Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept.
Huit. Neuf. Dix. Lève la jambe droite,
pivote, fouette le sol du pied droit. Recommence. Un pas. Deux. Trois. Quatre.
Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Saloperie de neige. Sournoise poudreuse.
Essaye donc de garder une contenance quand chacun de tes mouvements menace de
se terminer en gamelle d'anthologie. Pas question de trébucher, de glisser, de
trembler. L'impact serait énorme. Du genre dont on ne se relève pas. Les
touristes n'en ont rien à foutre de ça, ça leur passe au dessus. Ignorants.
Cette satanée statue devant laquelle je fais les cent pas, encore et encore,
c'est pas rien. C'est le « monument de la Liberté » de Riga. C'est un
symbole. C'est un doigt d'honneur. Résistance aux Nazis, résistance aux Russes.
Demandez à un Letton si c'est important pour lui. Un peu que ça l'est. On a pas
beaucoup de choses dont on peut être fier, ici. Tenez, je suis même sûr que 90%
de la population mondiale ne connaît pas le nom de notre pays. Et mon AK74 pèse
une tonne. Hop, demi tour. Et c'est repartit.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept.
Huit. Neuf. Dix. Hop. Dix-sept ans que
je me brise le dos et les jambes ici. Dans un cartoon quelconque, mes allées et
venues auraient probablement creusé une tranché, dont ne dépasserait que ce
stupide casque blanc et velu. Dix-sept hivers à me geler le derche tout en
marchant au pas et avec classe, pour faire bander les touristes. Les touristes.
Photo après photo, Canon, Nikon, I-phone et tout le bazar, aucun respect. Te
donnent l'impression de faire partie du décor. De n'être rien de plus qu'une
statue plus petite et qui marche, comme ces petits soldats de plomb avec leur
clefs idiotes dans le dos. Dès le début j'ai décidé de ne jamais réagir aux
flashs, aux questions. J'appelle ça la jouer à l'anglaise. Comme ces clampins à
Buckingham palace.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept.
Huit. Neuf. Dix. Demi tour. Claque. Marche. Ca fait une paye que je n'ai plus
besoin de me concentrer sur ce que je fais. Les gestes viennent naturellement
au point qu'il m'arrive de dériver seul avec moi même pendant des heures. Sans
m'en rendre compte. Au début, j'arrivai à me perdre dans mes pensées, à
analyser des foutaises diverses. Puis petit à petit, même cette partie là de
moi s'est fait la malle. Les mois passent, et je défile, l'esprit vide. C'est
même pas de la méditation, plutôt une forme de mort qui vous ferait envier les
fantômes de fiction qui se baladent dans des baraques fissurées en terrorisant
les sots. Les gens vivent, et je marche. L'Histoire avance inéluctablement, et
je compte mes pas. Un système entier s'écroule, un mur tombe, et je suis
toujours là. Même ce monument inepte a changé. Pas moi. Et personne ne s'en est
rendu compte. Qui s'en soucie, de toute façon. Un mec qui marche, tu parles.
Mais l'hiver, c'est pas toujours simple. Ces emmerdeurs de flocons. Par
millions, ils tombent, flottant bêtement en silence. Pas facile de dériver
quand le sol devient une patinoire couverte d'huile.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Ah, qui voilà.
Je la reconnaît, elle. Ca fait une dizaine de fois qu'elle vient s'assoir là,
sur le banc qui jouxte le côté gauche de la statue. Aucune idée de ce qu'elle
fiche là. Ca me donne un truc à regarder, en tout cas. C'est tout. Six. Sept.
Huit. Neuf. Dix. Tant qu'elle est là, je la vois 50% du temps. Dix pas sur
vingt. Chaque fois que je lui tourne le dos pour une énième série de dix, je me
dis qu'elle sera partie quand je ferai demi tour. Pas comme si ça me briserait
le cœur, hein. Je serai encore là dans cinq ans, à me casser le dos pour des
clopinettes. Cela dit, elle est atypique, pas une grande blonde bien de chez
nous. Malgré sa capuche qui lui bouffe la moitié du visage, je dirai que ses cheveux
sont noirs, court et en bordel. Impossible de voir ses yeux d'ici mais ils
doivent être vert. Elle est tellement petite qu'elle dépasse à peine du col de
son manteau.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Et elle reste
là, mains dans les poches et jambes croisées pour diminuer le froid. Ce froid
permanent et vicieux qui s'immisce dans chaque recoins de mon uniforme jusqu'à
ce qu'il... elle me sourit. Elle me sourit ? Bon, demi tour, claque,
marche. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Demi tour.
Oui, c'est certain. Peut être pas à moi mais elle sourit. De toute façon, y a
pas grand monde ici. Y a personne, même.
Un. Deux. Trois. Quatre. Qui voudrait aller se peler l'oignon sur un
banc glacé, à 8h du mat'. Les seuls badauds sont les dégénérés qui se traînent
jusqu'au Macdonald de l'Avenue Krasta pour aller s'empiffrer de saloperies en
plastique, faut vraiment être taré. Peut pas croire qu'on se soit battu pour
cautionner ce genre de comportements. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Elle
sourit toujours. En regardant la statue cette fois. C'est définitivement pas
une locale, alors qu'est ce qu'elle en a à faire de ma statue ? Elle
baisse les yeux sur moi. Quoi ? Qu'est ce qu'elle peut bien vouloir ?
Ca la fait marrer, de me voir faire les cents pas dans ce déluge ? Tu
t'attends quand même pas à ce que... Onze. Elle me fixe, surprise. Oh la vache.
Tourne, mmh, lève et... Et t'es assis sur le cul. Et ton fusil est à côté de
toi, à moitié enfoncé dans la neige. En une fraction de secondes, je le ramasse
et je suis debout et je lui tourne le dos. Et je marche.
Un pas. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept.
Huit. Mes jambes tremblent, j'ai l'impression d'être dans un sauna. Mes joues
me brûlent, mon uniforme semble trop petit et trop lourd. J'étouffe. Traînée.
Tu l'as fais exprès. Sale petite greluche, tu dois bien te marrer. T'as plutôt
intérêt à être partie quand je... Neuf. Dix. Demi tour. Elle est toujours là.
Un. Deux. Trois. Elle ne rit pas, mais on dirait qu'elle se retient. Quatre.
Cinq. Six. Elle penche la tête sur le côté droit et hausse brièvement les
épaules. Sept. huit. « Camarade, vous êtes viré ! », elle dit.
Puis elle glousse en se cachant la bouche de sa main. Des gants rouge bordeaux,
la classe. Neuf. Dix. Demi tour, claque, marche. Un, deux, trois. Je vais t'en
donner, du « camarade ». Fléchi un peu les jambes, donne un effet de
rebond. Claque le sol avec les pieds, à chaque pas. Fléchi plus, tangue même un
peu. Elle rit. Balance les bras sur les côtés, accroupi toi en rythme. Elle rit
toujours, elle s'esclaffe même. Quatre, cinq, six-sept-huit, pas de deux mon
gars. Neuf, dix, demi tour, et rebelote. Elle est affalée sur son pauvre banc
foireux, elle s'agrippe l'estomac d'une main et couvre la moitié de son visage
de l'autre, et ses épaules tressautent nerveusement. Et ça continue pendant une
bonne heure, elle applaudi, je titube en me penchant exagérément en avant, puis
en arrière, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, dix et
demi, volte face, grimace, dérapage. Le monument de la Liberté se transforme en
théâtre de boulevard minimaliste. Pour la première fois, je regrette de n'avoir
personne à qui raconter ce qui est en train de m'arriver. Peu probable que
j'aurai trouvé les mots de toute façon. Soudain, elle part. Un sourire gêné, un
geste vague, quelques pas rapides, la neige qui recouvre l'espace du banc
qu'elle occupait. Je regarde les flocons effacer sa trace, pas certain de
comprendre ce qui vient de se passer. Impossible de proférer une syllabe. Et je
reste là deux bonnes minutes, le souffle court, oscillant silencieusement dans
les bourrasques glacées. Un rire sonore retentit. Je tourne machinalement la
tête dans sa direction. Deux touristes m'observent depuis le couvert d'un des
arbres qui bordent la place. L'un d'eux braque sur moi l'objectif mesquin d'un
téléphone quelconque. L'autre entreprend de se lancer dans une imitation
approximative de ma démonstration de danse. Puis il mime une femme assise
et entreprend de se frotter
l'entrejambe, en éructant d'ignobles grognements. Ils se marrent. Le cameraman
d'opérette bafouille deux trois conneries dans un anglais brouillon, du genre
« you going on youtube, you gonna be famous !». Et ils restent là, à
tenir ma vie entre leurs mains, hilares. Lentement, mes jambes se remettent en
mouvement.
Un. Deux. Trois. Quatre. Demi tour. Les éclats
de rire stridents des deux intrus se font assourdissants. Un. Deux. Trois.
Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Lève la jambe droite, pivote, fouette
le sol du pied droit. Recommence.
Un. Impossible de me concentrer sur quoi que
ce soit. Déjà, la pensée même de revenir ici demain aux aurores se fait
lointaine, absurde. Deux. De violentes bouffées de haine et de désespoir me
secouent les tripes. Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais ressenti quoi que
ce soit de ce genre. Pas de cette amplitude en tout cas. Trois. Une minute a
passé sans qu'un souffle d'air ne franchisse mes lèvres. Le froid s'est fait la malle. Je serre mon
fusil de toutes mes forces. Quatre. Les rires se poursuivent, entrecoupés de ce
qui semble être une tentative de conversation. Cinq. Ma main droite fouille ma
poche de poitrine. Six. Elle en ressort avec un chargeur. 30 balles. 5.56mm.
Sept. Clic. Clic. Shlack. Huit. J'entends derrière moi un des deux débiles qui
hurle une suite de sons dont je n'entrave rien. La crosse métallique de mon
arme se cale sur mon épaule droite. Neuf. Demi tour. Une mèche blonde cache la
moitié de son visage cramoisi par le froid. Sa bouche s'ouvre stupidement, sans
bruit cette fois. La première balle le touche sous l'oeil gauche et projette sa
tête en arrière juste au moment ou la suivante traverse son écharpe, sa pomme
d'Adam et sa nuque, et va se ficher dans un arbre avec un craquement sec. Dix.
Son bonnet à la con s'envole, et il s'écroule. Quart de tour, claque.
Un. Son pote a déjà tourné les talons. Deux.
Une balle lui frôle le sommet du crâne et lui fait perdre l'équilibre, il
dérape et s'affale lourdement sur le dos. Trois. En m'approchant, je remarque
son portable, planté dans la neige, filmant toujours. Quatre. Le fuyard tente
de se relever, mais ses tremblements de fillette l'en empêchent, et il s'étale
à nouveau. Cinq. Des sirènes retentissent à l'orée du parc. Six. L'autre se met
à ramper. En joue, feu. Son mollet droit éclate. Le débris rampant hurle et se
retourne, essaye de se protéger de ses mains en hurlant dans une langue qui
m'est inconnue. Feu. Trois doigts gantés se volatilisent dans un petit nuage
rose. Feu. Un genoux se disloque avec un bruit de bois qui craque au fond d'une
cheminée. Les cris redoublent. Peux pas croire qu'une tante pareille ai gâché
le seul truc digne d'intérêt qui me soit arrivé depuis le big bang. Sept. Feu.
Feu. Feu. Feu. Près du corps inerte, la neige écarlate se tache des premier
rayons de soleil qui percent à travers les branches des pins sylvestres. La
beauté crade de la scène me touche. Huit. Demi tour, marche. Je me penche sur
le téléphone abandonné et le ramasse. Sur l'écran, mon visage me fixe. Neuf. Il
me faut quelques secondes pour réaliser que ce truc filme encore. Que je n'ai
pas sous les yeux la photo d'un quadra aux traits émaciés, a l'oeil vide, aux
lèvres inexistantes, mais simplement l'image miroir de l'enveloppe de vieille
carne que je renvoie aux rares péquenots qui daignent poser leur maudis
objectifs sur moi. Les sirènes se font plus nombreuses, des voix
m'interpellent. Elles viennent du boulevard Raina, à quelques dizaines
de mètres derrière le monument. Dix. Lâche le téléphone, demi tour, marche. En
quelques enjambées, je suis de retour à mon poste.
Un. Le dos calé contre le socle de pierre, je
respire, bouche ouverte, les yeux volontairement écarquillés. Deux. Mes doigts
se desserrent, la kalashnikov tombe au sol, mes épaules s'affaissent doucement.
Trois. Mon cerveau joue et rejoue ma petite scène de théâtre en accéléré, mon
admiratrice rie, pleure, s'époumone, applaudi, danse même. Quatre. Elle revient
le lendemain, et le jour suivant, m'apporte du café, un peu de tabac, de
l'herbe. Cinq. Elle m'embrasse, me serre, enfouie son visage dans le col en
fourrure de mon uniforme, insulte les touristes, le monument, l'Histoire. Six.
Je me réveille chaque matin en sachant où je vais, et pourquoi. J'ai des
projets, une ambition, un but. Sept. les voix se font toutes proches à présent.
Huit. Ma main défait le bouton de l'étui qui abrite mon Makarov 1950, mes yeux
se ferment doucement. Neuf. Je colle le bout du canon glacé contre mon menton,
et ne peux m'empêcher de sourire en murmurant « Camarade, vous êtes viré ».
Dix.
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