mercredi 11 juin 2014

Sukleen, les héros de l'ombre


On me l'a souvent répété, le Liban était autrefois l'un des plus beaux pays du monde par la richesse et la diversité de ses paysages et de sa flore. Cependant, ceux qui me racontaient leurs souvenirs d'un Liban où les maisons aux toits de tuiles rouges et aux murs de pierres blanches brillaient chaque jours dans l'océan de verdure qui les entouraient, avaient souvent la soixantaine passée. De guerre en guerre, l'architecture de régions entières a disparue au profit du béton, cet allié indéfectible de la modernité à bas prix. Et il y a pire: le pays est effroyablement pollué. Difficile de le dire autrement quand on a voyagé hors de Beyrouth, qui elle même renferme quelques oasis d'ordures ajoutant à son charme violent. Sur les bords des routes, des chemins et même au bords des rivières s'amoncellent des déchets en quantité parfois astronomique. La vallée de la Kadisha est épargnée, tout comme les montagnes druzes du Chouf et d'autres coins plus ou moins reculés, mais dans l'ensemble, le pays ressemble fréquemment à un camping de festival avant l'arrivée des nettoyeurs.

Et pourtant, des nettoyeurs, il y en a. Une seule compagnie en fait, qui officie aussi bien en ville que dans les coins les plus perdus et repoussant : Sukleen. Les hommes qui la composent, presque tous d'origine asiatique (Sri Lanka, Inde, Pakistan) portent un uniforme verdâtre et une casquette assortie, et sillonnent le pays jours après jours pour empêcher la situation d'empirer. On les voit souvent sur le bord des routes, en plein cagnard, se déplaçant lentement en scannant le sol devant eux à la recherche de déchets. A Beyrouth ils sont partout, et pourtant nul ne les remarque. Comme les réfugiés syriens, ils semblent frappés d'une invisibilité sélective, et faire partie du décors. La plupart de ceux que je croise ont les yeux perdus dans le vide, et ramassent machinalement quelques uns des détritus éparpillés devant eux grâce à leur canne articulée (un long manche, une pince rétractable, un bouton pour l'ouvrir et la fermer). Mais systématiquement, il suffit de croiser leur regard en souriant pour les voir sourire sincèrement à leur tour et échanger les amabilités d'usage, comme soulagés de voir un étranger leur prêter attention.

Les libanais sont les premiers à l'avouer : ils ne sont pas encore habitués à garder leur pays propre. Est-ce à cause des années de guerres et de destruction, nul ne le sait vraiment, mais le résultat est là : pas de programme de recyclage national, peu de poubelles dans certains quartier et certaines régions, pas de politique de changement des comportements... Qui se perpétuent donc aujourd'hui. Une famille allant picniquer laissera souvent l'intégralité des déchets sur place, même lorsqu'une poubelle est disponible à quelques mètres. Lors d'un trajet en voiture, tous les emballages, canettes et autres saloperies finissent régulièrement par la fenêtre. En ville, tout espaces abandonné, ou « en friche » (terrains vagues, parkings, chantiers...) est immédiatement utilisé comme dépotoir, créant parfois des « piscines » d'ordures que les héros de l'ombre de Sukleen ont toutes les peines du monde à vider. C'est à se demander ce qu'il adviendrait si ces petits hommes verts décidaient de faire grève pendant une semaine (si tant est qu'ils en aient le droit / la possibilité)... Une chose est sûre, le pays changerait drastiquement de visage et l'importance de Sukleen ainsi que la responsabilité de chacun deviendraient enfin une évidence, administrant une bonne claque à une partie de la population qui, de ce côté, en a bien besoin.

Le gouvernement, comme tant de ses administrés, a conscience du problème et de ses répercussions sur l'hygiène, le tourisme et l'environnement. Ces jours ci, le parlement doit voter un plan de plus de 700 millions de dollars pour tenter de lutter contre les évacuations hasardeuses d'eaux usées (qui se font actuellement dans les rivières ou directement dans la méditerranée) et permettre un traitement des déchets efficace et sain. Essayons d'être optimiste.

Pour finir ce billet, une petite anecdote résumant parfaitement certains comportements fréquents au Liban : une famille d'amis se rendent pour le deuxième jour consécutif à une plage censée être particulièrement bien entretenue, dans la région de Batroun. La veille, ils avaient remarqué que les galets se couvraient d'une espèce d'algue verte, mais ce jour là, ils n'en trouvent pas trace. Interloqués, ils questionnent l'un des employés de la plage (privée, comme presque toutes dans le pays). Tout sourire, le type s'exclame alors « chlore ! », en mimant le geste de verser quelque chose. Les plages de la régions avaient tout simplement été inondées de chlore pour remédier au problème d'algues...

Oui. Vous avez bien lu.

Ca n'empêche pas votre serviteur et des centaines de milliers d'autres gens de barboter allègrement dès que l'occasion se présente, mais ça donne à réfléchir.


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