur dire bonjour, ils nous trouverons bien une place dehors.

Grands dieux, il y a foule ici, ça court dans tous les sens... La jeune fille aux courts cheveux d'un noirs de jais que vous voyez la bas, un œil fermé et l'autre collé à son pad électronique (4)-elle est un peu myope-, c'est Esterlicia, la « coquine ingénue » venue tout droit des Canaries. Elle évolue dans son propre monde, un monde où elle ne fait jamais d'erreurs et dans lequel ses coéquipiers semblent vouloir tout lui coller sur le dos. Très sympathique au demeurant. Celle-ci, qui scanne la salle des yeux en virevoltant entre les tables, un plateau chargé de café à la main, c'est Fanny. Une jeune maman doublée d'une bosseuse hors pair, mieux vaut être dans ses petits papiers et ne pas l'embêter si vous voulez repartir d'ici avec un égo intact. Oui, elle danse près du bar, et ensuite ? Tout le monde danse ici, c'est comme ça. Salut Chrys', tu vas bien ? Oui en terrasse si c'est possible, merci. Splendide non ? Je ne vous le fais pas dire. C'est Chrystèle, la patronne. Une perle rare dans le coin si vous souhaitez discuter littérature, art, ou d'autres sujets qui n'intéressent pas foules à cet étage du monde. Sévère mais juste, la blague facile comme l'ensemble de l'équipe, elle... Comment ça ? Ah, le barman ? Jérôme, la trentaine bien entamée, le vanneur le plus redoutable de toute la Savoie, que dis-je, de toutes LES Savoies. Si j'étais vous, je me tiendrai éloigné de son côté du bar, il a droit de vie et de mort sur ses terres et croyez-moi, il en use. Oui, il chante, c'est une autre de ses particularités, vous reconnaissez l'air ? Ecoutez bien, attention... Et voilà, comme d'habitude. Donnez-lui n'importe quelle chanson, il en torturera les paroles en un rien de temps, la transformant en hymne au sexe oral pratiqué sur les testicules. C'est une sorte de tradition ici, ils ont même inventé une danse pour illustrer ce cri du cœur. C'est à voir, vraiment. Vous n'aimez pas ? Bah, il faut savoir rigoler de temps en temps.

Juste à droite du bar, vous pouvez voir le four à pizza. Juste devant, la tête rentrée dans ses larges épaules et les yeux exorbités, se tient le Bacchus. « TAPE DEDANS ! » glapit-il toutes les trente secondes, à mesure qu'il dépose ses pizzas bouillantes sur les assiettes prévues à cet effet. Vous voyez les veines qui pulsent sur son front ? Et ce regard où couve une violence inouïe ? En tant que serveur, si vous attendez une seconde de trop pour emporter les précieuses tartes italiennes vers leurs destinataires, attendez-vous à recevoir un coup de pelle, ou à vous faire sauvagement pincer les tétons lors de votre prochain passage. Heureusement, il n'est pas mauvais bougre et tolère les vengeances lorsqu'elles sont justifiées. Et puis ses pizzas sont les meilleures du coin, leur rapport qualité-prix enfonce la concurrence.

J'aurai voulu vous montrer la cuisine, mais vu le monde qu'il y a ici je doute de pouvoir garantir votre intégrité physique si nous y mettons les pieds. C'est plein d'italiens, de joueurs de poker et de fous furieux là-dedans. Allons plutôt nous poser en terrasse. Pardon, pardon, hop, après vous. Nous y voilà, magnifique vue n'est-ce pas ? Oui, ici ça sera parfait, merci Ester. Une pinte et un café s'il te plaît, et... Une pizza espagnole, et un hamburger garniture gratin, merci. Où en étions-nous ? Ah oui, regardez à nouveau autour de vous. Juste là, derrière moi, un couple et ses deux enfants se partagent deux misérables pizza margarita, le tout arrosé d'eau du robinet. Ces clients fauchés sont légions ici, au grand désespoir des restaurateurs du coin qui digèrent mal le fait de vendre surtout la partie la moins chère de leur menu. Leur présence ici est un mystère pour moi, vu la quantité de stations de skis éparpillées dans les montagnes du coin... En effet, Courchevel est de loin la station la plus chère et la plus m'as-tu-vus de France, et de l'avis des connaisseurs ça n'est pas dans le coin que vous trouverez les meilleures pistes de skis non plus. Comme beaucoup d'autres lieux de villégiature, elle vit sur son nom, sa réputation, plus que sur ses qualités réelles. Et pourtant ils sont nombreux à venir s'y échouer le temps d'une journée, se comportant comme s'ils avaient débarqué au beau milieu d'un mariage princier. Souvent gênés, le regard fuyant, s'excusant presque de ne pas faire partie de l'élite économique qui grouille autour d'eux. Regardant avec envie les créatures sculpturales qui bronzent derrière leurs sauts à champagne, les gros rustres velus transpirant sous leurs ornements aveuglants, les moniteurs de skis pouffant de rire après leur troisième génépi... 

Tenez, regardez à votre gauche, ce grand serveur dégingandé vient de renverser deux cafés sur les genoux de ces pauvres jeunes filles, et le voilà lancé dans une imitation approximative de Buzz l'Eclair, si je ne m'abuse. C'est un nouveau ici, sa voix porte un peu trop mais les clientes semblent apprécier, la preuve : elles ne lui en veulent pas. Il joue sur la pitié et sur l'absurde, l'exact opposé de Sébastien, que vous venez de voir passer. Cinq assiettes dans les mains, le pas assuré malgré une gueule de bois cataclysmique (5), zigzagant sans peine entre les autres serveurs, les runners, les clients assis, ceux qui attendent debout qu'une table se libère et les jeunes enfants qui rôdent dans l'espoir de causer une catastrophe quelconque, le Seb est la définition du saisonnier ultime. Trente-huit ans dont vingt ans de saisons derrière lui, une propension inouïe à sortir presque tous les soirs et à assurer le lendemain quoi qu'il advienne (chose normalement réservée au staff de la cuisine), une énergie hallucinante... Et un caractère de bourguignon, pour le meilleur et pour le pire. Je sais, je vous fais le casting de l'endroit comme si c'était une superproduction, et c'est voulu : ici, les rencontres de personnages hauts en couleurs sont légion. Cela vient probablement du rythme de travail et de l'environnement, en passant par les vacances incroyables qui ponctuent chaque saison... Il s'effectue en haut de ces montagnes une sorte de sélection naturelle sans pitié, à laquelle ne survivent que les plus déterminés et les plus désespérés. Imaginez le mix... Et mangez donc votre burger en vitesse, j'ai une amie qui peut nous faire visiter un palace si on se dépêche un peu. Laissez donc 5€ de pourboire, c'est un minimum. Allons, ne faites pas cette tête, je vous paierai un coup ce soir.

Et nous revoilà devant la Croisette, que nous longeons avant de repasser devant la pharmacie -toujours pleine- et de tourner à droite. Cette petite route qui monte offre une vue... Originale sur les  bâtiments gris qui la borde, et derrière lesquelles se trouve une vallée unique. Regardez qui arrive sur la route en face de nous, un Hummer blanc frappé de l'écusson Tournier, assurément gage de qualité dans le coin. D'un blanc éclatant, il arbore un slogan imparable inspiré du nom de la plus grosse boite du coin : « Last Night Les Caves Saved My Life » en larges lettres dorées, aux côtés d'une silhouette de femme en plein déhanché. D'aucun noterait que cela n'aurait pas dépareillé dans le Melun des années 80, mais à Courchevel, la mode et le style n'ont que faire du monde extérieur. Nous reverrons ce bolide ce soir, il est systématiquement garé en face de l'endroit où se trouve l'un des frères Tournier. Ah, nous y voilà, vous voyez à gauche cet hôtel imposant aux boiseries fines et aux vieilles pierres si parfaitement agencées ? C'est le K2, l'ultime palace de Courchevel si l'on en croit les rumeurs. Ouvert il y a environ un an, il semble avoir bénéficié d'un budget sans limites, à un point qui frise la folie. Mais entrons donc, vous verrez par vous-même. Magnifique hall d'entrée de douze mètres sous plafond où l'on trouve d'étranges statues, une paire d'impressionnants escaliers descendant vers les deux restaurants où s'activent des chefs étoilés, deux portes d'ascenseurs qui semblent taillées dans l'argent, et une poignée de réceptionnistes engoncés dans d'onéreux déguisements. Ayons l'air de savoir où nous allons, sans quoi cela pourrait mal tourner. Ah, voici mon amie, dont je tairai le nom par principe de précaution. Arpentons donc sans crainte les couloirs impeccables de cet endroit hors du temps. Ascenseur trop propre pour être honnête, étincelant au point de nous faire plisser les yeux. Ting ! Premier étage. Moquette bordeaux, livres vieux de plus d'un siècle soigneusement rangés sur de fines étagères, sombres boiseries sculptées sur chaque murs... Comme nous le précise notre accompagnatrice, le bois utilisé -d'une couleur incertaine, entre le beige, le gris et le kaki- vient du Tibet, tout comme les œuvres d'art qui pullulent dans les parties communes. Je vais essayer d'obtenir quelques infos. « Quelle est la signification de ces magnifiques gravures ? » demandé-je benoîtement en désignant une arabesque que l'on retrouve sur chaque poutres visibles depuis l'entrée du palace. « Est-ce un proverbe tibétain ? Une ode à l'amour et à la simplicité d'une vie dédiée au labeur et à la prière ? » « Non, il est écrit « Hôtel K2 cinq étoiles » ». Bon. « En tout cas, les photos d'hommes et de femmes en habits traditionnels tibétain sont magnifiques, c'est... » « N'est-ce pas, et il faut savoir que ce sont tous -sans exception !- des mannequins reconnus, qui travaillent pour de grandes agences tibétaines. » Ah.

Ne vous retournez pas, un petit quinquagénaire grassouillet se dirige vers nous en peignoir, l'air hagard et la démarche incertaine.  « C'est le patron de l'hôtel ». Je vous conseille vivement de ne rien laisser voir de votre incompréhension et de taire vos remarques potentielles, elles seraient malvenues. De plus, nous arrivons à la salle de jeux pour enfants, juste après le cinéma (une centaine de gros fauteuils trop confortables pour ne pas sombrer dans le sommeil, des dizaines de milliers de films disponibles...vous voyez le tableau). La salle de jeux, disais-je. Environ deux cent mètres carrés divisés en deux espaces. Dans le premier, sur la droite, d'énormes peluches de toutes sorte, des murs couverts de formes lumineuses, différentes sortes d'étoiles et d'avions pendants du plafond, des cabanes en plastique... Un paradis pour gamin en bas âge. Le second est plus orienté ado, avec ses consoles de jeux branchées à des écrans géants (trois pour chaque console, disposés en demi-cercle afin que le joueur dispose d'un angle de vue d'environ 90°), ses jeux d'arcades dernière génération et son tapis de danse électronique... Et pourtant, ce déluge de technologie fait pâle figure lorsqu'on le compare avec la salle de gym toute proche... Un demi hectare de machines diverses (dont, évidemment, « la plus chère du monde, permettant de faire travailler chaque muscle du corps » dixit notre sympathique guide), donnant l'impression d'avoir pénétré dans un centre d'entraînement pour sportifs de haut niveau. Un éclairage lisse, un sol brillant, du verre en lieux et place de murs, et surtout le coach. Le coach, qui doit se tenir prêt à prêter main forte au premier russe bedonnant qui aurait l'idée farfelue de venir se traîner ici pour redorer une image rustre et peu appétissante, que l'argent est parvenu à rendre secondaire. Le coach donc, tout en muscles, épaules en avant, crâne rasé et lèvres pincées, se tient droit au milieu de la salle, poings serrés phalanges contre phalanges au milieu de son dos. Personne ne semble vouloir goûter aux joies de la remise en forme toniques qu'offre l'endroit, qui reste désespérément vide à l'exception de ce grand gaillard immobile dont la disponibilité constante fait partie de l'image de marque du K2.

Passons rapidement sur les différents magasins de luxe situés au sous-sol de l'hôtel, qui offrent tout ce dont un skieur fortuné peut rêver, et sont un autre exemple du but avoué de ce genre de palace : permettre aux clients de ne pas quitter l'hôtel durant leur séjour sauf pour aller skier, si l'envie leur en prend. Et allons voir les chalets, à la suite de quoi nous pourrons quitter les lieux.

Voici donc un chalet du K2. Trois étages (avec ascenseur chromé), trois chambres entre 20 et 40 mètres carrés, un salon immense avec cheminée, des lits couverts de coussins aux propriétés somnifères (si si, touchez en un et osez me dire que vous n'avez pas envie de le serrer contre vous en bavant, yeux mi-clos), des tapis si épais qu'on y perdrait ses chaussures, des écrans géants dans chaque pièces... Et la débauche de moyen continue. Des Ipad (offerts à chaque clients) proposant l'application « K2 » en page d'accueil sur les lits, d'autres incrustés aux murs et permettant de gérer soit même la luminosité, la musique et la température, un système qui ouvre et referme sans bruit les différents tiroirs et placards à votre place (vous tirez ou poussez vaguement dessus, et ils font le reste). Tout est pensé, étudié pour que les clients n'aient pas à faire le moindre effort, jusqu'aux pistes de skis qui sont accessible directement de la terrasse du salon (un moniteur ou « skiman » est attribué à chaque chalet). Une cuisine entièrement équipée et son équipe de cuistots hors pairs répondent au doigt et à l'oeil aux envies des différents hôtes, qui peuvent se faire apporter leur dîner dans la grande piscine du rez de chaussé, où ils pourront le déguster dans de grands sièges gonflables prévus à cet effet, en regardant un film grâce au rétroprojecteur braqué sur l'écran géant (environ 2X5m). Si tant est bien sûr qu'un plaisantin n'active pas la fonction « vague » ou « remous »... Auquel cas ils pourront se contenter de nager à contre-courant en profitant de la vue sur la vallée qu'offre la baie vitrée (disponible dans chaque pièce). Après un bon bain, ils n'auront qu'a se diriger vers la douche toute proche, où un écran spécial permet de sélectionner sa musique, et surtout son « style » de douche. « Tropical » par exemple, offrira une fréquence, une température et un écartement des gouttes ainsi qu'une bande son reproduisant à merveille une pluie brésilienne, tandis que « Mousson » et les 7 autres choix achèveront de faire de la douche une partie essentielle de votre journée (6). Je me débrouille pas mal en agent commercial, non ?

Allons, partons d'ici maintenant, passons en coup de vent dans les fumoirs style 19ème admirer les rangées de cigares onéreux, voilà, passez devant je vous prie... Et nous voilà sortis. Désolé d'avoir écourté la visite, cet endroit me rend nerveux. On en vient à penser que le budget était trop important et qu'il a fallu dépenser jusqu'au dernier centime dans des ajouts inutiles et d'un mauvais goût prononcé. J'ai besoin d'un verre, il est 20 heures, allons donc à l'Equipe.

Entrez, entrez. Voilà, à gauche. Petit bar de saisonniers tout en poutres et en posters vintages, c'est aussi un lieux de prédilection d'Eric Tournier. Le soir, on le voit souvent débarquer, quadra un peu gauche arborant une barbe approximative, entouré de sa clique de lèches cul et fumant comme un pompier dans ses canapés réservés. Vous me trouvez dur ? Mais sachez que... Donnez moi une seconde, « bonsoir, deux tequila paf et deux pintes s'il vous plaît, merci ». Hop, à vot' santé. Mrrfff, ça réchauffe. On va s'asseoir ? Oui, là ce sera très bien. Je disais... ? Ah oui,  vous me trouvez dur ? C'est vrai, je ne connais pas personnellement Eric Tournier. Il ne m'a jamais causé de tort, il ne m'a jamais bousculé, insulté ou que sais-je. En revanche, tous ces employés vous le diront, il n'adresse pas la parole aux « petites gens ». Ne les regarde pas. Ne répond pas lorsqu'ils l'accueillent dans l'un de ses restaurants, palaces ou club. Excepté bien entendu si les « petites gens » sont de jeunes filles gâtées par la nature. Personnellement, c'est le genre de comportement qui me font un peu perdre les pédales, voyez ? Et puis tous ces jeunes saisonniers là autour de nous, sapés comme leurs clients, qui ne parlent que de l'argent qu'ils ont, de l'argent qu'ils auront, de l'argent des autres... Ouais, c'est ça. « Excuse moi... Excuse moi ! Deux pintes s'il te plaît, merci. Et puis un autre shot tiens. » Hop, glaglagla. Bon. C'est sympa cette visite hein ? Quoi ? Mais non mais non, je ne suis pas défaitiste, simplement de voir tout ça à la suite, c'est un peu écoeurant non ? Non ? Vous savez quoi, vous avez raison, je devrai aborder aussi les côtés de Courchevel qui donnent envie d'y aller. En fait, tant que vous restez en dessous de 1850, vous avez toutes les chances de trouver des bars pas chers, où se retrouvent fréquemment les saisonniers et les vacanciers dans une ambiance chaleureuse et bon enfant. Les restau ne sont pas chers, les gens moins coincés, et l'espace moins saturé de fautes de goût architecturales. Ceux qui travaillent ici sont peut être moins bien payés que leurs collègues des cimes, mais le rythme de travail est également plus humain, et les rapports clients/travailleurs plus cordiaux en général. Il y a aussi une piste de luge, qui relie 1550 à 1850, toute en virages serrés et en bosses sournoises, et qui vaut le coup entre amis après quelques verres. Le cinéma, le bowling, la patinoire... C'est pas mal, il y a de quoi s'amuser. Un temps, quoi. Ensuite, on se satisfait de la coke et du haschich, des pintes à 14 euros, des gamines qui vous matent jusqu'à ce qu'elles apprennent que vous êtes aussi fauché qu'elles, puis qui viennent se coller à vous quand même à mesure que le bar se vide et que les portefeuilles charmants choisissent jettent leur dévolu sur d'autres cibles. Allons donc, voilà que je redeviens pessimiste. Allons danser, ça vous changera les idées. Attendez, pas si vite, « s'il te plaît ? Quatre shots de genepy, merci. » Hop, hop. Wooosh. Ca pique n'est ce pas ? Je vous l'avais bien dis. Allons, suivez moi. Pardon, pardon, oui et bien ne reste pas au milieu de la porte si tu veux pas qu'on te marche dessus.

La vache, c'est qu'il fait froid. Allons au KUDETA (prononcer « coup d'état »), une boite pas trop chère où la musique est souvent supportable. Nous revoilà devant la Croisette, il nous suffit de traverser les pistes, et nous... Attention ! Ha, hahaha, faites gaffe, c'est de la neige quand même, hehehe, mais non, je ne ris pas, calmez vous. Prenez ma main, voilà. Ca va ? Vous ne vous êtes pas fait mal ? Ca arrive à tout le monde, ne vous en faites pas, cet endroit est plus glissant qu'une louche de saindoux. Tenez, là bas à gauche, c'est l'un des hummers Tourniers. Le patron est dans la place ce soir, on va rigoler. Les videurs sont là pour la forme, ils laissent rentrer tout le monde ici. Filez votre manteau à l'étrange créature grassouillette couverte de tatouages qui se planque dans l'ombre là bas, et rejoignez moi au bar. Bon, c'est blindé, ça peut prendre du temps, imposons nous. Pardon, pardon, oh regarde là, c'est pas Joseph Gordon Levitt ? Là bas, oui va voir, c'est ça. Hop, pardon, pardon... Et nous y voilà. Je vous présente James, un super héro rozbeef qui bosse ici tous les soirs. Son pouvoir ? Ne pas avoir de remords lorsqu'il nous sert des pintes de pastis épouvantablement chargées pour une poignée d'euros, et encore, ça c'est quand il accepte notre argent.
Salut James, two pints, two shots of tequila and two pastis please. Thanks mate.

Bon, on ne s'entend plus penser mais l'endroit est sympathique non ? Voyez, tous les murs sont recouverts de portes et de volets multicolors, en bois pour la majorité d'entre eux. C'est un des seuls endroits de 1850 qui ait une atmosphère originale sans puer l'oseille à des kilomètres. Le DJ qu'on aperçoit dans sa cabine là, c'est Oliver. Immense armoire à glace barbue, c'est une crème comme on en rencontre pas souvent, entre autre parce que ses pieds sont solidement ancrés au sol, et qu'il est d'une générosité admirable. C'est aussi un ami d'Eric Tournier, ou pas loin, et c'est pour ça qu'il balance ses mix de deep house entre ici et Saint Trop', dans les boites de « Tonton », quand il n'est pas à Ibiza. En parlant de deep house, ça danse sévère ici, joignons nous à la foule. Pardon, pardon... Ah, tenez, là bas sur les sofas : le patron. Sur la table en verre devant lui trônent ce qu'on appelle des jéroboams (7), de champagne en l'occurrence. A ses côtés, la cour. Z'avez lu « Les Caractères » de La Bruyère ? Toute une partie du livre décrit peu ou prou ce que vous avez sous les yeux. Des types gluants ayant depuis des lustres oublié toute notion d'honneur ou de courage, des femmes à usage unique, tous sapé comme il faut. Certains -les hommes surtout- jettent des regards autour d'eux, s'assurent que l'attention d'une bonne partie de la foule des guincheurs avinés leur est acquise, rient trop fort en levant bien haut leurs coupes. Autour, des jeunes femmes les dévorent des yeux, prêtes à leur sacrifier ce qui leur reste d'estime personnelle en échange peut être d'un manteau, d'une bague ou simplement d'une nuit dans un palace dont elles ne reverront jamais la couleur. Et encore, ici les choses restent la plupart du temps assez conventionnelles. Pour voir le visage du Courchevel des nantis, il faudrait que nous allions dans l'une des boites à millions du coin, et je refuse cacéro, tadégo... Catégoriquement, voilà. Vous m'avez l'air sacrément partis, dites moi... Je ne tiens plus très bien debout non plus, normal pour un mardi soir... Venez, finissons en beauté, allons au « Coyote », l'endroit où se finissent les plus motivés des fêtards du coin. Laissez tomber votre manteau, vous le récupérerez demain, venez je vous dis.

Eclats de rires, chutes dans la neige brune, beuglements qui se marient à merveille avec la litanie de voix étrangères baignant les rues de cet étage du monde chaque soir, vigile peu commode, vestiaire, puis descente dans des escaliers aux murs couverts de miroirs et de strass, moiteur presque sirupeuse des corps suintant la Grey Goose et le champagne, visages flous, gesticulons mon brave. La musique qui fait sautiller les énormes enceintes est assourdissante, les hurlements échangés par les clients et les barmans à peine audible, nous voilà debout sur le bar, nos semelles se criblent d'éclats de verres à mesure que nous piétinons les rangées de shots vides, on vous fait de l'oeil, là bas, près des barres de pôle dancing, n'hésitez pas bon dieu, foncez. Les regards se croisent un instant, les yeux se révulsent, les lèvres se cherchent et se trouvent souvent dans les secondes qui suivent, la sueur perle sur chaque centimètre de peau visible, les vêtements font éponge. Certains semblent perdu, condamnés par la pression de leurs pairs à répéter les mêmes mouvements mécaniques apparentés aujourd'hui à de la danse. D'autres sont extatiques, s'esclaffent en courant en tous sens, indifférents à la vacuité infinie qui caractérise ces montagnes entre les mois de décembre et d'avril. Ceux là sont les mieux lotis, ils savent prendre le meilleur de leur environnement et en ignorer l'absurdité. La saison, pour eux, se résume à des grosses semaines de travail entrecoupées d'après midi à skier, de longues marches dans ces paysages intemporels, de raclettes entre amis et de soirées démentes dans des lieux improbables. Ils ne sont pas tombés dans le piège qui consiste à singer les comportements désespérés de leur clients, et supportent sans peine la folie ambiante et les excès poisseux de Courchevel. Voilà que j'ai perdu la personne que j'accompagnais... Qu'importe, « OH ! OH ! Un double rhum coca s'il te plaît, merci. » Mes vingts derniers euros changent de main, la musique semble n'être qu'une succession de bruits sourds, je hoche vaguement la tête en rythme, c'est une fournaise ici. Quelques pas mal assurés, je trébuche dans les escaliers, déboule dehors en inspirant comme un perdu, m'allume une clope. Pas sûr que je me souviendrai de tout demain, et j'attaque à 8 heures... 





Jolie visite, non ? Bien sûr, mon allergie a l'atmosphère qui règne ici à dû se ressentir. Bon dieu, soyons honnêtes, je n'ai fait qu'énumérer une suite de détails mettant en reliefs le pire de ce qu'on peut trouver à Courch'. C'est en partie parce que l'exercice est confondant de facilité, comme trouver un con dans un meeting de Copé ou  prédire que la Somalie n'accueillera pas la Coupe du Monde de football 2026. Mais il est évident que mon caractère buté et les difficultés que j'éprouve à comprendre certains comportements ont joué lourdement sur ma manière de dépeindre l'endroit (8). Pourtant la saison touche à sa fin, et je suis convaincu qu'en dépit de l'épaisse couche de vernis incrustée de diamants qui recouvre ce village, je n'aurai aucun mal à établir une petite liste de moments, d'habitudes, de gens qui me manqueront à coup sûr lorsque j'aurai quitté ces montagnes. Les journées de boulots si intenses qu'elles finissent en fous rires, la satisfaction de rentrer dans sa tanière après 10 heures éreintantes, la complicité qui se crée entre les membres de l'équipe malgré des différences majeures, les surnoms idiots... La liberté qu'on éprouve sur son lieu de travail après quelques semaines, les clients réguliers qui donnent du sens au métier, les soirées démentielles au Refuge ou au Kudeta, les parties d'échecs au soleil. Les sessions luge à 7 ou 8, les gamelles, les larmes aux yeux et les côtes douloureuses, les restaurants et leurs pierrades, brasérades et autres classiques. Les plats que le staff de la cuisine nous préparent parfois avec amour, parfois avec une haine blanche. Les longues discussions sans queue ni tête, assis à 10 dans une chambre minuscule et irrespirable, les parties de cartes qui se finissent à l'aube, les expressions cultes, martelées comme des mantras au turbin comme à la maison. Le vendeur de journaux et ses retards de livraisons qu'il fait passer d'une blague grasse comme du saint doux, les caissières de la supérette hors de prix qui nous laissent rarement payer plus de la moitié de nos courses. Les tenanciers du bureaux de tabacs et leur employée, qui répandent la joie autour d'eux à coup de sourires irrésistibles et de petites attention adorables. Les amis qui m'ont choyé depuis le début, en m'hébergeant des semaines, en me faisant profiter de leurs avantages immenses (9)et de leurs connaissances du milieu. La splendeur silencieuse des cimes qui m'entourent chaque jour, leur immuabilité rassurante, l'impression d'être hors du temps et du monde que l'on ressent après quelques semaines passées en leurs compagnie... Le tableau n'est pas d'une cinglante noirceur, j'en conviens. Malgré des moments de doutes, de fureur, de chocs quant aux trains de vie qui me rotaient quotidiennement leur démesure au visage, malgré l'impression de vacuité absolue qui m'écrase parfois au milieu de ce pandémonium de stupre et de billets mauves, malgré l'éloignement, l'épuisement physique, le manque de sommeil, malgré tout cela, dire que l'expérience dans son ensemble était une torture serait un mensonge. En fait, je la conseille sans réserve à quiconque a besoin de mettre de l'argent de côté rapidement, et possède les nerfs qu'il faut pour maintenir une forme physique et mentale optimum pendant 4 à 5 mois. Il existe un paquet d'endroits différents où bosser, de la plage bas de gamme (10) aux complexes 5 étoiles, de Courchevel à Montregneux sous le Binioux, du botox sur pattes de St Tropez aux marques de bronzage de la Corse en passant par la côte atlantique et ses hippies fêtards,  il n'est pas compliqué de choisir l'atmosphère qui vous convient le mieux. Il suffit juste de creuser s'il le faut pour entrevoir les bons côtés du deal. Et d'éviter de prendre la grosse tête, bien entendu. Une fois toute ces conditions réunies, « faire une saison » devient le moyen -légal- le plus rapide d'économiser une jolie petite somme d'argent et de partir ensuite à l'aventure n'importe ou dans le monde... Tentant n'est ce pas ?



1- Groupe Tournier : En résumé, une entreprise familiale qui « monte » dans Courchevel depuis 1948, alors que la station n'était encore qu'un hameaux insignifiant. Aujourd'hui multi-millionnaire et propriétaire de plusieurs palaces, restaurants et boites de nuit éparpillés dans la station, Eric Tournier -le boss- et son frère sont l'objet des rumeurs les plus folles, souvent relayées -et imaginées- par l'armée de saisonniers qu'ils emploient. Pour certains, ils posséderaient « plus de 70% » de Courchevel 1850, ce qui doit faire sourire LVMH et les autres groupes concurrents solidement implantés dans la station. D'aucun prétendent aussi qu'ils ont autorité sur la police du coin, qu'ils utilisent des procédés douteux pour échapper à une imposition trop lourde, et caetera. Dans les faits, la maison Tournier est surtout ici un des plus gros employeurs, peut se targuer de gérer une panoplie d'établissement pouvant convenir à tout type de touristes et de saisonniers, et ne se soucie pas plus des lois du travail que ses concurrents. 

2- Liqueur à base d'herbes du coin, que les tauliers de Courchevel refourguent à tour de bras comme digeo gratuit. Son goût rappelle celui d'un shot d'essence dans lequel on aurait dissout deux tubes de dentifrice.

3- Dont la page Wikipédia regorge d'exemples de cette prose masturbatoire et creuse qui remplace depuis des lustres le talent réel des "artistes contemporains"

4- C'est comme ça qu'ils prennent les commandes dans la majorité des établissements du coin, technologie oblige

5- Simple supposition, mais le Seb' sort 6 soirs par semaine. Et puis j'étais avec lui hier, si vous voulez tout savoir.

6-  Songez que ce genre d'initiative absurde est en train de devenir une mode dans l'ultra luxe, ce qui permet d'imaginer des scènes cocasses : « Dis donc Yuri, tu ne te figures tout de même pas que tu vas me faire moisir une semaine dans un taudis qui ne propose que 4 types de douches différentes ? Où est passé l'amour que tu avais pour moi ? J'ai cherché, ils n'ont même pas « Bruine Armoricaine », tu te rends compte ? Quand sommes nous devenus de tels ploucs Yuri, quand  ? » 

7- D'une contenance de 4 litres, ces bouteilles font ici partie des mètres étalons de la richesse. Elles sont fréquemment apportées à table par de jeunes et poitrailleuses blondinettes largement dévêtues et portant des bougies-qui-étincellent-pour-qu'on-les-voit-bien. Si un gogo s'en offre une, on a toutes les chances de voir deux ou trois types remuer nerveusement sur leurs canapés, avant d'en commander à leur tour. Existe aussi en Mathusalem (6 litres) et Salmanazar (9 litres).

8- Enfin, vous admettrez quand même que les 8 types de douches différentes... "Save the Rich"... Le café à 4 euros... Les quintaux de fourrures... Non?

9- En l'occurrence, une machine à laver

10- Et la vie de camping qui va avec


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