jeudi 5 juin 2014

Attentats et pères noëls (décembre 2013)

Mardi 10 décembre. Hassan Hawlo al-Lakiss, un cadre du Hezbollah, est assassiné près de chez lui dans la banlieue sud. Malgré des revendications d'obscures groupes sunnites, Israël est dans le collimateur puisque le modus operandi est d'une perfection morbide : deux balles dans le cœur, une dans la tête, au silencieux. Aucun suspect arrêté.


Dimanche 15 décembre. Un soldat israélien abattu près de la frontière par un membre de l'armée libanaise. Quelques heures plus tard Tsahal contre attaque, blessant ou tuant deux soldats libanais. Les médias ne sont pas d'accord sur les faits, certains affirment qu'une patrouille israélienne avait pénétré, comme souvent, en territoire libanais, d'autres prétendent qu'il n'est rien arrivé de tel. Il est peu probable qu'on sache un jour la vérité.


Lundi 16 décembre. Deux attentats suicides contre l'armée à Saïda. Même revendications de groupuscules aux noms inconnus que lors des précédents troubles. 

Les nouvelles de ce genre se suivent à un rythme de plus en plus soutenu. Les journaux parlent de quantités importantes de voitures piégées introduites dans le pays depuis la Syrie. Marwan Charbel, ministre de l'Intérieur, a déclaré que la situation était sous contrôle mais que le pays pourrait « a tout moment » connaître « une grande détérioration » de la sécurité, et que les trois prochains mois promettaient d'être « très difficiles ». L'ironie de ces contradictions scandaleuses ne fait pas rire grand monde.


Changement d'ambiance

Dans la rue, un changement se fait sentir. Le redoux, bienvenu après quelques jours de froid et de pluies torrentielles qui ont paralysé le pays, semble s'être installé pour de bon. L'hiver, dit-on, ne surviendra qu'en février. Et la sécurité se renforce quotidiennement. Les soldats et les membres des Forces de Sécurité Intérieure (FSI) sont plus nombreux dans les rues, et installent des barrages dans divers endroits. Les sempiternels plantons qui grouillent autour des ambassades, ministères, écoles, mosquées et lieux fréquentés sont en alerte. De la fenêtre du taxi qui m'emmène vers le quartier de Mar Mihael et ses bars bondés tout au long de la semaine, je les observe. Finis les airs décontractés, les blagues, les compliments aux jolies filles, les partie d'Angry Bird sur les smartphones. Ils se tiennent droit, tapant du pied nerveusement, mâchoires serrées, arme au poing, fouillant des yeux l'intérieur de chaque voiture et dévisageant les passagers. 


L'après midi du lendemain, sur le rond point Tayounneh près du parc des Pins, je passe devant une petite casemate de sacs de sables où sont stationnés deux militaires. Un hummer de l'armée s'arrête à proximité, et ce que j'imagine être un gradé en sort aussitôt avec dans les bras deux gilets pare-balle et autant de casque lourds. Les soldats s'en emparent tandis que l'autre leur hurle des ordres en arabes. Tous semblent inquiets. Je jette un œil au hummer, qui est rempli d'autres gilets, de casques et de sacs d'équipements. Ils font la tournée des postes de garde pour les distribuer. Je m'enfonce dans Ain El Remmayneh en direction de chez moi et croise à plusieurs reprise des hommes seuls, en civil mais talkie-walkie à la main, debout à certains croisements de rues. Le soir même, vers 2 heures du matin, j'en verrai d'autres , immobiles et silencieux sous les réverbères, aux aguets, gardant Dieu sait quoi. A ma connaissance, cette partie de Furn el Chebbak n'abrite aucun bâtiments « sensibles ». 


Lundi 24 décembre. Malgré ce regain de tension, les quartiers chrétiens et commerciaux de Beyrouth continuent leurs préparatifs de noël sept jours par semaine, dans un joyeux capharnaüm qu'il est impossible d'ignorer. Dans tout Furn El Shebbek, les commerçants ont sortis les enceintes et les stéréo, et diffusent du matin au soir tous les hymnes à la gloire du Père Noël ou du petit Jésus qu'on puisse imaginer, remixés à la sauce samba, rock ou electro. A plein volume. « In excelsis deo » avec de grosses basses et des synthés électriques saturés, ça vaut le détour. Les badauds de tous âges se baladent coiffés de chapeaux rouges à pompons blancs et soyeux, les rues dégoulinent de décorations diverses visibles la nuit à perte de vue. Des véhicules blindés de transport équipés de mitrailleuses lourdes ont aussi fait leur apparition un peu partout, postés dans certaines rues d'où ils avaient jusque là été absent.


Noël, envers et contre tout 


Dans les quartiers plus huppés les gens se pressent, chargés de sacs et de paquets bariolés, à la sortie des centre commerciaux, des boutiques de bijoux et des chocolateries, tandis que les réfugiés syriens toujours plus nombreux et plus misérables tentent de jouer sur l'esprit de noël pour obtenir quelques milliers de livres libanaises. Ils sont partout, et ont développé quantités de moyens d'obtenir de petites sommes d'argents. Des gamins cireurs de chaussures errent, leur lourd attirail à la main, un air d'adulte résigné collé pour toujours sur leurs bouilles insondables. Des mères se postent sur les trottoirs et exhibent leurs bébés abrutis de médicaments en bégayant des suppliques que je ne comprend pas. Des vieux agitent vainement ce qui ressemble à des tickets de tombola, d'autres des paquets de chewing-gum ou des barres chocolatées bas de gammes. Ils sont partout, mais ont l'air invisibles. 

Le week end du 22-23, j'ai suivis des artistes alors qu'ils couvraient de graffitis un long mur en lambeaux à Achrafye. Tout au long des journées de samedi et de dimanche, des dizaines de personnes se sont approchées pour les remercier et les encourager. Surtout des vieux. Peu importe qu'ils aient été souvent incapables de déchiffrer les lettres biscornues et torturées qui s'étalaient sous leurs yeux, peu importe le caractère nouveau et envahisseur de la peinture de rue. Le simple fait que l'événement soit radicalement apolitique et non-religieux et se base uniquement sur la création et la passion leur suffisait. Le pays a beau être au bord du chaos, la majorité des hommes et des femmes que je croise, que je rencontre, que je fréquente vivent leur vie comme si de rien n'était -en surface en tout cas- et sont heureux de soutenir chaque initiative, chaque projet qui s'affranchis du pessimisme ambiant.

Noël. Pas d'attentats, pas de problèmes majeurs, grâce à la présence massive de forces de l'ordre dans toute la ville. Les chants de noël ne résonnent plus dans la rue, on entend à nouveau les riverains s'engueuler ou hurler de rire à intervalles réguliers entre deux coups de klaxons stridents. La vie reprend son cours « normal », les plans pour l'année qui vient s'amoncellent, et l'espoir se cramponne, tenace, face aux prédictions apocalyptiques de ceux qui tirent les ficelles dans la région.

Vendredi 27 décembre. Une voiture piégée explose dans le centre ville, près des tours en verre pour milliardaires saoudiens de Zeituna Bay. Elle tue 5 personnes dont l'ancien ministre Mohamed Chatah, proche de la famille Hariri donc du camp du 14 mars. Plus de 50 personnes sont blessées. Je me rend sur les lieux une heure après l'attentat. Beaucoup de routes sont barrées, et dans la rue presque tout le monde est vissé à son téléphone. Il fait beau, presque trop chaud. Des militaires sont postés partout, armés jusqu'aux dents, casques vissés sur la tête. Les vitres des immeubles adjacents ont explosé et tapissent le goudrons sur des centaines de mètres carrés. Des morceaux de plafonds, de murs sont tombés. Partout, des fragments de voitures dont certains sont énormes, tordus et calcinés. Des membres de la police scientifique prennent des photos. Un type en costume encadré par cinq gardes du corps quadrille les lieux, désigne un homme du doigt, puis l'interroge brièvement avant de quitter la zone. Une foule de curieux et de journalistes mitraillent l'endroit de photos. Les arbres de la petite place dévastée ont perdus toutes leurs feuilles, les véhicules aux alentours ont l'air d'avoir été froissés par des mains de géants. Après avoir fait le tour et pris quelques photos, je m'approche d'un carré réservé à la presse. Un journaliste dégaine son Iphone et se prend en photo devant des débris. J'ai envie de lui arracher son téléphone et de lui hurler au visage, mais je ne suis pas sûr de savoir quoi dire. Alors je pars. Sur le chemin du retour, je passe au supermarché m'acheter de quoi manger.


A l'intérieur, des chants de Noël sont encore diffusés en boucle.

 

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