Le psy dormait profondément la tête sur les
avants bras, vautré sur son bureau alors que sa radio deuxième main crachotait
les paroles d'une chanson de rap britannique. Autour de lui, sur le sol, des
pièces d'échecs étaient éparpillées entre les livres et les paquets de tabacs à
rouler. L'écran de son défunt ordinateur gisait sur le côté gauche du bureau,
et l'unité centrale en faisait à présent partie intégrante, ayant remplacé le
pied avant droit. Devant le poster de « LA Woman » couvert de poussière
qui trônait sur le mur adjacent au canapé bancal, sur la droite, un chat
montait la garde. Créature grisâtre et difforme, presque deux fois plus large
de croupe que d'épaule et dépourvue de poils sur les pattes avant, il suivait
de ses yeux presque fermés les volutes de fumées d'encens qui montaient du
cendrier devant lui pour se répandre au plafond. Autour de son cou rachitique,
un collier de cuir élimé, sur l'arrière duquel était collé un post-it qui
disait : « achetez un furet », le mot « furet » étant
souligné quatre fois. Deux mouches volaient en silence au-dessus de la tête du
psy.
Depuis la porte entrouverte, un grand échalas au crâne rasé observait la scène, interdit. Ses yeux globuleux, ses lèvres charnues et ses sourcils dont les arcades formaient deux angles droits comiques de chaque côté de sa tête semblaient disproportionnés par rapport à son visage fin et longiligne. Il avait l'air d'avoir dans les 25 ans et d'être secoué, et sa bouche s'ouvrit cinq bonnes secondes avant qu'il parvienne à parler.
« -Monsieur... » Commença-t-il d'une
voix éraillée qui s'éteignit d'elle même dans une toux piteuse.
« -Monsieur Charles ? » Il y
avait du mieux, le ton était plus sûr, plus adulte. Néanmoins, le psy ne réagit
pas, et le chat se contenta de jeter au nouveau venu un coup d'oeil d'où il
était difficile de séparer l'ennui du mépris. Ce dernier soupira, pinçant les
lèvres, puis répéta à nouveau, d'une voix forte :
« -Monsieur Charles ? MONSIEUR
CH... »
Le psy sursauta en relevant la tête,
renversant du coude une flasque de rhum blanc bon marché qui se brisa sur
l'écran d'ordinateur. Il ne sembla pas le remarquer, se contentant de fouiller
fébrilement d'une main les poches intérieures de son blazer jusqu'à en extirper
une boite d'allumettes. Tandis que ses yeux cernés s'habituaient à la
luminosité jaunâtre diffusée par les lampes de chevets disposées au hasard sur
le sol, il en gratta une avant de la porter à la courte cigarette froissée et
noircie qui pendait à ses lèvres.
« -Qui... Oui, quoi ? » Demanda-t-il
d'une voix enrouée. « Attendez, donnez-moi une minute. » Il se
renversa sur son fauteuil et tendis le bras vers la radio, sur le rebord de la
fenêtre derrière lui. Lorsqu'il eut trituré quelques molettes et appuyé sur
l'unique bouton qui restait sur l'appareil, le rap anglais fut remplacé par les
premières notes de « Lacrymosa », qui commencèrent à envahir la pièce
avant qu'une autre pression ne laisse la place aux rythmes saccadés d'un
bakossa camerounais bien senti. Le psy se retourna ensuite vers la porte en
tirant vigoureusement sur sa cigarette.
« -Entrez entrez, asseyez-vous. Z'êtes le
jeune dont Moussa m'a parlé non ? Harold, c'est ça ? Quel est le
problème ? » S'enquit il, d'un
ton qui semblait signifier que le problème en question pouvait être réglé en
l'espace de quelques minutes.
Le nommé Harold s'avança dans la pièce, muet,
feignant d'ignorer les livres aux titres étranges qui jonchaient le sol. Il
contourna gauchement le sofa avant de s'y laisser tomber lourdement, soulevant
un nuage de poussière et une odeur de tabac froide presque palpable. Son visage
se crispa, il réprima une toux et agita les mains devant lui pour tenter de
chasser les effluves qui l'assaillaient.
« -Heu » commença-t-il d'une voix
étranglée, « Je... J'ai croisé des gens dans l'escalier, ils étaient
barbus et m'ont secoué par le col et... »
« -Ah ! » S'écria le psy en
renversant la tête en arrière, « les pashtounes sont revenus, fort bien.
Mais ça ne répond pas à ma question mon vieux. » Il ouvrit l'unique tiroir
restant de son bureau, y farfouilla un instant dans un tintamarre métallique,
et en sortit un paquet de tabac dont il s'affaira instantanément à rouler une
longue et fine cigarette. « Alors ? »
Harold prit une longue inspiration, resta un
instant en apnée, puis grommela :
« -Alors, heu, je suis venu vous voir
parce que, hum... » Il leva les yeux vers son interlocuteur, qui était
occupé à allumer sa seconde cigarette avec le mégot de la précédente. Le psy le
regarda. Quelques secondes passèrent sans que l'un ou l'autre ne disent mot. Le
chat eut un miaulement vague.
« -Vous... Vous êtes bien psy, c'est
ça ? » s'aventura Harold, hésitant. « Je demande ça parce
que..»
« -Ecoute gamin » le coupa le psy
d'un ton sévère, « pose ta question, tu verras bien. Qu'est-ce que ça
change de toute façon ? »
« -... C'est.... Bon. » Le garçon
expira en fermant les yeux, puis les rouvris et parla enfin, en fixant le sol
devant lui. « -Je suis venu pour comprendre, pour savoir. Je suis paumé,
je n'arrive plus à savoir qui je suis ni où je vais, je passe mes journées à me
poser des milliers de questions, je n'avance plus. » Son débit était
rapide, fébrile, frénétique. « Je demande de l'aide à droite à gauche, et
les réponses qu'on me donne ne m'inspirent plus rien, on me dit d'être fort, de
relever la tête, de me botter le cul... » Il s'arrêta un instant, regarda
le psy, qui s'était mis en tête de ramasser les pièces d'échecs qui traînaient
sur le sol. « Excusez-moi... » commença-t-il.
« -Garde tes excuses gamin, ton langage
je m'en cogne. Tu disais ? » répondit distraitement le psy tout en
remettant sur la table deux cavaliers et une poignée de pions.
« -Je disais... Je disais que ces
encouragements n'ont aucune valeur, ils sont creux, vides, absurdes. Je me
réveille tous les matins en me disant que ce jour-là, ça va marcher, et je
reste psort... Prots... »
« -Prostré ? »
« -Prostré, voilà. C'est comme... C'est
comme si la vie était un mur immense, lisse et glissant, et que le but était de
parvenir au sommet, et qu'autour de moi tout le monde s'y attaquait avec plus
ou moins de réussite, et que moi... »
« -Tu vois le fou blanc là ? Oui,
juste là, à côté du Nécronomicon. Donne-le-moi. Merci. » Le psy acheva de
disposer les pièces devant lui. Harold se redressa et tendit le cou en fronçant
les sourcils, pour s'apercevoir que le bureau portait un motif à carreaux
écaillé faisant office de plateau d'échec de fortune. Dans un soupir, son
visage se détendit et une impression de grande lassitude s'en dégagea. Le
rebond dodu de sa lèvre inférieure tressauta un instant, et deux grosses larmes
fendirent ses joues avant d'aller disparaître sans bruit dans la moquette
grisâtre. Le psy lui jeta un coup d'oeil rapide, écrasa sa cigarette dans une
tasse à café vide, et en sortit une autre d'un paquet froissé qui traînait sur
la table.
« -C'est tout ? » demanda-t-il
d'un ton faussement candide. Ses mains se joignirent et ses doigts osseux
s'entrecroisèrent alors qu'il posait les coudes de part et d'autre du plateau
d'échec improvisé. « Non, parce qu'il faut le dire si il y a autre chose.
Histoire de ne pas perdre de temps, tu sais. » Un sourire, faux lui aussi.
Une forme abstraite passa furtivement dans la
pièce, puis bondit sur les genoux d'Harold. Le chat -puisque c'était lui- resta un instant immobile, puis
se mit à l'aise, émettant un ronronnement sourd et continu. Harold souffla
bruyamment, pinçant les lèvres et serrant les poings. Il s'installa plus
confortablement dans le sofa, passa une main hésitante dans le pelage épars de
son hôte, ferma les yeux et reprit :
« -Tout le monde y arrive. Les tocards
bas du front deviennent contrôleurs, les lascars deviennent riches ou se
rangent et gagnent leur vie honnêtement en faisant des petits boulots, les plus
décérébrés d'entre nous passent à la télé et on leur demande leur opinion sur
tout, ceux qui ont l'air perdus s'en sortent toujours, même quand ils ont l'air
incapable de différencier la vie de... »
Le son d'une quinte de toux grasse
l'interrompit. Tonitruante et incontrôlée, elle tordait le psy en tous sens, le
renversant sur son siège, écarquillant ses yeux, faisant jaillirent des veines
de son front livide et déformant son visage au point qu'il semblait sur le
point de vomir. La scène se poursuivit durant une bonne minute. Impassible,
Harold observait son interlocuteur. Il fit mine de se lever, puis se rassit. Le
psy finit par recouvrer le contrôle de son corps, dégaina de sa veste une
petite bouteille d'un jaune trouble et en vida un bon tiers avant de la lancer
par-dessus son épaule droite en plissant les yeux, inspirant bruyamment entre
ses dents serrées. La bouteille alla fendre le carreau derrière lui dans un
craquement sonore et tomba au sol, intacte. Sans s'en préoccuper, le psy alluma
une autre cigarette, étouffa un toussotement et posa à nouveaux ses coudes sur
la table, l'air préoccupé.
« -'Savez jouer aux échecs jeune
homme ? »
« -... »
« -Petit, c'est simple. C'est ça ou je te
sors les âneries habituelles, attends voir... » Il déplaça du bout du pied
quelques ouvrages qui s'entassaient sous le bureau, en saisit un et l'ouvrit au
hasard, puis déclama d'une voix grave : « L'ivresse dépressionniste
trouve sa racine dans le moi-en-petit qui intrinsèquement ne fait que polariser
les facteurs sensoriels externalisant l'onanisme pérennisé par la castration
normative du... »
« -Oui je sais jouer, je sais jouer
je vous dis. » s'écria Harold en se levant, faisant tomber le chat qui
resta allongé au sol dans une position étrange, toujours ronronnant. « Je
ne saisis pas bien le rapport avec... Bon. Vous n'avez pas une
chaise ? »
« -Si si, prend la caisse qui est là, à
droite. Trèèèèèès bien. Tu auras les blancs. Cigarette ? »
« -Merci, non. »
« -Fort bien. » Le psy éteignit le
poste qui diffusait toujours des percussions endiablées et alluma une lampe
dont il braqua l'ampoule sur le plateau de jeux. Harold s'installa en face de
lui. La partie pouvait commencer.
Après une ouverture classique, le jeu se
stabilisa sans qu'une seule pièce soit perdue de part et d'autre. Un silence
relatif régnait dans la pièce enfumée tandis qu'au dehors le ciel achevait de
s'emplir d'étoiles. Puis les hostilités démarrèrent. Harold parvint à mettre
brièvement en échec le roi noir, avant de se voir privé successivement d'un
fou, d'un cavalier et d'un pion. Lors d'une feinte qu'il pensait trop évidente
pour être efficace, il réussit néanmoins à s'emparer d'une tour adverse,
bloquant ce faisant sa reine en territoire ennemi. Le temps ralenti. Chaque
coup nécessitait plusieurs minutes de concentration minutieuse. C'était au tour
du psy de jouer. Le poing droit lui cachant la bouche, les yeux plissés, il
posa le pouce et l'index de sa main gauche sur son roi, resta ainsi quelques
secondes, puis jeta un coup d'oeil à Harold.
« -Tu n'essayes pas vraiment gamin.
Donne-toi un peu de mal. » Le roi noir se déplaça de deux case vers la
droite, croisant en chemin la tour qui se positionna à côté de lui. Le psy
venait de roquer (1).
Il pleuvait à verse au dehors. Le chat avait
réussi, après plusieurs essais infructueux et bruyants, à grimper sur la table,
et s'était installé à côté du plateau de jeux entre les deux adversaires,
pattes croisées et yeux à demi fermés, tel un arbitre tout puissant en plein
méditation. Harold, absorbé, le menton posé sur ses poings, scrutait chaque
case de l'échiquier, respirant profondément. Il parvint en l'espace d'une
vingtaine de minutes à se débarrasser d'un fou et de trois pions noirs,
libérant ainsi sa reine. En face de lui, le psy dodelinait de la tête en
sifflotant de vieux airs oubliés, roulant une cigarette après l'autre et buvant
occasionnellement une gorgée de bière dans une vieille bouteille sortie d'un
recoin de la pièce. La partie devenait serrée. Enfin, Harold eu la surprise de
pouvoir s'emparer de la reine adverse, au prix d'une tour. Il eut un petit rire
étouffé et se redressa, affichant un sourire confiant.
« -Tout semblait perdu, et le voilà qui
reprend l'avantage » s'exclama le psy d'une voix théâtrale forcée. Puis il
rota bruyamment. « La route vers la victoire est toute tracée, rien ne
saurait se dresser entre le vaillant morveux et... Oooooh... »
Le visage d'Harold se décomposa. En déplaçant
son fou restant, son adversaire venait de menacer sa reine fraîchement libérée
et d'ouvrir la voie à un pion dangereusement proche de ses lignes. Deux coups
de plus et le psy aurait à nouveau une reine, postée sournoisement au cœur de
son camp. L'heure qui suivit fut remplie d'exploits inespérés et de déceptions
terrifiantes, le jeune homme tentant par tous les moyens d'empêcher sa propre
défaite tout en harcelant son opposant. Il parvint à deux reprises à mettre en
échec le roi noir, dévorant sur son passage un cavalier et deux pions, et y
laissant lui-même un cavalier. Le psy avançait ses pions restant, parant les
attaques et faisant fuir la reine blanche qui quadrillait frénétiquement le
terrain à la recherche d'ouvertures. Puis, par miracle, une opportunité naquit,
qu'Harold s'empressa de saisir : il mit à nouveau en échec le roi du psy,
et lorsque celui-ci se déplaça vers la droite pour échapper à son sort funeste,
il put balayer le pion menaçant qui rôdait à présent à un dernier coup de sa
ligne d'arrivée.
« -Et boum » s'écria-t-il, « je
ne sais pas ce que vous essayez de me dire, mais je crois que ça s'est retourné
contre vous. Ça doit être la partie la plus longue que j'aie jamais... »
« -Silence petit, tu te fais du
mal » l'interrompit le psy en s'emparant de sa tour restante avant de la
poser avec une lenteur calculée sur la route de la reine blanche, condamnant
cette dernière à quitter son emplacement. Deux tours plus tard, un autre pion
du psy arrivait à un doigt de pouvoir changer le cours de la partie.
« -Alea jacta et tout ce qui s'ensuit », maugréa le psy. Puis il
entrecroisa ses doigts et posa les poignets sur le rebord du bureau, rota à
nouveau, et parla.
« -Tu vois gamin, dans cette partie, dans
ce scénario, je suis la Mort. » Le regard de son interlocuteur passait
frénétiquement de lui au plateau d'échec. Le psy haussa les sourcils, soupira,
puis sortis une flasque de rhum de sa poche de pantalon et bu à la régalade,
avant d'enchaîner : « Durant cette partie, je représente la Fin, la
Faucheuse. Celle à laquelle tu penses quand tu pédales dans la semoule. La Mort
qui t'attends quelque part, d'ici vingt minutes ou à 80 berges, et contre
laquelle, excuses moi mon vieux, mais tu ne peux rien. » Harold acquiesça
doucement, le front en nage, et fit avancer l'un de ses pions. « Pourtant,
tu as fait preuve de ruse, d'audace et de talents pour repousser le moment
fatidique ou tu finiras fatalement par perdre. C'est la vie, encore une fois,
tu n'as pas d'autres alternatives. Mais le fait est que durant l'heure qui
vient de passer, et les minutes qui vont suivre, tu n'as pas ressenti d'ennui,
tu as cherché à t'en sortir, à me terrasser, à m'en coller une bonne même. Et
ça... » Le psy eut un hoquet, puis un autre, et vint placer un pion à un
endroit qui semblait absurde. Harold recula légèrement la tête en soulevant sa
lèvre inférieure, signe chez lui d'une confusion certaine. Le psy le regardait
en souriant, les yeux mis clos, secoué de hoquets sonores. Puis il
reprit : « Et ça... Bon, où en étais-je, attend... Ah, oui. Oui oui
oui. Bon. Et ça donc, c'est une bonne nouvelle. Une très bonne nouvelle en
fait. Tu as ce qu'il faut, c'est au fond de toi. Tu aurais pu me dire de manger
mes morts au lieu d'accepter cette partie, mais tu es resté. » Harold leva
les mains en les écartant l'une de l'autre, paumes vers le plafond, l'air
confus, et bredouilla :
« -Mais, je suis resté parce que je
pensais... Hakim m'avait dit que... »
« -Au diable ce brave Hakim, ne
m'interromps pas petit, je suis lancé. » Le psy s'arrêta un instant de
parler, cligna des yeux lentement sans jamais les rouvrir complètement,
s'éclaircit la gorge et se leva, agrippant de ses mains les bords de son veston
miteux. Sa voix se fit plus forte, rauque mais puissante. « Aux échecs, on
joue jusqu'au bout. »
« -Non, il me semble qu'on arrête quand
il ne reste plus que... » Tenta le pauvre gamin, avant d'être interrompu
par un grand coup tapé sur la table, qui fit tomber une bonne partie des
quelques pièces restantes.
« -Dernière chance têtard, dernière
chance ! » Le menaça l'autre en secouant l'index, les lèvres pincées.
« Et puis c'est une image, ne soit pas pointilleux, c'est fatiguant. Aux
échecs donc, on cherche un passage, on pense plusieurs coups à l'avance, on
oublie tout le superflu, on met tout son intellect au service de ces 16
morceaux de bois. Je suis la Mort, tu es une miette de thon, tu cours à ta
perte en ourdissant les plans les plus complexes pour te sortir de là, alors
qu'un peu de réalisme ne te pousserait qu'à refuser de jouer contre un type
qui, de toute évidence, te mettra une raclée humiliante. Mais comment dès lors
savoir ce que j'ai à te dire ? Comment trouver une solution à ce que, dans
ta petite tête obtuse, tu penses être un problème unique? Tu as accepté un
combat déjà perdu, et c'est ce qui t'a sauvé. Tu comprends ? » Il se
tenait maintenant, pied sur son fauteuil et torse bombé, dans la position d'un
vainqueur improbable, miséreux et frêle.
Harold le regardait sans mot dire, et s'empara
du pion placé en dépit du bon sens. Il pouvait encore gagner, et faire taire ce
fou une bonne fois pour toutes.
« -Ce bon dieu de jeux, c'est la
vie ! » vociféra le psy, en désignant de la main l'amas poussiéreux
qui couvrait le bureau. « La tienne, la mienne, celle de la pâtissière
d'en face qui s'envoie la moitié de son stock et le tiers de ses clients, celle
de mon gardien tellement malade qu'il mue tous les 3 jours... On ne choisit pas
ses pièces, on a tous le même adversaire, on en prend plein le fondement pour
pas un rond, mais c'est comme ça. T'as le droit d'y voir les caprices d'un dieu
quelconque, l'Univers impitoyable, le Grand Horloger de mes deux ou le karma,
ça m'en touche une sans faire bouger l'autre. Dans le fond, ce qui compte c'est
que tu donnes le change, qu'inlassablement tu prétendes avoir une chance de
gagner, aussi futile soit-elle. Ça sera ton carburant, ton EPO, ton... Ah,
tiens, échec et mat. »
Harold regarda les pièces devant lui, et
constata sa défaite, les traits tirés et l'air plus confus que jamais.
« -Tu as compris ? Tu vois la
corrélation ? Aller gamin, fais pas cette tête, tu veux boire un
coup ? Tu n'avais aucune chance, et il m'a quand même fallu bien deux
heures pour te renvoyer chez ta mère. Tu vois ? »
Harold regardait le sol, un sourcil dubitatif
coincé au milieu du front. Puis il se leva et sorti sans mot dire. Le psy le
regarda partir avec un demi sourire incertain, et se rassit lorsque le jeune
homme eu quitté la pièce. Le bruit grinçant des pas de ce dernier dans les
marches de l’escalier se fit de plus en plus distant, puis le claquement de la
lourde porte en chêne du rez-de-chaussée retentit.
Il y eut un flottement, puis un crissement de
pneus strident qui se termina par un choc sourd, immédiatement suivit de cris
et de lamentations.
« C'est les pashtounes qui vont être
content », grogna le psy, l’air contrit. « Enfin, belle partie.
J'étais pas loin de m'en prendre une. Il est bien ce gosse. » Puis il se
tourna vers le poste, le tripatouilla jusqu'à obtenir un reggae convenable et
posa les pieds sur le bureau en allumant une énième cigarette roulée. Quelque
chose attira son attention. C'était le chat qui le regardait, assis dans l'encadrement
de la porte. Le psy soupira. « Rentre chez toi Raymond, c'est fini. On a
eu que ce qu'on méritait, pas vrai ? » Le chat cligna des yeux deux
fois, puis s'en alla, grimpant maladroitement les marches qui menaient vers le
toit.
Le psy fit quelques ronds de fumée, se servit
un verre de vodka bon marché qu'il but d'un trait, puis croisa les mains
derrière sa tête et s'avachit dans son siège, paupières closes, sa cigarette
fermement coincée entre les lèvres.
« -M'a même pas payé, ce con. » murmura-t-il en souriant.
« -M'a même pas payé, ce con. » murmura-t-il en souriant.
1- Mouvement d'échec qui consiste
à déplacer à la fois son roi et l'une de ses tours, les collant l'un à l'autre
et bouleversant ainsi le plan de l'adversaire
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