lundi 5 janvier 2015

Le Torchu et le Cornu

Nouvelle écrite à partir du thème "Un gros fils de p**e rencontre le Diable"

Montregneux sous le Binioux, petit bourg d'un millier d'habitants tout au plus, était un de ces villages que l'on éviterait volontiers, si on avait le choix. Ca n'était pas non plus un coupe-gorge où grouillaient les coquins de toutes sortes, entendons nous bien, mais il y régnait une atmosphère étrange, malsaine même. Surtout parce qu'il n'y avait qu'à Montregneux sous le Binioux que vous aviez une chance de tomber sur Saturnin dit « le Torchu »,  qui était selon le vieux Adhémar, « le bougre de pignouf le plus sournois qu'ai jamais goûté l'eau d'not' puit ». Et le vieux Adhémar se trompait rarement, sauf le soir, lorsqu'il était rond. En l'occurrence, il avait bien raison : « le Torchu » était un petit homme poilu et volubile, qui avait un talent inné pour la fourberie, le mensonge et la bataille corse, grâce à laquelle il amassait de jolies sommes d'argent contre qui voulait bien se mesurer à lui. Il était l'unique fils d'un soiffard quelconque et d'une poissonnière revêche qui mourut bruyamment en lui donnant naissance, ce fut donc Armandine, une lavandière du village, qui fut chargée de le nourrir et de l'élever. Une fille très bien, Armandine. Joviale et dodue, peu encline à poser des questions idiotes, et bonne travailleuse.




Elle s'aperçut bien vite que le jeune Saturnin était « la branche d'ortie planquée dans le fenouil » , comme elle disait. Avant même son huitième automne, il arrivait fréquemment qu'il parvienne à se faire livrer clandestinement du sucre et des pommes par les autres gamins du coin, et qu'il s'en serve ensuite pour les tourner les uns contre les autres. Dieu sait pourquoi les gosses acceptaient de chiper des fruits dans leur propre cuisine pour ensuite se castagner en espérant en revoir la couleur. « Le Torchu » avait beau être assez court et avoir un trou entre les dents de devant si large qu'on aurait pu y glisser un manche de pioche, il parvenait toujours à éviter les bastonnades que subissait les autres petits malingres et ceux qui étaient nés avec de drôles de bouilles. Mais il n'était jamais loin lorsque bagarre il y avait, et Armandine le trouvait souvent assis sur son derrière à se tenir la panse en rigolant comme un fou, tandis que devant lui deux ou trois mioches roulaient dans la boue en s'échangeant des pêches et des jurons. Une bonne claque sur l'oreille suffisait le plus souvent à lui prouver, au moins pour un temps, qu'il n'y avait là rien de divertissant, mais c'était tout de même préoccupant et lorsqu'il eu dix ans Armandine décida de l'emmener voir un prêtre, histoire qu'il lui explique avec ses mots savants que faire du bazar, ça mène à rien, ou en enfer.

Comme l'église de Montregneux avait brûlé en même temps que le prélat qui dormait dedans -l'année de la naissance du « Torchu », ou pas loin-, et qu'on ne l'avait jamais reconstruite, Armandine décida qu'ils marcheraient jusqu'à Vantevel-du-Fourneau, dont le prêtre était réputé pour faire des sermons très rigolos, mais qui faisaient réfléchir longtemps après. Ils partirent donc tout deux un matin, elle fredonnant un de ces petits airs qui vous forcent à sourire et lui pleurnichant comme un chat au fond d'un puit. Alors qu'ils traversaient Cornic -joli village surtout connu pour la vigueur de son cidre-, ils tombèrent sur une foire aux esclaves qui avait attiré une jolie foule. « Le Torchu » insista alors pour aller voir si quelques amputés ou lépreux étranges se cachaient parmi les hommes et les femmes en guenilles qui rôdaient vaguement sur la place, fers aux pieds. Comme il se faisait capricieux, son oreille gauche reçut un joli soufflé, et il décida de se taire. Armandine lui fourra la Bible qu'elle avait emportée sous le bras, et d'un index autoritaire, lui ordonna de l'attendre tandis qu'elle allait remplir leurs gourdes d'eau -pour lui- et de cidre -pour elle- dans l'auberge la plus proche. Dès qu'elle fut hors de vue, « Le Torchu » alla à la rencontre d'un des vendeurs de chair, et lui agitât furieusement sa Bible sous le nez, en répétant qu'il avait une femme de peu de foi à vendre pour la modique somme d'un écu et demi -c'était plus d'argent que lui-même ou Armandine n'en avait jamais vu. Malgré son jeune âge, « le Torchu » était déjà velu jusque sous le menton, et cette pilosité ainsi que la Bible qu'il tenait lui conférait une sorte d'aura adulte. Trompeuse, certainement, et assez convaincante pour qu'au bout de quelques minutes un demi écu lui tombe dans la paume, et que l'instant d'après trois soudards équipés de gourdins s'emparent de la pauvre Armandine avant de la traîner vers une roulotte en lui collant des taloches. En la voyant s'époumoner en vain, « le Torchu » fut pris d'un fou rire hystérique, qui ne s'arrangea pas après qu'il eu ramassé la gourde de cidre tombée au sol, et s'en soit envoyé la moitié.

Il revint à Montregneux sous le Binioux quelques heures plus tard, saoul comme un marin en grève, et ne se priva pas pour raconter en détails les raisons de son retour prématuré et solitaire. Depuis ce jours personne ne chercha de noise au petit « Torchu », et sans qu'on sache trop comment il traversa les années, vivant seul dans la maisonnette d'Armandine, et alimentant les rumeurs les plus fiévreuses à son égard. Et les rumeurs, il connaissait. Il en répandait quotidiennement, surtout à travers ses adversaires malheureux dans les tournois de bataille corse. Malgré l'aversion générale qu'il suscitait, ceux qui entendaient ses ragots préféraient les relayer, peut être simplement pour prouver qu'ils étaient eux aussi au courant. Sans vraiment travailler, vivant de paris et de braconnage, « le Torchu » continua de se forger une réputation de fauteur de troubles, automne après automne. C'est lui qui, en plus de le ruiner, gagna la femme de Zéphirin aux cartes, avant  d'échanger celle-ci contre un baril de cidre et une andouillette à un chasseur qui passait dans le coin. C'est encore lui qui fit croire à tout Montregneux que si l'on reniflait la farine d'Octave -le pâtissier- on se sentait tout chose pendant quelques heures...  Ce qui donna lieu à une semaine entière d'éternuements intempestifs qui occasionnèrent bien des chamailleries, la population ne supportant plus de devoir radoter « à vot' santé », « Dieu t'bénisse » et autres « Mazeltof » à chaque péquenaud croisé dans la rue. Des coups pendables de ce genre, « le Torchu » en inventa bien d'autres, ce qui explique peut être pourquoi il finit par carrément rencontrer le roi des sournoiseries, l'empereur des vicelards et des mauvais bougres, le maire des sept enfers, Lucifer en personne.

« Le Torchu » avait alors une trentaine d'années, et se baladait dans les bois entourant Montregneux pour voir si quelque animal nourrissant avait péri dans ses pièges. L'aube était humide et brumeuse, les moustiques affamés, et les grands pins silencieux. Les pas du « Torchu » produisaient des bruit spongieux, à mesure qu'il s'enfonçait plus avant dans la forêt boueuse et immobile. Puis quelque chose d'étrange arriva. Bien qu'étant seul, « le Torchu » entendit clairement une respiration longue et profonde, qui n'était pas la sienne (la sienne était sifflante et rauque, la faute au cidre et à l'herbe à pipe dont il raffolait). Il leva les yeux, jeta un coup d'oeil alentour en fronçant ses épais sourcils noirs, se prit les pieds dans une racines et l'instant d'après il gisait sur le sol, son visage enfoui dans une flaque de boue . Il se releva, gémissant, crachant et jurant, et tandis qu'il s'essuyait maladroitement les yeux de ses doigts gourds, la respiration reprit. Elle semblait venir de toutes les directions à la fois, et sa régularité parfaite ne ressemblait à rien de ce que le « Torchu » connaissait. Lorsqu'il se fut débarbouillé, il posa ses poings sur ses hanches, et attendit, une moue boudeuse sur le visage. Une minute passa. Puis une autre. « Le Torchu » sortit de sa poche sa petite pipe en argile (gagnée à la bataille corse contre ce pauvre Octave), et entreprit de la fourrer d'une pincée d'herbe grisâtre et malodorante. Tandis qu'il l'allumait, une voix lente et nasale, angoissante et entêtante, se fit entendre.
« -N'ai pas peur, petit « Torchu », tu sais qui... »
« -Ecoutez, l'interrompit sèchement « le Torchu », je ne sais pas qui vous êtes, ou ce que vous êtes, mais j'ai des choses à faire, alors votre sorcellerie à deux sous, ça va deux minutes hein. »
Il y eu un court silence, seulement brisé par les branches des saules qui commencèrent à bruisser dans le vent, puis la voix reprit :
« -Je... Tu n'as pas à avoir peur, petit « Torchu », nous avons beaucoup de choses en commun, et tu m'intéresses. »
« -Je vous intéresse ? S'exclama le petit homme en ôtant la pipe de la commissure de ses lèvres. Vous n'êtes pas un de ces puants sans foi ni loi qui rançonnent les promeneurs, si ? »
« -... Non, petit « Torchu », je suis bien plus que ça. Je suis celui que tu as suivi toute ta misérable vie, sans même le savoir. Je suis... »
« -Misérable ! Vous plaisantez ? J'ai deux chevaux, une maison trop grande pour moi, et la plus belle cave à vin de toute la région, et je n'ai pas besoin de travailler pour vivre puisque je suis entouré de gogos bas du front. » Il eut un ricanement bref. « Tenez, l'autre jour, j'allais... » La voix repris, cent fois plus forte qu'auparavant, et le vent redoubla de puissance, secouant les arbres, faisant craquer leurs troncs et voler leur dernières feuilles.
« -NE T'AVISE PAS DE M'INTERROMPRE ENCORE, PITOYABLE BOUT DE VIANDE, ET PROSTERNE TOI DEVANT MOI. » Il y eut comme un coup de tonnerre, et la flaque de boue qui portait encore la trace du visage anguleux du « Torchu » se mit à remuer, faiblement d'abord puis de  plus en plus rapidement. De grosses bulles éclataient à la surface, et une silhouette immobile en sortit dans un bruit de succion particulièrement dégoûtant.

« Le Torchu » recula d'un pas, interdit, et se mit à tirer nerveusement de grosses bouffées sur sa pipe en se demandant ce que tout ça pouvait bien signifier. La silhouette était grande, trop grande. Peut être sept pieds de haut, se dit-il, et elle était couverte d'une boue noirâtre qui très vite commença à se dessécher, à se craqueler, tandis qu'une pâle fumée s'en échappait par endroits. Quelques secondes plus tard, il était là. Son crâne oblong et gris était parcouru de veines noires qui pulsaient lentement, formant des motifs obscurs en dessous de ses larges yeux jaunâtres et dépourvus de paupières. Deux énormes cornes de bouc d'un blanc osseux, striées de ce qui semblait être du sang, ornaient ses tempes. Ses pupilles, l'une livide, l'autre d'un bleu vif, vibraient légèrement, tout comme les narines de son nez court et pointu, tellement pointu que « le Torchu » se promit sur-le-champ de ne pas s'en approcher. Et lorsque les lèvres en lambeaux s'ouvrirent, de nouveau la voix fit trembler le sol :
« - A GENOUX, IGNORANT. »
« -Comment ? Heu, oui, bon. » grommela « Le Torchu » en obtempérant. Il scrutait la tunique noire  dépourvue de plis qui recouvrait son interlocuteur, et qui semblait aspirer la lumière environnante. Le vent hurlait toujours entre les arbres et le bruit des branches qui se brisaient emplissait la forêt de craquements tout à fait sinistres. Au dessus, d'immenses nuages sombres avaient envahis le ciel, et autant vous dire qu'on aurait pu jurer que la nuit tombait déjà. La silhouette repris la parole, lentement.
« -Me reconnais tu à présent ? » Sa bouche s'élargit pour former une tentative de sourire macabre et putréfié. « Regarde-moi, petit « Torchu, que vois-tu ? »
Toujours à genoux, ce dernier se grattait l'arrière du crâne en fronçant les sourcils. Il observa la chose qu'il avait devant lui et marmonna « -Eh ben, hum... Je sais pas trop quoi vous dire, j'vous ai jamais vu, moi... » Il eut un moment d'hésitation. « Heu, voyons... Oui, si, j'aime bien les cornes. Les cornes sont bien. » La silhouette resta un moment immobile. Après un court instant de silence embarrassant, elle passa une main décharnée sur ce qui lui tenait lieu de visage, se cachant les yeux, et émit ce qui devait être une sorte de soupir mais ressemblait plutôt au son qui sortirait de la gueule d'un corbeau mort sur le ventre duquel on aurait sauté à pieds joints. « Le Torchu » se demanda si c'était de sa faute, décida de ne plus aborder le sujet des cornes, et sourit béatement pour montrer sa bonne volonté. La voix repris :
« -Ecoute moi bien, « Torchu », car je ne me répète jamais. Tu as devant toi Méphisto, le Tentateur, le Malin, le Chaytan. »
- « ... »
- « Celui qui pervertit les purs, qui brise serments et promesses, celui par qui vient le doute, celui auquel les puissants doivent tout. » Le petit homme avait l'air confus. « Le DIABLE, « Torchu », je suis le Diable, comprend-tu ? » « Le Torchu » hocha la tête et, fermant le poing droit, en présenta le pouce levé pour montrer qu'il comprenait. Le Diable, puisque c'était lui, reprit : « Je suis ici parce que j'ai eu vent de tes exploits. Je suis ici parce que je crois que tu te méprends en pensant avoir une vie à la mesure de tes possibilités. Je suis ici pour te proposer mieux. »
Assis sur ses talons, « Le Torchu » hochait la tête en bourrant de nouveau sa pipe, les yeux plissés et la bouche entrouverte comme lorsqu'il plumait ses voisins malchanceux au jeux.
« -Toute ta courte vie, tu t'es obstiné à vivre comme un serf, quand tu pourrais être prince. J'ai un marché à te proposer, qui pourrait changer cela à jamais. Imagines-tu, « Torchu », vivre dans un château orné de drapeaux et de tapisseries à ton effigie ? »
« Le Torchu » réfléchissait en cherchant distraitement son briquet à silex dans sa besace. Soudain, le Diable pointa un doigt vers la pipe, et le contenu de celle-ci s'embrasa instantanément dans une nuée d'étincelles. L'air un peu ahuri tout d'abord, « le Torchu » se reprit et la leva brièvement devant lui en signe de remerciement, puis en tira une petite bouffée avant d'expliquer :
« -Boaf, vous savez, moi, ma maison ça me suffit hein, déjà qu'il y a une pièce pour laquelle je n'ai aucune utilité... » Le Diable le coupa d'un mouvement de la main, et poursuivi :
« -Fort bien, mais si tu pouvais avoir tout l'or du monde, et le pouvoir qui sied à un homme de ton ambition ?  Que dirai tu de cela ? »
« -Hum, mouais, mais je ne saurai pas vraiment quoi en faire, moi. J'aime bien l'or hein, c'est pas ça, mais je suis sûr que ça viendrait avec tout un tas de problèmes si j'en avais autant, voyez ? Et puis, vous entendez quoi exactement par « pouvoir » ?»
Le Diable souffla bruyamment par le nez, et d'une voix stridente où perçait un certain agacement, il lança :
« -Mais le pouvoir, « Torchu », le pouvoir de vie ou de mort sur les cloportes de ton village, du comté, du pays ! Le pouvoir de déclarer la guerre, de jeter des nations entières dans les charniers de l'Histoire, de soumettre le monde à ta volonté ! »
« Le Torchu » retourna cette idée dans sa tête, un sourire sur le visage, mais à mesure que sa réflexion avançait, il redevint bougon, et secouant la tête, il déclara :
« -Oui mais non, ça prend un temps fou tout ça, moi j'ai mes pièges à relever, mes petites parties de cartes, et le reste du temps j'aime bien aller raconter des salades à mes voisins, ça me divertit plus qu'assez. Alors vos histoires de guerres là, non, ça n'est pas sérieux, je n'aurai plus une seconde à moi. »
Le Diable ouvrit ce qui lui tenait lieu de bouche comme pour parler, puis il balaya la forêt du regard, choisit une souche de bonne taille à quelques pas de lui, et s'y dirigea. S'asseyant dessus, il se prit la tête entre les mains, et soupira :
« -Ecoute, « Torchu », je n'ai pas que ça à faire, j'ai des complots à fomenter, des amitiés à gâcher, des massacres à encourager. Ca ne marche pas bien ces temps ci, il semblerait que j'ai perdu la main, les gens s'entre-tuent moins, ils tombent amoureux, ils ont des passions, des ambitions. Et toi tu te balades dans la vie en te comportant comme bon te semble, sans faire aucun effort, et pourtant tu inspires le dégoût et la crainte chez tous ces gueux incultes, c'est le signe d'une âme sombre et pleine de potentiel... » Il releva la tête, fixant à nouveau « le Torchu » de ses immenses yeux sans vie. « Par conséquent, pour un prix dérisoire, je te donnerai ce que tu veux, ce dont tu as toujours rêvé, tu seras... »
« -Un prix dérisoire vous dites ? Faudrait voir à être un peu plus précis sur ce point, parce que bon, il est pas né celui qui me jouera un tour, c'est comme... »
Soudain, alors qu'il se trouvait à quelques mètres du « Torchu » la seconde précédente, le Diable se tenait devant lui et le secouait violemment par le col de sa veste en s'époumonant :
« -CESSE DE M'INTERROMPRE, MISERABLE CONSANGUIN ! TON AME, « TORCHU », C'EST TON AME QUE JE VEUX ! »
Les pieds du « Torchu » s'agitaient trois pieds au dessus du sol, tandis qu'il renâclait :
« -Mon âne ? Alors ça vous pouvez courir, je l'ai gagné contre le fils d'Ernest, le forgeron et puis comment ferai-je pour aller à la foire au cidre de Cornic, hein ? En marchant ? Et pour le trajet du retour ? Cinq barils, je les mets sur mes épaules ? Pouah ! »
Hors de lui, le Diable le lança sans efforts dans une mare boueuse toute proche, dans laquelle il atterrit tête la première. Attendant qu'il en soit sortit, le Malin joua alors son va-tout :
« -Qu'aimes tu, « Torchu », dis-moi ce qui fait ton bonheur, je te l'échange contre ce qui te reste d'âme, et nous en serons quittes. »
A présent couvert de boue, l'autre boita jusqu'aux  racines d'un chêne, s'y installa, et haussa les épaules en comptant sur ses doigts:
« -C... Contre mon âme ? Heu... ben, le cidre déjà, ça j'aime bien. L'herbe à pipe de Vantevel est excellente aussi, puis j'aime bien les cartes. »
« Ainsi soit-il », commença le Diable d'une voix solennelle bien que toujours nasale,  « tu auras plus de cidre que tu n'en pourrais boire en mille ans, et la meilleure herbe à pipe qui puisse pousser dans le pays. Quant aux cartes... »
« -Oh les cartes ça va, pas une défaite en vingt ans, j'ai pas besoin de vous. Et puis le cidre en fait, j'en ai déjà plus qu'il ne m'en faut, je le coupe même à l'eau pour en revendre au vieux Adhémar de temps en temps... Même l'herbe à pipe, vous savez, c'est pas compliqué : j'en fais pousser. Enfin, non, mais je récolte celle qui pousse chez le pâtissier, comme ça, même pas besoin de se casser le dos pour... »
C'en était trop. Comme tous les habitants de Montregneux, le Diable n'avait pas pu supporter longtemps l'ignoble « Torchu », et sans vraiment savoir avec certitude si ce dernier était incroyablement courageux ou spectaculairement idiot, il décida que cette rencontre embarrassante avait assez duré. Serrant devant lui ses poings froids, il baissa la tête et sa voix tonna, plus fort que jamais :
« -ASSEZ, « TORCHU », TU M'AS FAIT PERDRE MON TEMPS, TU AURAIS PU METTRE LE MONDE A GENOUX ET TU N'AS REUSSI QU'A ECOURTER TON EXISTENCE FUTILE ! »
Toujours assis près de l'arbre, occupé à décrasser sa pipe, « le Torchu » éleva lui aussi le ton, irrité :
« Mettre le monde à genoux, vous n'avez que ces mots à la bouche dites donc, puis vous m'avez fait perdre mon temps aussi avec vos simagrées douteuses, mon âme je la garde, et mon existence futile, elle vous ... » Il y eut un éclair rouge sang, un ultime coup de tonnerre, et du « Torchu », il ne resta rien, ou presque. Sa silhouette avait été comme imprimée dans l'écorce du chêne, et la pipe en dépassait comme une branche chétive et difforme. Le Diable prit une longue et humide inspiration, et se gratta l'arrière des cornes pendant un moment, en maudissant la terre entière. Puis il marcha jusqu'à la flaque dont il avait surgit, se tint debout bien droit en son milieu, et s'y enfonça en un éclair en projetant en tous sens une terre humide et froide. Le vent retombait, et le soleil commençait à poindre à travers les nuages, et Montregneux sous le Binioux entamait une journée qui allait s'avérer pleine de bonnes surprises.

En effet, une bonne partie du village avait été réveillé par les vitupérations du Malin, et avait donc entendu une partie de sa discussion avec ce pendard de « Torchu ». En discutant autour de quelques chopes mousseuses pour se donner du courage, la population décida l'après midi même d'aller vérifier sur place ce qui s'était passé. Ils trouvèrent la pipe fichée dans le chêne, et à côté le visage éternellement ronchon de celui dont ils avaient été les souffres douleurs pendant une trentaine d'automnes, à tout jamais figé dans le tronc. « A tout jamais » étant ici une expression, puisqu'ils décidèrent derechef d'abattre l'arbre et de le débiter, ce qui permit à Octave de récupérer sa pipe. Le soir même ils en firent un bûcher splendide, autour duquel on but énormément, avant de danser et de chanter des airs qu'on pensait oubliés. Tout ce qui appartenait au « Torchu » fut redistribué. Son cidre disparut dans les panses d'Adhémar et de ses fils, et son herbe à pipe dans les gorges enrouées des lavandières. Les retrouvailles du fils d'Ernest et de son âne furent célébrés par des rires et de blagues salaces, on but et re-but à la santé de chaque personne qui avait un jour été victime d'un tour du « Torchu », ce qui représentait quantité de gens, et tous se réveillèrent le lendemain avec les maux de crâne les plus doux qu'il soit.

Depuis ce jour, il fait bon vivre à Montregneux, demandez à n'importe qui, il vous l'affirmera avec le sourire. Et sauf erreur, c'est le seul village du pays où l'on vous regardera de travers si vous avez pour le Diable des mots déplacés. Oh, on ne vous en tiendra pas vraiment rigueur, mais si vous blâmez le cornu pour  tous vos malheurs, il y a des chances pour qu'Octave ou un autre vienne vous taper dans le dos, et vous glisse à l'oreille : « Vous savez, c'est peut être pas quelqu'un de bien, l'autre là, mais il est tout de même des choses sur lesquelles on tombe d'accord. » Et il aura bien raison.


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