Jeudi
2 janvier: en début d'après midi, trente à quarante kilos
d'explosifs dissimulés dans les portières d'une voiture font six
morts et plus de soixante blessés au cœur de Dahye, dans la
banlieue sud de Beyrouth. L'attentat est revendiqué par l'Etat
Islamique en Irak et au Levant, un groupe sunnite proche d'Al Qaïda
dont on entend beaucoup parler depuis le début de l'insurrection en
Syrie. Comme l'été dernier, comme en novembre, le Hezbollah est
touché au beau milieu de ses quartiers, pourtant surveillés jours
et nuits par des centaines de militants épaulés par l'armée et la
police. Pour beaucoup de Libanais, l'année commence comme la
précédente s'était terminée, dans le sang, les ruines et la
fumée.
La vie continue
Pour la première fois, je la vois de mon balcon, la
fumée. Impénétrable colonne noire qui monte doucement des toits,
peut être à deux kilomètres à vol d'oiseau de chez moi, vers le sud.
Une fois de plus, ce sentiment culpabilisant d'être complètement
étranger à ce qui se passe sous mes yeux. Pas de bruit d'explosion.
La vie continue en bas de mon immeuble, mon proprio magouille avec
l'habituelle bande de malabars qui squattent devant son magasin de
chaussures, le vendeur de café ambulant fait claquer en rythme ses
instruments métalliques pour attirer les clients, le concierge salue
les passants en riant. Je sais qu'a moins d'une heure de marche
d'ici, la rue est en flamme, des gens hurlent, pleurent, prient,
meurent. Mais les zones chrétiennes ont été épargnées jusqu'à
maintenant, et comme la majorité des jeunes de mon entourage,
libanais comme étrangers, je ne crains pas pour ma sécurité.
Malgré le chaos qui s'empare lentement du pays, la vie ici peut
encore être douce, passionnante, étrange, bien remplie et pleine
d'enseignements. J'ai quelques articles culturels à écrire, un
autre en cours sur le trafic de haschich à Beyrouth, un reportage à
Saïda ou Tripoli prévu pour bientôt, des photos de graffeurs à
l'oeuvre, des amis talentueux et motivés, les parties d'échecs, les
bars, et les narguilés se succèdent... Je tente en vain d'expliquer
ce paradoxe à un chauffeur de taxi, mais il m'interrompt et ne cesse
de répéter « rentre au pays très vite, quitte ce pays de
merde. Pendant les deux prochains mois ça va être l'enfer. »
Comme lui, beaucoup de Libanais plus âgés ressassent de plus en
plus leur visions foncièrement pessimistes de l'avenir du pays, et
il devient difficile de leur donner tort.
Les médias
affirment qu'au moins six autres voitures piégées sont en ce moment
même garées un peu partout à Dahye. Les politiques s'accordent à
dire que l'affrontement entre le Hezbollah chiite et les takfiristes
sunnites, extension de la guerre qui les oppose en Syrie, ne fait que
commencer -et qu'il faut s'attendre à une hausse du rythme
d'attentats. L'ambassade américaine conseille à ses ressortissants
de ne sortir de chez eux qu'en cas de nécessité, et d'éviter les
centres commerciaux, les hôtels et les supermarchés fréquentés
par des occidentaux. Après les Saoudiens il y a quelques semaines,
c'est au tour des Koweïtiens de se voir intimer l'ordre de quitter
le pays. Les galonnés politiques du « Camp du 14 mars »
viennent d'annoncer qu'ils ne se réuniraient plus dans leurs bureaux
d'Achrafye, mais choisiraient désormais des lieux tenus secrets dont
ils changeraient systématiquement.
Samedi 4 janvier: à Tripoli (nord), des fous furieux ont incendié une
bibliothèque, détruisant ou détériorant environs 50 000 ouvrages.
Les auteurs accusaient le propriétaire, un pope orthodoxe, d'avoir
voulu faire imprimer un texte insultant l'islam... Dans une
imprimerie tenue par un imam. Il a été prouvé depuis que les pages
incriminées avaient été ajoutées par un inconnu dans le texte en
question. Cet inconnu, d'où qu'il vienne, joue le même jeux que les
poseurs de bombes : le jeux de la discorde, du sabotage
communautaire, de la déstabilisation consciente du pays. Les
déclarations des politiques qui réclament l'union nationale sans
faire le moindre pas dans la bonne direction ne trompent personne.
Depuis mon arrivé ici, les nouvelles sont toujours les mêmes, les
discours aussi. Toujours pas de gouvernement, toujours pas de projet
concret concernant le pétrole découvert en méditerranée, toujours
pas d'accord entre « 8 mars » et « 14 mars »...
Toujours pas de sécurité, pour beaucoup.
La culture comme gilet pare-balle
Vivre
au Liban en tant qu'occidental, c'est se retrouver au milieu de cette
actualité morbide qui n'est jusqu'à maintenant qu'une vague toile
de fond qu'on s'efforce d'ignorer. Les vies interrompues ou gâchées
par les sbires des deux camps, on y pense tous. Le malaise qui naît
lorsqu'on marche près d'une mosquée ou qu'on traverse un carrefour
important symboliquement, on ne le contrôle pas. Mais lorsqu'on voit
la détermination d'une majorité de Libanais à continuer à vivre,
à refuser de se laisser aller à la paranoïa qui cloisonne et qui
équivaut à une reddition, il est difficile de se sentir vraiment en
danger. Les jeunes Libanais ne veulent pas d'une réédition de
l'histoire sanglante des décennies précédentes, et multiplient les
initiatives pour clamer leur attachement à leur pays et leur volonté
de vivre en paix. D'un point de vue européen, cette dernière phrase
est dégoulinante de clichés. Ici, c'est une nécessité.
Expositions, concerts, festivals de films, de théâtre ou de
musique, événements culinaires, artistiques ou caritatifs, cours de
graffiti, de chant, de danse, la culture comme gilet pare-balle. Si
par malheur les médias ont raison et que le Liban est voué à la
désagrégation par le feu, autant profiter de chaque secondes et
essayer de donner du pays une autre image que celle à laquelle les
étrangers sont habitués.
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