Un taxi, un de plus. Moyen de transport
le plus pratique de Beyrouth en l'absence de permis de conduire
(puisque faire du vélo s'apparente à du suicide à cours terme),
c'est aussi l'un des endroits où j'ai fais mes plus belles
rencontres. Et certaines des plus étranges aussi.
Le reggae man mystère
En ce vendredi étouffant d'humidité, je m'installe à
l'avant après avoir annoncé ma destination et remarque très vite
des petits drapeaux éthiopiens et rastafari accrochés au tableau de
bord et au rétroviseur intérieur. Curieux, les taxis sont
d'ordinaires décorés d'iconographie religieuse, chrétienne ou
musulmane, et c'est bien la première fois que j'en vois un de ce
genre... Choisir ce type d'ornements est un paris risqué vu la
répression qui vise les consommateurs de cannabis. J'ai besoin d'en
savoir plus.
(moi, au chauffeur, un trentenaire
costaud au crâne rasé) -You speak english ? Or french ?
(le chauffeur) -No.
(moi, pointant du doigt un des
drapeaux, souriant bêtement) -Ethiopia ?
(lui, souriant et hochant la tête)
-Yes (suivit de quelques mots arabes que je ne comprend pas).
(moi) -Arabye, shway bass. (« L'arabe,
un peu », autrement dis je ne parle que très peu l'arabe)
La discussion s'annonce compliquée,
mais le type sourit sincèrement et son regard donne envie de faire
un effort. Je pointe ma poitrine et répète plusieurs fois « ana,
cameroon » (« moi, Cameroun) dans l'espoir de lui faire
comprendre que j'y ai habité brièvement dans le passé. « Walla ? »
(vraiment?) s'exclame mon nouveaux pote en me serrant la main.
(moi, pour tenter de savoir ce qu'il
faisait là bas sans utiliser le mot « travail » que je
ne connais pas en arabe) -Enta taxi bi Ethiopia ? (en très
mauvais arabe, « tu étais taxi en Ethiopie ? »)
(lui) -La ! (non! Puis une
explication en arabe, avant de demander :) Cameroon good ?
-Yeah, Cameroon ktir good, helou ktir,
hayawin ktir (à peu près « oui, le Cameroun c'est génial,
c'est très beau, il y a plein d'animaux)
Entre temps, quelques personnes sont
entrées dans le taxi1,
et je me creuse la tête pour retrouver un ou deux noms d'animaux en
arabe, avant de lancer : « Fil ? » (éléphant).
Devant le regard confus du conducteur je me pince le nez d'une main
et balance l'autre loin devant mon visage, bras tendu, espérant
évoquer une trompe, le tout en barrissant du mieux que je peux. Il
se tord de rire, bientôt imité par les deux femmes assises à
l'arrière, et je ricane en cherchant intérieurement le mot arabe
pour « lion ». Je me souviens alors avoir entendu que
Bachar al Assad s'appelait « le lion ». Sûr de mon coup,
j'enchaîne alors sur un « Assad ? » Silence.
« Roaaaar, Assad ? Eh ? » Les rires redoublent,
la confusion du conducteur aussi. Il acquiesce, hilare :
« Bachar ? » (« le lion »), et je suis
comme paralysé, soudain persuadé que le simple fait d'avoir
prononcé par mégarde le nom du bourreaux syrien pourrait m'attirer
des ennuis. Je me trompe heureusement, et bientôt de la musique
africaine (Ethiopienne et Congolaise) fait vibrer le taxis entier
pendant que nous discutons tant bien que mal. Il dit adorer l'Afrique
(ou beaucoup de Libanais émigrent depuis des décennies), et raconte
avoir eu un travail décent en Ethiopie, où il appréciait l'absence
de conflits politiques où religieux l'impliquant directement. C'est
l'avantage d'être expat. Je parviens à lui faire comprendre que je
suis suis parfaitement d'accord, étant dans la même situation ici :
« -Ana kamen, fransaoui bi lebnen, mich mechklé »
(« pour moi c'est pareil, un français au Liban n'a pas de
problèmes »)
S'ensuit une tirade maladroite et
laborieuse sur les principaux aspects du Liban que j'apprécie,
salués chaque fois qui par des regards interloqués, qui par des
cris d'approbations. Puis il parle musique, reggae, évoque son
souhait de vivre dans un pays où l'on ne lui demandera pas son nom
de famille à chaque rencontre2...
La musique est excellente, le quartier de Sin el Fil (« La dent
de l'éléphant ») baigné de vie défile aux fenêtres, et la
conversation ne se tarit pas malgré la barrière du langage. Mais
nous finissons par arriver au rond point étouffant et bondé de
Dora, ma destination. Je dégaine 5000 livres libanaises et m'apprête
à les mettre dans la main du chauffeur en le remerciant
chaleureusement mais je m'arrête brusquement et un léger vertige
m'envahit. Le type souriant et accueillant avec qui j'ai passé les
vingts dernières minutes à palabrer prend l'argent de sa main
gauche, alors que je suis assis à sa droite. Son bras droit, coupé
juste en dessous du coude, se repose sur son flanc.
Je quitte
le taxi en lui souhaitant le meilleur, un peu choqué, et reste une
bonne minute debout à cuir au milieu des klaxons. Je n'avais rien
remarqué tout ce temps. Moi qui suis le premier à me plaindre en
France du métro et de ses usagers peu sympathiques et renfermés sur
eux mêmes, je n'ai pas eu la décence de vraiment regarder l'homme à
qui je parlais. Je me suis retourné à plusieurs reprises pour
parler avec les clients, et... Rien. Je me sens idiot et hautain.
Mais le sourire me revient vite. La vie de cet homme sera un mystère
pour moi. Trente ans, donc trop jeune pour avoir réellement connu la
guerre civile. Sa blessure a pu venir d'une des autres guerres
miniatures qui ont secoué le Liban depuis 1990, au moment du retrait
Israélien en 2000, pendant le conflit de 2006 ou le coup d'état
foireux du Hezbollah en 2008... Ou lors d'un attentat, d'un règlement
de compte ou pourquoi pas d'un accident de travail. Et le voilà qui
vit le sourire aux lèvres et qui sillonne Beyrouth dans son tacos
branlant décoré de drapeaux multicolores. Il suffit d'ouvrir les
yeux.
Le pochtron
Un début de soirée d'octobre, je
prend un taxi en urgence pour me rendre à un centre où j'aide des
élèves à faire leurs devoirs. Je me jette sur la place du mort et
le chauffeur démarre en trombe. Il sent l'alcool, et boit les
dernières grandes gorgées de sa canette d'Extra (bière forte)
qu'il jette ensuite par la fenêtre d'un geste désinvolte. En
quelques minutes zig-zagantes, j'arrive à destination et prend congé
du type en remerciant le ciel d'être en vie. Une heure et demie plus
tard, je sors du centre et prend la route de la maison, il fait nuit
noire. Je hèle un taxi au hasard, et le voilà qui écrase ses
freins à côté de moi. Je m'y engouffre et m'aperçois
instantanément que c'est le même pochtron qui m'a emmené ici,
qu'il est encore plus saoul qu'a l'aller et qu'il conduit -très
lentement cette fois- en s'approchant dangereusement d'un côté de
la route puis de l'autre, alors que les autres voitures nous doublent
en klaxonnant furieusement. Il me propose une bière que je refuse,
se trompe constamment de route, prend une rue à contre sens et je
finis par sauter en marche en bredouillant une excuse alors qu'il
tente de me donner son numéro de téléphone en éructant « I
LOVE YOU HABIBI ». Il faut savoir faire attention.
Le linguiste
Il est deux heures du matin, je rentre
d'une soirée agitée. Le chauffeur me parle anglais puis français,
sans faire la moindre faute et sans accent. Je l'envie et lui
signifie mon admiration pour les libanais qui savent si souvent
jongler entre 3 langues. Il se lance alors dans un exposé des
dialectes qu'il dit maîtriser, et en une quinzaine de minutes
j'entends du suédois, du malgache, du roumain, de l'italien, du
japonais, du farsi, du russe et j'en passe. Aucun moyen de savoir si le gars
mérite un PHD en langues étrangères ou un oscar du meilleur acteur
d'improvisation, très impressionnant dans les deux cas.
L'arménien
En fin de course, vers 1h du matin, à proximité de chez moi.
(un chauffeur de taxi très âgé et malicieux, balbutiant à peine quelques mots en français) "-Vous français?"
(moi) "-Oui."
(lui) "-Ah, France! Charles Aznavour! Armenia!"
(moi, à tût tête) "-Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans..."
(lui et moi) "-Ne peuvent pas connaaaaaîtrent (...)".
Et nous chantons ensemble et à plein poumons la suite de la chanson, garés devant ma destination, les yeux clos et l'âme en voyage.
NOTES DE BAS DE PAGES:
1Au
Liban comme dans beaucoup d'autres pays, on choisit soit de payer le
prix fort (ici 10 000 livres libanaises soit 5€) afin de s'assurer
d'aller au plus vite et d'être seul, soit de payer un « service »
(2000 livres libanaises), auquel cas le chauffeur a le droit de
prendre d'autres clients en route tant qu'ils vont plus ou moins
dans la même direction. Chacun payera alors « service »
2 Plusieurs grandes familles "tiennent" le Liban, à des degrés divers. On retrouve souvent les mêmes noms chez les politiques, d'autres chez les chefs d'entreprises ou chez les gradés de l'armée, etc. Le résultat, qui insupporte les nouvelles générations, c'est qu'un libanais demande toujours le nom de famille de son interlocuteur lors d'une rencontre, afin de pouvoir le "situer" (savoir qui le soutient, d'où il vient, quels contacts il a à sa disposition...)
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