lundi 5 janvier 2015

Celui qui marche

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix.  Lève la jambe droite, pivote, fouette le sol du pied droit. Recommence. Un pas. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Saloperie de neige. Sournoise poudreuse. Essaye donc de garder une contenance quand chacun de tes mouvements menace de se terminer en gamelle d'anthologie. Pas question de trébucher, de glisser, de trembler. L'impact serait énorme. Du genre dont on ne se relève pas. Les touristes n'en ont rien à foutre de ça, ça leur passe au dessus. Ignorants. Cette satanée statue devant laquelle je fais les cent pas, encore et encore, c'est pas rien. C'est le « monument de la Liberté » de Riga. C'est un symbole. C'est un doigt d'honneur. Résistance aux Nazis, résistance aux Russes. Demandez à un Letton si c'est important pour lui. Un peu que ça l'est. On a pas beaucoup de choses dont on peut être fier, ici. Tenez, je suis même sûr que 90% de la population mondiale ne connaît pas le nom de notre pays. Et mon AK74 pèse une tonne. Hop, demi tour. Et c'est repartit.




Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Hop.  Dix-sept ans que je me brise le dos et les jambes ici. Dans un cartoon quelconque, mes allées et venues auraient probablement creusé une tranché, dont ne dépasserait que ce stupide casque blanc et velu. Dix-sept hivers à me geler le derche tout en marchant au pas et avec classe, pour faire bander les touristes. Les touristes. Photo après photo, Canon, Nikon, I-phone et tout le bazar, aucun respect. Te donnent l'impression de faire partie du décor. De n'être rien de plus qu'une statue plus petite et qui marche, comme ces petits soldats de plomb avec leur clefs idiotes dans le dos. Dès le début j'ai décidé de ne jamais réagir aux flashs, aux questions. J'appelle ça la jouer à l'anglaise. Comme ces clampins à Buckingham palace.

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Demi tour. Claque. Marche. Ca fait une paye que je n'ai plus besoin de me concentrer sur ce que je fais. Les gestes viennent naturellement au point qu'il m'arrive de dériver seul avec moi même pendant des heures. Sans m'en rendre compte. Au début, j'arrivai à me perdre dans mes pensées, à analyser des foutaises diverses. Puis petit à petit, même cette partie là de moi s'est fait la malle. Les mois passent, et je défile, l'esprit vide. C'est même pas de la méditation, plutôt une forme de mort qui vous ferait envier les fantômes de fiction qui se baladent dans des baraques fissurées en terrorisant les sots. Les gens vivent, et je marche. L'Histoire avance inéluctablement, et je compte mes pas. Un système entier s'écroule, un mur tombe, et je suis toujours là. Même ce monument inepte a changé. Pas moi. Et personne ne s'en est rendu compte. Qui s'en soucie, de toute façon. Un mec qui marche, tu parles. Mais l'hiver, c'est pas toujours simple. Ces emmerdeurs de flocons. Par millions, ils tombent, flottant bêtement en silence. Pas facile de dériver quand le sol devient une patinoire couverte d'huile.

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Ah, qui voilà. Je la reconnaît, elle. Ca fait une dizaine de fois qu'elle vient s'assoir là, sur le banc qui jouxte le côté gauche de la statue. Aucune idée de ce qu'elle fiche là. Ca me donne un truc à regarder, en tout cas. C'est tout. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Tant qu'elle est là, je la vois 50% du temps. Dix pas sur vingt. Chaque fois que je lui tourne le dos pour une énième série de dix, je me dis qu'elle sera partie quand je ferai demi tour. Pas comme si ça me briserait le cœur, hein. Je serai encore là dans cinq ans, à me casser le dos pour des clopinettes. Cela dit, elle est atypique, pas une grande blonde bien de chez nous. Malgré sa capuche qui lui bouffe la moitié du visage, je dirai que ses cheveux sont noirs, court et en bordel. Impossible de voir ses yeux d'ici mais ils doivent être vert. Elle est tellement petite qu'elle dépasse à peine du col de son manteau. 

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Et elle reste là, mains dans les poches et jambes croisées pour diminuer le froid. Ce froid permanent et vicieux qui s'immisce dans chaque recoins de mon uniforme jusqu'à ce qu'il... elle me sourit. Elle me sourit ? Bon, demi tour, claque, marche. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Demi tour. Oui, c'est certain. Peut être pas à moi mais elle sourit. De toute façon, y a pas grand monde ici. Y a personne, même.

Un. Deux. Trois. Quatre.  Qui voudrait aller se peler l'oignon sur un banc glacé, à 8h du mat'. Les seuls badauds sont les dégénérés qui se traînent jusqu'au Macdonald de l'Avenue Krasta pour aller s'empiffrer de saloperies en plastique, faut vraiment être taré. Peut pas croire qu'on se soit battu pour cautionner ce genre de comportements. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Elle sourit toujours. En regardant la statue cette fois. C'est définitivement pas une locale, alors qu'est ce qu'elle en a à faire de ma statue ? Elle baisse les yeux sur moi. Quoi ? Qu'est ce qu'elle peut bien vouloir ? Ca la fait marrer, de me voir faire les cents pas dans ce déluge ? Tu t'attends quand même pas à ce que... Onze. Elle me fixe, surprise. Oh la vache. Tourne, mmh, lève et... Et t'es assis sur le cul. Et ton fusil est à côté de toi, à moitié enfoncé dans la neige. En une fraction de secondes, je le ramasse et je suis debout et je lui tourne le dos. Et je marche.

Un pas. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Mes jambes tremblent, j'ai l'impression d'être dans un sauna. Mes joues me brûlent, mon uniforme semble trop petit et trop lourd. J'étouffe. Traînée. Tu l'as fais exprès. Sale petite greluche, tu dois bien te marrer. T'as plutôt intérêt à être partie quand je... Neuf. Dix. Demi tour. Elle est toujours là. Un. Deux. Trois. Elle ne rit pas, mais on dirait qu'elle se retient. Quatre. Cinq. Six. Elle penche la tête sur le côté droit et hausse brièvement les épaules. Sept. huit. « Camarade, vous êtes viré ! », elle dit. Puis elle glousse en se cachant la bouche de sa main. Des gants rouge bordeaux, la classe. Neuf. Dix. Demi tour, claque, marche. Un, deux, trois. Je vais t'en donner, du « camarade ». Fléchi un peu les jambes, donne un effet de rebond. Claque le sol avec les pieds, à chaque pas. Fléchi plus, tangue même un peu. Elle rit. Balance les bras sur les côtés, accroupi toi en rythme. Elle rit toujours, elle s'esclaffe même. Quatre, cinq, six-sept-huit, pas de deux mon gars. Neuf, dix, demi tour, et rebelote. Elle est affalée sur son pauvre banc foireux, elle s'agrippe l'estomac d'une main et couvre la moitié de son visage de l'autre, et ses épaules tressautent nerveusement. Et ça continue pendant une bonne heure, elle applaudi, je titube en me penchant exagérément en avant, puis en arrière, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, dix et demi, volte face, grimace, dérapage. Le monument de la Liberté se transforme en théâtre de boulevard minimaliste. Pour la première fois, je regrette de n'avoir personne à qui raconter ce qui est en train de m'arriver. Peu probable que j'aurai trouvé les mots de toute façon. Soudain, elle part. Un sourire gêné, un geste vague, quelques pas rapides, la neige qui recouvre l'espace du banc qu'elle occupait. Je regarde les flocons effacer sa trace, pas certain de comprendre ce qui vient de se passer. Impossible de proférer une syllabe. Et je reste là deux bonnes minutes, le souffle court, oscillant silencieusement dans les bourrasques glacées. Un rire sonore retentit. Je tourne machinalement la tête dans sa direction. Deux touristes m'observent depuis le couvert d'un des arbres qui bordent la place. L'un d'eux braque sur moi l'objectif mesquin d'un téléphone quelconque. L'autre entreprend de se lancer dans une imitation approximative de ma démonstration de danse. Puis il mime une femme assise et  entreprend de se frotter l'entrejambe, en éructant d'ignobles grognements. Ils se marrent. Le cameraman d'opérette bafouille deux trois conneries dans un anglais brouillon, du genre « you going on youtube, you gonna be famous !». Et ils restent là, à tenir ma vie entre leurs mains, hilares. Lentement, mes jambes se remettent en mouvement.

Un. Deux. Trois. Quatre. Demi tour. Les éclats de rire stridents des deux intrus se font assourdissants. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Lève la jambe droite, pivote, fouette le sol du pied droit. Recommence.

Un. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit. Déjà, la pensée même de revenir ici demain aux aurores se fait lointaine, absurde. Deux. De violentes bouffées de haine et de désespoir me secouent les tripes. Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais ressenti quoi que ce soit de ce genre. Pas de cette amplitude en tout cas. Trois. Une minute a passé sans qu'un souffle d'air ne franchisse mes lèvres.  Le froid s'est fait la malle. Je serre mon fusil de toutes mes forces. Quatre. Les rires se poursuivent, entrecoupés de ce qui semble être une tentative de conversation. Cinq. Ma main droite fouille ma poche de poitrine. Six. Elle en ressort avec un chargeur. 30 balles. 5.56mm. Sept. Clic. Clic. Shlack. Huit. J'entends derrière moi un des deux débiles qui hurle une suite de sons dont je n'entrave rien. La crosse métallique de mon arme se cale sur mon épaule droite. Neuf. Demi tour. Une mèche blonde cache la moitié de son visage cramoisi par le froid. Sa bouche s'ouvre stupidement, sans bruit cette fois. La première balle le touche sous l'oeil gauche et projette sa tête en arrière juste au moment ou la suivante traverse son écharpe, sa pomme d'Adam et sa nuque, et va se ficher dans un arbre avec un craquement sec. Dix. Son bonnet à la con s'envole, et il s'écroule. Quart de tour, claque.

Un. Son pote a déjà tourné les talons. Deux. Une balle lui frôle le sommet du crâne et lui fait perdre l'équilibre, il dérape et s'affale lourdement sur le dos. Trois. En m'approchant, je remarque son portable, planté dans la neige, filmant toujours. Quatre. Le fuyard tente de se relever, mais ses tremblements de fillette l'en empêchent, et il s'étale à nouveau. Cinq. Des sirènes retentissent à l'orée du parc. Six. L'autre se met à ramper. En joue, feu. Son mollet droit éclate. Le débris rampant hurle et se retourne, essaye de se protéger de ses mains en hurlant dans une langue qui m'est inconnue. Feu. Trois doigts gantés se volatilisent dans un petit nuage rose. Feu. Un genoux se disloque avec un bruit de bois qui craque au fond d'une cheminée. Les cris redoublent. Peux pas croire qu'une tante pareille ai gâché le seul truc digne d'intérêt qui me soit arrivé depuis le big bang. Sept. Feu. Feu. Feu. Feu. Près du corps inerte, la neige écarlate se tache des premier rayons de soleil qui percent à travers les branches des pins sylvestres. La beauté crade de la scène me touche. Huit. Demi tour, marche. Je me penche sur le téléphone abandonné et le ramasse. Sur l'écran, mon visage me fixe. Neuf. Il me faut quelques secondes pour réaliser que ce truc filme encore. Que je n'ai pas sous les yeux la photo d'un quadra aux traits émaciés, a l'oeil vide, aux lèvres inexistantes, mais simplement l'image miroir de l'enveloppe de vieille carne que je renvoie aux rares péquenots qui daignent poser leur maudis objectifs sur moi. Les sirènes se font plus nombreuses, des voix m'interpellent. Elles viennent du boulevard Raina, à quelques dizaines de mètres derrière le monument. Dix. Lâche le téléphone, demi tour, marche. En quelques enjambées, je suis de retour à mon poste.

Un. Le dos calé contre le socle de pierre, je respire, bouche ouverte, les yeux volontairement écarquillés. Deux. Mes doigts se desserrent, la kalashnikov tombe au sol, mes épaules s'affaissent doucement. Trois. Mon cerveau joue et rejoue ma petite scène de théâtre en accéléré, mon admiratrice rie, pleure, s'époumone, applaudi, danse même. Quatre. Elle revient le lendemain, et le jour suivant, m'apporte du café, un peu de tabac, de l'herbe. Cinq. Elle m'embrasse, me serre, enfouie son visage dans le col en fourrure de mon uniforme, insulte les touristes, le monument, l'Histoire. Six. Je me réveille chaque matin en sachant où je vais, et pourquoi. J'ai des projets, une ambition, un but. Sept. les voix se font toutes proches à présent. Huit. Ma main défait le bouton de l'étui qui abrite mon Makarov 1950, mes yeux se ferment doucement. Neuf. Je colle le bout du canon glacé contre mon menton, et ne peux m'empêcher de sourire en murmurant « Camarade, vous êtes viré ».

Dix.




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