jeudi 5 juin 2014

Les réfugiés d'Al Kaa (février 2014)

Et si on commençait par autre chose que des dates d'attentats pour changer. Non pas que le mois de février en eut été exempt, mais réduire le rythme du Liban aux secousses des kilos d'explosifs me fatigue de plus en plus. Les semaines de chaos total, l'enfer sur terre tel qu'il était annoncé n'ont pas eu lieu, procès Hariri ou pas. Guerre civile syrienne ou pas. Un jeune décérébré s'est bien fait exploser dans un bus qui se dirigeait vers Dahye (banlieue sud de Beyrouth), mais les médias ont eu beaux montrer des gros plans de sa tête tranchée, rien n'y a fait. Sans autre choix, la vie continue.

L'hiver a définitivement passé son tour pour cette année, pour le plus grand bonheur des réfugiés syriens qui pullulent dans les plaines de la Bekaa et ailleurs. Lorsque certains étaient morts de froid en décembre dernier, beaucoup avaient crus au début d'une crise humanitaire ingérable. Le supposé réchauffement de la planète leur a donné tort, et c'est très urbain de sa part. Pour ma part, j'ai enfin eu l'occasion de voir de près les conditions dans lesquelles vivent certain de ces réfugiés. Difficile de décrire cela avec des mots, et les photos ne rendent pas toujours justice à ce que j'ai vu. Commençons par le début.

Vue d'Al Kaa. Au loin, un col menant en Syrie.

Le 16 février, ma sœur aînée est venu au Liban filmer un reportage sur le père Lian Nasrallah (aucun lien de parenté avec le secrétaire général du Hezbollah, du calme), un prêtre grecque melkite qui dédie sa vie à l'aide des réfugiés syriens. Pour le suivre dans son travail, nous l'avons donc accompagné à Al Kaa, village chrétien du Nord Est du Liban lové contre la frontière syrienne. Petites précisions : les grosses villes les plus proches, Qalamoun et Qussair, sont en Syrie. Si vous avez déjà lu leur nom quelque part, c'est parce que c'est là que le Hezbollah et l'armée d'Assad ont infligé de lourdes défaites aux différents groupes rebelles au début de l'été dernier, renversant le cours du conflit. Les fous furieux du Front al Nosra sont fréquemment dans le secteur, franchissant la frontière dans les deux sens quand bon leur semble. Un dizaine de jour avant notre arrivée, l'aviation du régime bombardait leurs positions supposées côté libanais, sans que l'armée libanaise réagisse.

Al Kaa est un des deux principaux points de passages des voitures piégées qui entrent au Liban, avec Ersal qui se trouve plus au sud. En effet, malgré les quelques soldats postés à l'unique point de passage officiel du village, la frontière est plus ou moins ouverte, en partie pour laisser entrer les populations fuyant les combats. De 5000 habitants avant 2011, le village est passé à 25 000 en comptant les réfugiés. Parmi ces derniers, beaucoup sont installés en bordure de champs dans des tentes et des maisons faites de quelques parpaings et de tôles et toiles diverses. D'autres squattent plus ou moins les immeubles inachevés des environs, et le reste vit dans le « no man's land », une bande de terre de quelques centaines de mètres de large qui longe la frontière côté syrien. Les problèmes d'hygiène, de chômage, d'éducation et de sécurité que rencontrent ces milliers de familles ne font qu'empirer, comme dans bon nombre d'autres régions libanaises. Des ONG du monde entier font de leur mieux pour remédier aux besoins des plus nécessiteux, et ici à Al Kaa, c'est la petite troupe du père Nasrallah qui s'y attelle, loin des médias et des journalistes. Avec 900 dollars, ils ont commencé la construction d'une école en 2011. Les dons réalisés au travers de divers organismes ont permis de faire sortir de terre un grand bâtiment en béton, qui abrite donc l'école mais aussi l'hôpital et quelques bureaux. Le bâtiment adjacent, toujours en travaux, deviendra à terme un hôtel et une maison d'accueil.

Vue d'Al Kaa, prise du toit de l'église 

A notre arrivée, nous visitons l'hôpital, entourés de quelques familles syriennes. Les médecins manquent, et des volontaires offrent leurs services pour les opérations aisée. C'est là que nous rencontrons Fernando, journaliste espagnol d'une bonne trentaine d'année qui a choisi, après 10 ans de couverture de conflits divers (Palestine, Irak entre autre), de se rendre utile auprès des réfugiés. Il a choisit Al Kaa parce que selon lui, le père Nasrallah est le seul qui utilise 100% de l'argent reçu à bon escient. Et il alterne entre aide médicale (prises de sang, de température, etc) et cours pour les gamins. Alors que nous discutons devant l'entrée du bâtiment, un mini bus se gare dans la cour et y déverse un flot de marmots (60 en tout, cf photo) avant de retourner chercher leurs camarades dans les environs. S'ensuit une bonne demie heure de rigolade avec les gosses, que mon appareil photo et mon arabe approximatif font mourir de rire. Nous les suivons en cours avant d'assister à un entraînement de dabkye, la danse traditionnelle libanaise, puis nous remontons dans la voiture et nous rendons devant une grande statue de la Vierge, sur une petite colline isolée.

Le minibus scolaire amène les gosses à l'école

























Gamins syriens



























Vue du col qui permet d'entre en Syrie, prise depuis la colline où se trouve la statue de la Vierge


La-dite statue

En face, un col qui mène à la Syrie. A gauche (au nord, donc), le « no man's land » cité plus haut, grande plaine hérissée de quelques arbustes et parsemée de flaques brunâtres. Autour de la colline elle même, des trous entourés de sacs de sable, que les soldats libanais utilisent pour se défendre contre ceux qui passent la frontière invisible avec de mauvaises intentions. Etrange image que celle d'un lieu dit « saint » criblé de mini bunkers... Plus au sud, à quelques centaines de mètres, une petite chapelle construite à flanc de montagne. Impossible d'y accéder, trop dangereux nous dit-on. L'atmosphère est irréelle, car on a beau le chercher des yeux, le danger en question reste introuvable. Pas le moindre mouvement hormis celui des bergers syriens qui mènent leur troupeau de part et d'autre de la frontière. Aucun son si ce n'est le vent et la musique religieuse qui sort des petits haut parleurs installés autour de la statue. « Vous avez de la chance, cela fait plusieurs mois que cet endroit est inaccessible à cause des affrontements entre Al Nosra et les armées libanaises et syriennes » nous glisse le père Nasrallah.

Une fois de retour à l'hôpital/école/aire de jeux, nous assistons à un spectacle de dabkye, le premier pour moi. Pour ceux qui ne connaissent pas, cela ressemble un peu aux danses traditionnelle bretonnes, en plus « physique ». Les dix jeunes danseurs se tiennent par le petit doigt et enchaînent les petits pas, pendant que ceux qui sont aux extrémités exécutent des sauts en claquant leurs talons... Impressionnant à voir, surtout celui de gauche qui porte aux pieds de lourdes rangers en cuir et bondit pourtant en tous sens comme un personnage de film de kung fu. Après la danse, place aux exercices de premiers soins. Assis en cercle avec une trentaine d'adolescents et un instructeur bourru mais sympathique, j'observe les gestes précis et la concentration avec laquelle les trois jeunes choisis entreprennent de mettre leur camarade « blessé » sur une civière. Aucun rire dans l'assistance : de toute évidence, ils apprennent ici des réflexes qui pourraient leur être utile à tout moment.

Visite dans la classe des petits

Cours de dabkye


























Le reste de la soirée se déroule chez le père Nasrallah, dont les amis nous ont préparé un dîner somptueux fait de produits du coin. On rit avec Fernando et les autres, on se régale, on trinque à l'arak fait maison toutes les trois minutes... Les klaxons et les bruits de travaux omniprésents de Beyrouth semblent bien loin. Le lendemain matin, en dépit de notre cuir chevelu douloureux, nous tentons d'aller voir des réfugiés vivant dans le « no man's land ». Mais malgré la présence du père Nasrallah dans notre voiture et les caméras bien cachée sous des sacs, les militaires postés à la « porte » refusent de nous laisser passer. Le plus gradé d'entre eux passe un coup de téléphone, et nous apercevons deux silhouettes en civil dans la plaine côté syrien, qui sortent de nulle part et courent vers nous courbés en deux comme pour éviter des tirs imaginaires. Ils parviennent jusqu'à la porte, échangent quelques mots avec leur supérieur et repartent se cacher, la main sur la crosse de leur pistolet. On nous demande alors poliment de partir. Difficile de comprendre exactement ce que font ces hommes sans uniformes et sous-équipés en territoire syrien, peut être sont ils là pour observer les mouvements des troupes d'Al Nosra dans le secteur...

Nous repartons donc dans la direction opposée, et allons à la rencontre de quelques familles syriennes qui vivent disséminées dans les environs d'el Kaa. Le soleil matinal est doux, la route vide. Chaque maison faite de bric et de broc abrite entre cinq et dix personnes, qui nous accueillent sourire aux lèvres et nous font visiter. Ces gens sont partis de chez eux en emportant juste ce qui leur était le plus cher, et se retrouvent dans une situation que ne supporteraient pas nombre d'occidentaux. Pourtant, alors que je me déchausse à l'entrée de leur domicile de fortune, je remarque à chaque fois la propreté des lieux et l'atmosphère chaleureuse qui y règne. Tous ont pris avec eux leurs tapis, qui sont magnifiques et cachent à merveille la tristesse des murs de parpaings et des plafonds en plastique. Là, un vieil homme hilare fume le narguilé, assis en tailleurs, en discutant avec un groupe d'enfants. Ici, un type au visage couvert de cicatrices et vêtu d'un antique bleu de travail nous offre à tous une cigarette que nous ne pouvons refuser, scène poignante et impossible à retranscrire. Tous veulent rentrer chez eux. Lorsque nous quittons El Kaa, j'ai déjà la certitude que j'y retournerai. Pas pour un reportage cette fois, plutôt pour filer un coup de main à Fernando et aux autres.

Retour à Beyrouth pour l'interview d' Ignace Youssef III, patriarche d'Antioche et de tout l'Orient pour les syriaques catholiques. Les ors du manoir dans lequel nous filmons contrastent violemment avec les masures où nous étions le matin même. Le patriarche est aimable, détendu et drôle, il connaît ma sœur et l'apprécie. Entendre un des « papes » de l'orient me proposer un sandwich et un coca m'aurait fait rire si je n'avais pas été figé par sa présence imposante. Des jeunes syriens qu'il a pris sous son aile nous apportent le café, sapés comme des rappeurs et souriants, une fois de plus. Leur famille, comme beaucoup d'autres, sont logées dans les bâtiment environnants. En rentrant enfin chez moi le soir même, j'ai la tête pleine de ces sourires et de cette abnégation incroyable. J'admire leur courage, sans pouvoir le comprendre. Choisir entre s'entasser dans des appartements à Beyrouth et effectuer, pour la plupart d'entre eux, des travaux harassants et mal payés, ou vivre dans des ruines comme ceux d'El Kaa... Etre témoin de ça au jour le jour, comme tous les libanais, donne envie de voir le conflit syrien se terminer le plus vite possible. Mais il est difficile de choisir un camp. Le manque d'engagement des puissances occidentales, l'émergence des groupes armés fondamentalistes comme Al Nosra et le coup de poker de Poutine ont fait de la situation syrienne un problème sans solution viable. J'y reviendrai.

Chambre  d'une maison de réfugié

Notre hôte le temps d'une rencontre

La cuisine d'une habitation de réfugiés

Famille de réfugiés

Autre hôte, autre rencontre, même générosité

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