Montregneux sous le Binioux, petit bourg d'un
millier d'habitants tout au plus, était un de ces villages que l'on éviterait
volontiers, si on avait le choix. Ca n'était pas non plus un coupe-gorge où
grouillaient les coquins de toutes sortes, entendons nous bien, mais il y
régnait une atmosphère étrange, malsaine même. Surtout parce qu'il n'y avait
qu'à Montregneux sous le Binioux que vous aviez une chance de tomber sur
Saturnin dit « le Torchu »,
qui était selon le vieux Adhémar, « le bougre de pignouf le plus
sournois qu'ai jamais goûté l'eau d'not' puit ». Et le vieux Adhémar se
trompait rarement, sauf le soir, lorsqu'il était rond. En l'occurrence, il
avait bien raison : « le Torchu » était un petit homme poilu et
volubile, qui avait un talent inné pour la fourberie, le mensonge et la
bataille corse, grâce à laquelle il amassait de jolies sommes d'argent contre
qui voulait bien se mesurer à lui. Il était l'unique fils d'un soiffard
quelconque et d'une poissonnière revêche qui mourut bruyamment en lui donnant
naissance, ce fut donc Armandine, une lavandière du village, qui fut chargée de
le nourrir et de l'élever. Une fille très bien, Armandine. Joviale et dodue,
peu encline à poser des questions idiotes, et bonne travailleuse.
Elle s'aperçut bien vite que le jeune Saturnin
était « la branche d'ortie planquée dans le fenouil » , comme elle
disait. Avant même son huitième automne, il arrivait fréquemment qu'il
parvienne à se faire livrer clandestinement du sucre et des pommes par les
autres gamins du coin, et qu'il s'en serve ensuite pour les tourner les uns
contre les autres. Dieu sait pourquoi les gosses acceptaient de chiper des
fruits dans leur propre cuisine pour ensuite se castagner en espérant en revoir
la couleur. « Le Torchu » avait beau être assez court et avoir un
trou entre les dents de devant si large qu'on aurait pu y glisser un manche de
pioche, il parvenait toujours à éviter les bastonnades que subissait les autres
petits malingres et ceux qui étaient nés avec de drôles de bouilles. Mais il
n'était jamais loin lorsque bagarre il y avait, et Armandine le trouvait
souvent assis sur son derrière à se tenir la panse en rigolant comme un fou,
tandis que devant lui deux ou trois mioches roulaient dans la boue en
s'échangeant des pêches et des jurons. Une bonne claque sur l'oreille suffisait
le plus souvent à lui prouver, au moins pour un temps, qu'il n'y avait là rien
de divertissant, mais c'était tout de même préoccupant et lorsqu'il eu dix ans
Armandine décida de l'emmener voir un prêtre, histoire qu'il lui explique avec
ses mots savants que faire du bazar, ça mène à rien, ou en enfer.
Comme l'église de Montregneux avait brûlé en
même temps que le prélat qui dormait dedans -l'année de la naissance du
« Torchu », ou pas loin-, et qu'on ne l'avait jamais reconstruite,
Armandine décida qu'ils marcheraient jusqu'à Vantevel-du-Fourneau, dont le
prêtre était réputé pour faire des sermons très rigolos, mais qui faisaient
réfléchir longtemps après. Ils partirent donc tout deux un matin, elle
fredonnant un de ces petits airs qui vous forcent à sourire et lui pleurnichant
comme un chat au fond d'un puit. Alors qu'ils traversaient Cornic -joli
village surtout connu pour la vigueur de son cidre-, ils tombèrent sur une
foire aux esclaves qui avait attiré une jolie foule. « Le Torchu »
insista alors pour aller voir si quelques amputés ou lépreux étranges se
cachaient parmi les hommes et les femmes en guenilles qui rôdaient vaguement
sur la place, fers aux pieds. Comme il se faisait capricieux, son oreille
gauche reçut un joli soufflé, et il décida de se taire. Armandine lui fourra la
Bible qu'elle avait emportée sous le bras, et d'un index autoritaire, lui
ordonna de l'attendre tandis qu'elle allait remplir leurs gourdes d'eau -pour
lui- et de cidre -pour elle- dans l'auberge la plus proche. Dès qu'elle fut
hors de vue, « Le Torchu » alla à la rencontre d'un des vendeurs de
chair, et lui agitât furieusement sa Bible sous le nez, en répétant qu'il avait
une femme de peu de foi à vendre pour la modique somme d'un écu et demi
-c'était plus d'argent que lui-même ou Armandine n'en avait jamais vu. Malgré
son jeune âge, « le Torchu » était déjà velu jusque sous le menton,
et cette pilosité ainsi que la Bible qu'il tenait lui conférait une sorte
d'aura adulte. Trompeuse, certainement, et assez convaincante pour qu'au bout
de quelques minutes un demi écu lui tombe dans la paume, et que l'instant
d'après trois soudards équipés de gourdins s'emparent de la pauvre Armandine
avant de la traîner vers une roulotte en lui collant des taloches. En la voyant
s'époumoner en vain, « le Torchu » fut pris d'un fou rire hystérique,
qui ne s'arrangea pas après qu'il eu ramassé la gourde de cidre tombée au sol,
et s'en soit envoyé la moitié.
Il revint à Montregneux sous le Binioux
quelques heures plus tard, saoul comme un marin en grève, et ne se priva pas
pour raconter en détails les raisons de son retour prématuré et solitaire.
Depuis ce jours personne ne chercha de noise au petit « Torchu », et
sans qu'on sache trop comment il traversa les années, vivant seul dans la
maisonnette d'Armandine, et alimentant les rumeurs les plus fiévreuses à son
égard. Et les rumeurs, il connaissait. Il en répandait quotidiennement, surtout
à travers ses adversaires malheureux dans les tournois de bataille corse.
Malgré l'aversion générale qu'il suscitait, ceux qui entendaient ses ragots
préféraient les relayer, peut être simplement pour prouver qu'ils étaient eux
aussi au courant. Sans vraiment travailler, vivant de paris et de braconnage,
« le Torchu » continua de se forger une réputation de fauteur de
troubles, automne après automne. C'est lui qui, en plus de le ruiner, gagna la
femme de Zéphirin aux cartes, avant
d'échanger celle-ci contre un baril de cidre et une andouillette à un
chasseur qui passait dans le coin. C'est encore lui qui fit croire à tout
Montregneux que si l'on reniflait la farine d'Octave -le pâtissier- on se
sentait tout chose pendant quelques heures...
Ce qui donna lieu à une semaine entière d'éternuements intempestifs qui
occasionnèrent bien des chamailleries, la population ne supportant plus de
devoir radoter « à vot' santé », « Dieu t'bénisse » et
autres « Mazeltof » à chaque péquenaud croisé dans la rue. Des coups
pendables de ce genre, « le Torchu » en inventa bien d'autres, ce qui
explique peut être pourquoi il finit par carrément rencontrer le roi des
sournoiseries, l'empereur des vicelards et des mauvais bougres, le maire des
sept enfers, Lucifer en personne.
« Le Torchu » avait alors une
trentaine d'années, et se baladait dans les bois entourant Montregneux pour
voir si quelque animal nourrissant avait péri dans ses pièges. L'aube était
humide et brumeuse, les moustiques affamés, et les grands pins silencieux. Les
pas du « Torchu » produisaient des bruit spongieux, à mesure qu'il
s'enfonçait plus avant dans la forêt boueuse et immobile. Puis quelque chose
d'étrange arriva. Bien qu'étant seul, « le Torchu » entendit clairement une respiration longue et profonde, qui n'était pas la sienne (la
sienne était sifflante et rauque, la faute au cidre et à l'herbe à pipe dont il
raffolait). Il leva les yeux, jeta un coup d'oeil alentour en fronçant ses
épais sourcils noirs, se prit les pieds dans une racines et l'instant d'après il
gisait sur le sol, son visage enfoui dans une flaque de boue . Il se releva,
gémissant, crachant et jurant, et tandis qu'il s'essuyait maladroitement les
yeux de ses doigts gourds, la respiration reprit. Elle semblait venir de toutes
les directions à la fois, et sa régularité parfaite ne ressemblait à rien de ce
que le « Torchu » connaissait. Lorsqu'il se fut débarbouillé, il posa
ses poings sur ses hanches, et attendit, une moue boudeuse sur le visage. Une
minute passa. Puis une autre. « Le Torchu » sortit de sa poche sa
petite pipe en argile (gagnée à la bataille corse contre ce pauvre Octave), et
entreprit de la fourrer d'une pincée d'herbe grisâtre et malodorante. Tandis
qu'il l'allumait, une voix lente et nasale, angoissante et entêtante, se fit entendre.
« -N'ai pas peur, petit
« Torchu », tu sais qui... »
« -Ecoutez, l'interrompit sèchement
« le Torchu », je ne sais pas qui vous êtes, ou ce que vous êtes,
mais j'ai des choses à faire, alors votre sorcellerie à deux sous, ça va deux
minutes hein. »
Il y eu un court silence, seulement brisé par
les branches des saules qui commencèrent à bruisser dans le vent, puis la voix
reprit :
« -Je... Tu n'as pas à avoir peur, petit
« Torchu », nous avons beaucoup de choses en commun, et tu
m'intéresses. »
« -Je vous intéresse ? S'exclama le
petit homme en ôtant la pipe de la commissure de ses lèvres. Vous n'êtes pas un
de ces puants sans foi ni loi qui rançonnent les promeneurs, si ? »
« -... Non, petit « Torchu »,
je suis bien plus que ça. Je suis celui que tu as suivi toute ta misérable
vie, sans même le savoir. Je suis... »
« -Misérable ! Vous
plaisantez ? J'ai deux chevaux, une maison trop grande pour moi, et la
plus belle cave à vin de toute la région, et je n'ai pas besoin de travailler
pour vivre puisque je suis entouré de gogos bas du front. » Il eut un
ricanement bref. « Tenez, l'autre jour, j'allais... » La voix repris,
cent fois plus forte qu'auparavant, et le vent redoubla de puissance, secouant
les arbres, faisant craquer leurs troncs et voler leur dernières feuilles.
« -NE T'AVISE PAS DE M'INTERROMPRE
ENCORE, PITOYABLE BOUT DE VIANDE, ET PROSTERNE TOI DEVANT MOI. » Il y eut
comme un coup de tonnerre, et la flaque de boue qui portait encore la trace du
visage anguleux du « Torchu » se mit à remuer, faiblement d'abord
puis de plus en plus rapidement. De
grosses bulles éclataient à la surface, et une silhouette immobile en sortit
dans un bruit de succion particulièrement dégoûtant.
« Le Torchu » recula d'un pas,
interdit, et se mit à tirer nerveusement de grosses bouffées sur sa pipe en se
demandant ce que tout ça pouvait bien signifier. La silhouette était grande,
trop grande. Peut être sept pieds de haut, se dit-il, et elle était couverte
d'une boue noirâtre qui très vite commença à se dessécher, à se craqueler,
tandis qu'une pâle fumée s'en échappait par endroits. Quelques secondes plus
tard, il était là. Son crâne oblong et gris était parcouru de veines noires qui
pulsaient lentement, formant des motifs obscurs en dessous de ses larges yeux
jaunâtres et dépourvus de paupières. Deux énormes cornes de bouc d'un blanc
osseux, striées de ce qui semblait être du sang, ornaient ses tempes. Ses
pupilles, l'une livide, l'autre d'un bleu vif, vibraient légèrement, tout comme
les narines de son nez court et pointu, tellement pointu que « le
Torchu » se promit sur-le-champ de ne pas s'en approcher. Et lorsque les
lèvres en lambeaux s'ouvrirent, de nouveau la voix fit trembler le sol :
« - A GENOUX, IGNORANT. »
« -Comment ? Heu, oui, bon. »
grommela « Le Torchu » en obtempérant. Il scrutait la tunique
noire dépourvue de plis qui recouvrait
son interlocuteur, et qui semblait aspirer la lumière environnante. Le vent
hurlait toujours entre les arbres et le bruit des branches qui se brisaient
emplissait la forêt de craquements tout à fait sinistres. Au dessus, d'immenses
nuages sombres avaient envahis le ciel, et autant vous dire qu'on aurait pu
jurer que la nuit tombait déjà. La silhouette repris la parole, lentement.
« -Me reconnais tu à
présent ? » Sa bouche s'élargit pour former une tentative de sourire
macabre et putréfié. « Regarde-moi, petit « Torchu, que vois-tu ? »
Toujours à genoux, ce dernier se grattait
l'arrière du crâne en fronçant les sourcils. Il observa la chose qu'il avait
devant lui et marmonna « -Eh ben, hum... Je sais pas trop quoi vous dire,
j'vous ai jamais vu, moi... » Il eut un moment d'hésitation. « Heu,
voyons... Oui, si, j'aime bien les cornes. Les cornes sont bien. » La
silhouette resta un moment immobile. Après un court instant de silence embarrassant,
elle passa une main décharnée sur ce qui lui tenait lieu de visage, se cachant
les yeux, et émit ce qui devait être une sorte de soupir mais ressemblait
plutôt au son qui sortirait de la gueule d'un corbeau mort sur le ventre
duquel on aurait sauté à pieds joints. « Le Torchu » se demanda si
c'était de sa faute, décida de ne plus aborder le sujet des cornes, et sourit
béatement pour montrer sa bonne volonté. La voix repris :
« -Ecoute moi bien, « Torchu »,
car je ne me répète jamais. Tu as devant toi Méphisto, le Tentateur, le Malin,
le Chaytan. »
- « ... »
- « Celui qui pervertit les purs,
qui brise serments et promesses, celui par qui vient le doute, celui auquel les
puissants doivent tout. » Le petit homme avait l'air confus. « Le
DIABLE, « Torchu », je suis le Diable, comprend-tu ? »
« Le Torchu » hocha la tête et, fermant le poing droit, en présenta
le pouce levé pour montrer qu'il comprenait. Le Diable, puisque c'était lui,
reprit : « Je suis ici parce que j'ai eu vent de tes exploits. Je
suis ici parce que je crois que tu te méprends en pensant avoir une vie à la
mesure de tes possibilités. Je suis ici pour te proposer mieux. »
Assis sur ses talons, « Le Torchu »
hochait la tête en bourrant de nouveau sa pipe, les yeux plissés et la bouche
entrouverte comme lorsqu'il plumait ses voisins malchanceux au jeux.
« -Toute ta courte vie, tu t'es obstiné à
vivre comme un serf, quand tu pourrais être prince. J'ai un marché à te
proposer, qui pourrait changer cela à jamais. Imagines-tu,
« Torchu », vivre dans un château orné de drapeaux et de tapisseries
à ton effigie ? »
« Le Torchu » réfléchissait en
cherchant distraitement son briquet à silex dans sa besace. Soudain, le Diable
pointa un doigt vers la pipe, et le contenu de celle-ci s'embrasa instantanément
dans une nuée d'étincelles. L'air un peu ahuri tout d'abord, « le
Torchu » se reprit et la leva brièvement devant lui en signe de
remerciement, puis en tira une petite bouffée avant d'expliquer :
« -Boaf, vous savez, moi, ma maison ça me
suffit hein, déjà qu'il y a une pièce pour laquelle je n'ai aucune
utilité... » Le Diable le coupa d'un mouvement de la main, et
poursuivi :
« -Fort bien, mais si tu pouvais avoir
tout l'or du monde, et le pouvoir qui sied à un homme de ton
ambition ? Que dirai tu de cela ? »
« -Hum, mouais, mais je ne saurai pas
vraiment quoi en faire, moi. J'aime bien l'or hein, c'est pas ça, mais je suis
sûr que ça viendrait avec tout un tas de problèmes si j'en avais autant,
voyez ? Et puis, vous entendez quoi exactement par « pouvoir » ?»
Le Diable souffla bruyamment par le nez, et
d'une voix stridente où perçait un certain agacement, il lança :
« -Mais le pouvoir, « Torchu »,
le pouvoir de vie ou de mort sur les cloportes de ton village, du comté, du
pays ! Le pouvoir de déclarer la guerre, de jeter des nations entières
dans les charniers de l'Histoire, de soumettre le monde à ta
volonté ! »
« Le Torchu » retourna cette idée
dans sa tête, un sourire sur le visage, mais à mesure que sa réflexion
avançait, il redevint bougon, et secouant la tête, il déclara :
« -Oui mais non, ça prend un temps fou
tout ça, moi j'ai mes pièges à relever, mes petites parties de cartes, et le
reste du temps j'aime bien aller raconter des salades à mes voisins, ça me
divertit plus qu'assez. Alors vos histoires de guerres là, non, ça n'est pas
sérieux, je n'aurai plus une seconde à moi. »
Le Diable ouvrit ce qui lui tenait lieu de
bouche comme pour parler, puis il balaya la forêt du regard, choisit une souche
de bonne taille à quelques pas de lui, et s'y dirigea. S'asseyant dessus, il se
prit la tête entre les mains, et soupira :
« -Ecoute, « Torchu », je n'ai
pas que ça à faire, j'ai des complots à fomenter, des amitiés à gâcher, des
massacres à encourager. Ca ne marche pas bien ces temps ci, il semblerait que
j'ai perdu la main, les gens s'entre-tuent moins, ils tombent amoureux, ils ont
des passions, des ambitions. Et toi tu te balades dans la vie en te comportant
comme bon te semble, sans faire aucun effort, et pourtant tu inspires le dégoût
et la crainte chez tous ces gueux incultes, c'est le signe d'une âme sombre et
pleine de potentiel... » Il releva la tête, fixant à nouveau « le
Torchu » de ses immenses yeux sans vie. « Par conséquent, pour un
prix dérisoire, je te donnerai ce que tu veux, ce dont tu as toujours rêvé, tu
seras... »
« -Un prix dérisoire vous dites ?
Faudrait voir à être un peu plus précis sur ce point, parce que bon, il est pas
né celui qui me jouera un tour, c'est comme... »
Soudain, alors qu'il se trouvait à quelques
mètres du « Torchu » la seconde précédente, le Diable se tenait
devant lui et le secouait violemment par le col de sa veste en
s'époumonant :
« -CESSE DE M'INTERROMPRE, MISERABLE
CONSANGUIN ! TON AME, « TORCHU », C'EST TON AME QUE JE
VEUX ! »
Les pieds du « Torchu » s'agitaient
trois pieds au dessus du sol, tandis qu'il renâclait :
« -Mon âne ? Alors ça vous pouvez
courir, je l'ai gagné contre le fils d'Ernest, le forgeron et puis comment
ferai-je pour aller à la foire au cidre de Cornic, hein ? En
marchant ? Et pour le trajet du retour ? Cinq barils, je les mets sur
mes épaules ? Pouah ! »
Hors de lui, le Diable le lança sans efforts
dans une mare boueuse toute proche, dans laquelle il atterrit tête la première.
Attendant qu'il en soit sortit, le Malin joua alors son va-tout :
« -Qu'aimes tu, « Torchu », dis-moi ce qui fait ton bonheur, je te l'échange contre ce qui te reste d'âme, et
nous en serons quittes. »
A présent couvert de boue, l'autre boita
jusqu'aux racines d'un chêne, s'y
installa, et haussa les épaules en comptant sur ses doigts:
« -C... Contre mon âme ? Heu... ben,
le cidre déjà, ça j'aime bien. L'herbe à pipe de Vantevel est excellente aussi,
puis j'aime bien les cartes. »
« Ainsi soit-il », commença le
Diable d'une voix solennelle bien que toujours nasale, « tu auras plus de cidre que tu n'en
pourrais boire en mille ans, et la meilleure herbe à pipe qui puisse pousser
dans le pays. Quant aux cartes... »
« -Oh les cartes ça va, pas une défaite
en vingt ans, j'ai pas besoin de vous. Et puis le cidre en fait, j'en ai déjà
plus qu'il ne m'en faut, je le coupe même à l'eau pour en revendre au vieux
Adhémar de temps en temps... Même l'herbe à pipe, vous savez, c'est pas
compliqué : j'en fais pousser. Enfin, non, mais je récolte celle qui
pousse chez le pâtissier, comme ça, même pas besoin de se casser le dos
pour... »
C'en était trop. Comme tous les habitants de
Montregneux, le Diable n'avait pas pu supporter longtemps l'ignoble
« Torchu », et sans vraiment savoir avec certitude si ce dernier
était incroyablement courageux ou spectaculairement idiot, il décida que cette
rencontre embarrassante avait assez duré. Serrant devant lui ses poings froids,
il baissa la tête et sa voix tonna, plus fort que jamais :
« -ASSEZ, « TORCHU », TU M'AS
FAIT PERDRE MON TEMPS, TU AURAIS PU METTRE LE MONDE A GENOUX ET TU N'AS REUSSI
QU'A ECOURTER TON EXISTENCE FUTILE ! »
Toujours assis près de l'arbre, occupé à
décrasser sa pipe, « le Torchu » éleva lui aussi le ton,
irrité :
« Mettre le monde à genoux, vous n'avez
que ces mots à la bouche dites donc, puis vous m'avez fait perdre mon temps
aussi avec vos simagrées douteuses, mon âme je la garde, et mon existence
futile, elle vous ... » Il y eut un éclair rouge sang, un ultime coup de
tonnerre, et du « Torchu », il ne resta rien, ou presque. Sa
silhouette avait été comme imprimée dans l'écorce du chêne, et la pipe en
dépassait comme une branche chétive et difforme. Le Diable prit une longue et
humide inspiration, et se gratta l'arrière des cornes pendant un moment, en
maudissant la terre entière. Puis il marcha jusqu'à la flaque dont il avait
surgit, se tint debout bien droit en son milieu, et s'y enfonça en un éclair en
projetant en tous sens une terre humide et froide. Le vent retombait, et le
soleil commençait à poindre à travers les nuages, et Montregneux sous le
Binioux entamait une journée qui allait s'avérer pleine de bonnes surprises.
En effet, une bonne partie du village avait
été réveillé par les vitupérations du Malin, et avait donc entendu une partie
de sa discussion avec ce pendard de « Torchu ». En discutant autour
de quelques chopes mousseuses pour se donner du courage, la population décida
l'après midi même d'aller vérifier sur place ce qui s'était passé. Ils
trouvèrent la pipe fichée dans le chêne, et à côté le visage éternellement
ronchon de celui dont ils avaient été les souffres douleurs pendant une
trentaine d'automnes, à tout jamais figé dans le tronc. « A tout
jamais » étant ici une expression, puisqu'ils décidèrent derechef
d'abattre l'arbre et de le débiter, ce qui permit à Octave de récupérer sa
pipe. Le soir même ils en firent un bûcher splendide, autour duquel on but énormément, avant de danser et de chanter des airs qu'on pensait oubliés. Tout
ce qui appartenait au « Torchu » fut redistribué. Son cidre disparut
dans les panses d'Adhémar et de ses fils, et son herbe à pipe dans les gorges
enrouées des lavandières. Les retrouvailles du fils d'Ernest et de son âne
furent célébrés par des rires et de blagues salaces, on but et re-but à la santé
de chaque personne qui avait un jour été victime d'un tour du
« Torchu », ce qui représentait quantité de gens, et tous se
réveillèrent le lendemain avec les maux de crâne les plus doux qu'il soit.
Depuis ce jour, il fait bon vivre à
Montregneux, demandez à n'importe qui, il vous l'affirmera avec le sourire. Et
sauf erreur, c'est le seul village du pays où l'on vous regardera de travers si
vous avez pour le Diable des mots déplacés. Oh, on ne vous en tiendra pas
vraiment rigueur, mais si vous blâmez le cornu pour tous vos malheurs, il y a des chances pour
qu'Octave ou un autre vienne vous taper dans le dos, et vous glisse à
l'oreille : « Vous savez, c'est peut être pas quelqu'un de bien,
l'autre là, mais il est tout de même des choses sur lesquelles on tombe d'accord. »
Et il aura bien raison.
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